Chapitre 9 à 12

10- La bataille de Mélisaren

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Aux premières secondes, il ne se passa rien. Puis, comme mus par un mouvement nonchalant, de petits éclats de pierre parsemant le quai ravagé par les canonnades commencèrent à s’élever paresseusement dans les airs, pareils à des feuilles mortes dansant dans la brise.

Lentement, les deux voix mêlées s’accordèrent en une chorale aux sonorités inhumaines, dont l’intensité venait, seconde après seconde, couvrir le vacarme de l’impitoyable lutte qui faisait rage devant le fort portuaire de l’estuaire de l’Etéocle. Les eaux sales au pied du duo furent saisies d’un frémissement vif, avant de sembler fuir sous l’effet d’une onde éclatante qui fila au large, en déformant la réalité elle-même. Le Chant s’amplifiait encore, faisant vibrer à les en faire sonner tout ce que les quais comportaient d’équipements et objets métalliques, soulevant dans les airs aussi bien les plus petits gravas que des blocs de granit de la taille d’un buste.

Le long du port, plus personne ne pouvait ignorer l’étrange couple que formait cette chorale improvisée. Il figea immédiatement le cœur des témoins dans une sidération respectueuse. La bataille de Mélisaren faisait rage et ceux qui n’avaient pas fui vers la Haute-Ville ou avaient choisi de ne pas se terrer chez eux étaient préparés à se confronter à des choses qu’ils n’avaient jamais vues. Mais ce qui se passait sur le quai, face au bastion, dépassait tout ce que leur esprit aurait pu concevoir. Le Chant couvrait maintenant tout autre son, pareil à un crescendo démentiel. Même joué par deux voix, il semblait qu’un orchestre entier se jetait à corps perdu dans une cacophonie dont chaque instrument eut voulu imposer son solo à tous les autres. Les marins et les volontaires qui se trouvaient là l’affirmeraient leur vie durant, à le jurer : personne n’avait jamais entendu pareil son et aucune voix humaine, aucun instrument de musique, n’aurait pu le produire ni ne le produirait plus jamais.

Jawaad retint Lisa tant qu’il le pouvait, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus garder sa main. Irrépressiblement soulevée dans les airs par l’impulsion du Chant, elle s’éleva à son tour, emporté par l’incroyable charge de force électromagnétique qui s’accumulait autour d’elle et dont elle était le pivot. Flottant à près de deux mètres, elle écarta les bras et laissa tout le pouvoir réuni par le duo l’envahir et la guider. Nimbée de bleu éclatant, tel un nouveau phare dans le ciel, elle inspira et lança la dernière note du Chant.

 


 

— Aussi prévisibles que la migration des aramios.

Zaherd baissa sa longue-vue. Un pied sur les épais moellons du créneau qui lui faisait face, il pouvait embrasser du regard la presque totalité de la plaine qui se déroulait au pied du vaste roc sur lequel était bâti Mélisaren. Les voiles de brume matinale charriés avant l’aube par le vaste fleuve Etéocle achevaient de s’étioler, pour révéler le spectacle formidable de l’armée de Nashera à la manœuvre. Mais ce qui réjouissait l’impérius n’était pas visible au premier regard ; pas sans une solide expérience de la stratégie militaire. Autour de lui, ses commandants ne partageaient pas vraiment sa satisfaction.

— Ils avancent leur artillerie et leurs machines de siège ! fit remarquer l’un d’entre eux, parmi les moins expérimentés.

— Tout à fait, répondit Zaherd, en quittant son poste d’observation.  Mais ils le font dans la précipitation, sans camp retranché ni moyen de repli organisé. Le coup qu’on leur a porté cette nuit a ébranlé la légendaire discipline Ordinatori. La bête boite, il est temps de la jeter à terre !

Les ordres ne prirent qu’un instant, tandis que le cortège des officiers de la ville emboitait le pas à l’Impérius pour rejoindre la cour de la caserne. Quelques minutes plus tard, une épaisse fumée s’élevait au pied des murs de la cité depuis les fossés des premières lignes de fortifications. Alimenté par des hordes d’hommes s’affairant à brûler des fagots de feuilles trempées et des pots de salpêtre, le brouillard ainsi constitué était presque aussi épais qu’un rideau laiteux, cachant la moitié de la ville à l’assaillant en marche. Ce dernier avançait lentement, pris de court par la fin de nuit mouvementée et cinglante que lui avait portée l’attaque-surprise ; il était évident que les généraux des légions de Nashera avaient décidé d’agir immédiatement pour répondre à l’humiliation subie et c’était sur cela que comptait Zaherd.

La cour était noire de monde, miliciens et légionnaires en armes, officiers de tous les corps d’armée que comptait la ville, volontaires équipés de leur mieux. La masse des combattants se prolongeait au-delà des portes de la citadelle et jusque vers les artères de la basse-ville ; des milliers d’hommes, des centaines de chevaux lourdement harnachés et de griffons de guerre grondants d’impatience. Sur les remparts, il y avait encore des centaines d’autres soldats, servants d’artillerie et fusiliers prêts à défendre leur cité jusqu’au dernier.

Tout le monde s’attendait à un discours de l’Impérius, qu’une petite partie seulement de la vaste foule aurait d’ailleurs entendu s’il s’y était risqué. Mais il ordonna seulement, d’une voix forte, relayée par ses aides de camp à tous les officiers, de prendre position. La masse formidable, qui représentait pas loin du vingtième de la population totale de la cité, se mit en branle dans un mouvement savant ; s’il était d’apparence désorganisé, chaque commandant suivait l’itinéraire qui lui avait été précisé dans le dédale des rues de la ville, vers chacune de ses nombreuses portes fortifiées, pour prendre place en bon ordre devant les fortifications. Zaherd tenait à être en tête des légions de la ville, talonné par celles des Ordinatorii, qui rassemblaient une puissante cavalerie lourde.  Il manquait encore la marine de la cité ; mais Zaherd avait décidé de se passer de la couverture de navires lévitant pour son plan d’attaque. Il était certain que le port serait attaqué par la flotte et que, cette fois, elle tenterait de l’aborder par les fortifications de l’estuaire, son point faible.

Le soleil s’était déjà hissé dans le ciel quand les troupes de Mélisaren prirent position. Cela faisait plus d’une heure que l’écran de fumée dissimulait la manœuvre aux armées de Nashera ; elles n’avaient pas encore achevé de se positionner sur la plaine. Leurs généraux étaient peut-être présomptueux, mais ils n’étaient pas idiots ; ils savaient que la cité qu’ils se préparaient à assiéger était remarquablement défendue, pourvue de trois séries de fortifications dotées de bastions, de tranchées, et de poternes dissimulés. Quoi qu’il y ait derrière le rideau de fumée qui leur faisait face, ce serait formidable. Pourtant, la puissante armée, qui se savait supérieure en nombre, ne faisait pas entorse aux usages : les légionnaires formaient son corps principal, précédé par deux lignes d’artillerie attelée et deux corps d’auxiliaires de cavalerie. Le reste de l’artillerie, des ingénieurs et des servants des machines de siège suivait le gros des forces, protégé par cinq navires lévitant. Le tout s’étendait sur près d’un mile de large, dans un ordre qui donnait l’illusion de la perfection, mais se mouvait lentement, presque maladroitement.

Eïm se tenait à l’avant des miliciens, à pied. Il avait refusé le cheval qu’on lui avait proposé, mais accepté de porter en bandoulière le tabard aux couleurs de Mélisaren. Il se sentait un peu moins crasseux, à défaut d’être propre. Mais il avait renoncé à dormir après l’évacuation de ses hommes à l’aube ; il s’était assuré qu’on soigne ses blessés et qu’on évacue les morts qui avaient pu être ramenés, puis avait pris le temps d’une toilette sommaire avant de s’armer à nouveau. Vu ce qui l’attendait, un plastron de linotorci léger ne serait pas de trop et celui qu’il portait se prolongeait en couvrant tout le bras gauche, solidement blindé. Mais il savait surtout pourquoi il était là, ce qui n’avait qu’une vague relation avec ses talents martiaux. Même réputé le plus puissant combattant de Loss, il ne ferait pas grand différence dans la bataille. Non, s’il était là, telle une arme secrète sur laquelle comptait Zaherd, c’était pour sa Légende.

L’impérius se tenait à cheval, posté sur une butte, à la tête de son escorte rutilante de cavaliers lourds aux armures de bleu et d’or. Il faisait face aux miliciens et aux volontaires tandis que derrière le voile épais des fumigènes, on pouvait deviner la masse formidable des légions de Nashera, oriflammes et bannières au vent.

Saisissant un porte-voix, le solide légide haussa la voix pour couvrir le brouhaha, étrangement assourdi de ses troupes, dont bon nombre n’en menait pas large, ce qui ne pouvait le surprendre :

— Peuple de Mélisaren, soldats, légionnaires, hommes braves ! Vous avez peur, mais pourtant vous êtes tous ici ! Nous ne laisserons pas Nashera prendre nos enfants, nos murs, nos maisons et notre liberté comme s’ils pouvaient venir les réclamer et se servir ! Vous avez peur et vous avez raison ! Mais nous avons le droit et la justice pour nous ! Nous allons gagner, et je vais vous le prouver ! Eïm le Tueur de Draekya est des nôtres ! Eïm le Voyageur se bat à vos côtés !

Zaherd lança son porte-voix vers le colosse qui se tenait non loin, et guida son cheval pour céder sa place sur la butte. Eïm rattrapa l’instrument et s’avança ; un énorme bloc de pierre taillée, oublié pendant les chantiers de construction des murailles, saillait tel un marchepied, dont il usa pour toiser à son tour les défenseurs de Mélisaren. Lui et les discours, cela faisait deux, mais il s’attendait à ce que l’Impérius le mette en avant et regonfle le moral de ses troupes qui savaient affronter un adversaire sauvage et sans pitié. Finalement, regardant le portevoix, il le lâcha et inspira profondément, avant de se lancer :

— Je suis Eïm le Voyageur ! Non, je ne fais huit coudées de haut, je ne ressemble pas à un démon et je n’ai pas les yeux qui crachent des flammes ! Je suis comme vous tous ! Je respire, je saigne et je peux mourir et je viens avec vous à la bataille ! Ouais, votre Impérius a raison sur une chose ! Je viens me battre près de vous, parce qu’il y a une bonne raison pour la guerre aujourd’hui ! Et je resterais à vos côtés jusqu’au bout ! Regardez-vous ! Regardez votre voisin à droite, votre voisin à gauche ! Aujourd’hui il est votre frère ! On se fout de savoir qui vous avez été ! Ce matin vous êtes guerriers et vous êtres tous mes frères ! Vous vous battez pour votre frère et il fera de même et je me battrais, ce matin, avec tous mes frères !

Sautant de son promontoire, Eïm s’avança vers les plus jeunes des miliciens, blêmes de trouille. Il poursuivit, en fixant l’un d’eux, avec son inébranlable sourire confiant :

— Les Ordinatorii sont sans pitié, sans âme et sans doute ! Ils ne connaissent pas la peur, mais c’est leur faiblesse ! Vous avez peur ?!

Il y eut un flottement, personne n’osait l’avouer. Finalement un vétéran aboya :

— Mais toi, tu es Eïm le Voyageur ! Tu n’as jamais connu la peur !

— Ho si, mon frère ! Ho que si, j’ai eu peur ! Je me suis même déjà pissé dans les braies de trouilles !

Eïm monta le ton, sa voix portant aussi loin qu’il le pouvait, embrassant du regard ces centaines de visages angoissés par la mort annoncée et avides d’espérer :

— Écoutez-moi ! Le courage est d’avoir peur et de ne pas hésiter ! La peur, c’est nous qui allons l’apprendre à des hommes qui ne la connaissent plus et ne savent pas être plus forts qu’elle ! Ils pensent qu’ils n’ont rien à craindre ?! Montrons-leur qu’ils se trompent ! Qu’ils tremblent, qu’ils gémissent et qu’ils fuient devant notre courage ! Ayez peur, mais soyez plus fort que la peur ! Soyez plus forts qu’eux ! Pissez-vous dessus s’il le faut et criez à la mort, mais battez-vous ! Ce matin sera celui de votre gloire ! Pour vos frères, pour votre ville, pour nos libertés !

La clameur qui répondit à la harangue d’Eïm se répandit en une vague qui s’envola de gorge en gorge, emportant les hommes dans une ferveur formidable. Ils étaient prêts, brûlant de se battre et d’en découvre et Zaherd donna l’ordre à la cavalerie de la Garde du Blanc-Roc de commencer la manœuvre. Désormais, tandis qu’Eïm serrait des mains, recevait des tapes sur l’épaule et se joignait aux hommes pour attendre le signal avec eux, tout reposait sur la ruse du légide. Zaherd avait prévu d’employer aujourd’hui l’arme inventée par l’ingénieur Yvain le Poète et testée secrètement depuis des années pour renverser le cours de la bataille. Il allait bientôt savoir s’il avait bien joué son pari. Sinon, lui, autant que des milliers des siens sur ce champ de bataille, ne verraient pas la fin du jour.

 


 

— Tu as appris le Chant du Gouffre ? En une nuit ?!

Lisa déglutit de peur devant le regard inquisiteur de Jawaad, tandis qu’il avalait prestement l’en cas qu’elle avait apporté. Elle hocha la tête, la gorge nouée, avant de se rappeler qu’il valait mieux parler :

— Oui, mon maitre… enfin, c’est… c’est Orchys qui me l’a appris…

— Si tu as compris ce que c’était, tu dois pouvoir le maitriser. Montre-moi !

Lisa hésita. Azur, qui préparait le linge du maitre-marchand affichait une moue surprise et dubitative. Pour ses talents de psyké, rien n’était plus facile que de lire sur les visages de sa consœur et de son maitre la gravité et la crainte que transportaient les mots « chant du gouffre ». Elle fixa finalement Jawaad, puis Lisa et osa demander :

— Ce n’est pas dangereux, maitre ? Tu sembles redouter ce… enfin cette chose.

Jawaad fit un imperceptible signe de tête pour acquiescer :

— C’est un des plus puissants Chant qu’on puisse apprendre. Un des plus ardus à maitriser, un des plus risqués aussi. Mais si Anis dit le connaitre, elle doit pouvoir me le montrer.

— Et toi, maitre, demanda la psyké, tu le connais ?

Le maitre-marchand acquiesça encore :

— J’en maitrise les principes et les harmonies ; cela m’a pris des années. Anis, j’attends !

Lisa sursauta à l’ordre avant de déglutir. Elle tendit la main vers le centre de la cabine et se mit à fredonner. Azur recula, prudemment ; elle avait déjà eu bien assez d’aperçus du pouvoir de la terrienne pour prendre quelques précautions. Le chuchotement se changea en accords dissonants, comme si des vents invisibles et contraires faisaient sonner quelques invisibles carillons de cristal. Le linge au sol, une paire de bottes, le jouet d’os laissé à trainer par le lori se mirent à flotter et s’élever paresseusement avant de commencer un mouvement rotatif, autour d’un centre de gravité. D’abord seulement imaginaire, ce point dans l’air se mit à luire, sous l’effet d’une intense diffraction de l’air, pareil à un horizon bleuté à l’intérieur duquel la réalité disparaissait. Lisa continuait à chanter, ses cheveux et la soie de sa ceinture pris d’une ondulation qui ne venait d’aucun vent. Lentement, puis de plus en plus vite, les objets flottants se mirent à tournoyer autour de cet horizon lumineux, irrépressiblement attirés par son centre de gravité.

Jawaad arrêta le Chant de Lisa en saisissant sa nuque pour la presser brièvement, tout en se redressant. L’étrange effet cessa immédiatement, laissant retomber tout ce qui volait dans un beau désordre. Le maitre-marchand se pencha sur la terrienne, le regard dur et froid comme de l’acier. Elle n’aurait pu voir dans ses yeux noirs l’admiration qu’il ressentait, ce qui était tout à fait évident pour Azur ; elle était bien trop effrayée par son autorité.

— Ne lance jamais ce Chant sans mon ordre exprès, lâcha sèchement Jawaad, sans lâcher sa nuque. Tu as compris ?

Lisa opina, le regard fuyant, mais elle osa commenter, sous le regard curieux d’Azur :

— Oui, maitre. Je… je sais qu’il est dangereux. Orchys m’a tout expliqué quand elle me l’a appris.

Jawaad attira la terrienne contre lui, lâchant un bref sourire ; le geste était toujours autoritaire, mais le maitre-marchand ne cachait pas sa tendresse :

— Tu ne peux avoir meilleur mentor ; mais pourquoi as-tu voulu connaitre ce Chant ? Est-ce elle qui t’y a incité ?

— N…non, maitre. Je… je lui ai demandé.

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que je veux pouvoir protéger et… et sauver les gens que j’aime, maitre. Même si je dois tuer pour cela, je… je ne veux plus pleurer de peur sans rien pouvoir faire.

Le regard de Jawaad se fit plus brièvement plus tendre en fixant la terrienne, mais il répondit sans changer de ton :

— J’exige la douceur de mes esclaves et il est hors de question que tu décides de tuer. Tu ne le feras jamais, sauf si tu n’as pas le choix, Anis, C’est bien compris ?

Lisa hocha encore la tête, essayant un sourire coupable :

— Oui, mon maitre, j’ai bien compris.

Des cris venant du pont de la Callianis détournèrent le maitre-marchand de son tête-à-tête, juste avant qu’un marin ne tambourine à la porte de la cabine :

— Capitaine, devant le port ! Ils sont là ! Ils remontent par l’estuaire ! Les navires de Nashera lancent l’assaut !

 


 

Dès que les cavaliers puissamment armés de la Garde du Blanc-Mur se mirent en mouvement, l’artillerie se déchaina sans même attendre une charge de leur part. À plus de trois cents mètres, les tirs restaient imprécis ; il fallait une chance de coiffé pour arriver à ajuster quoi que ce soit et les boulets les plus menaçants tombaient à une bonne dizaine de pas des chevaux. Mais l’imprécision était compensée par le nombre et la puissance d’une artillerie faite pour briser un siège. Les boulets les plus gros, lourds de près de vingt kilos, déchiraient le sol à l’impact en gerbes meurtrières, formant un écran d’éclats mortels sur lesquels s’avançaient les cavaliers, sans briser leur ligne, prêts à la charge.

— C’est suicidaire. Mais s’ils veulent tant que cela rejoindre les Étoiles, nous n’allons pas les faire attendre, n’est-ce pas ?

Andesphos baissa sa lunette, satisfait. Engoncé dans son uniforme de guerre, le général s’attendait à l’approbation unanime de tout son état-major, qui observait le mouvement des troupes de Mélisaren. Il ne fut pas déçu. Des officiers s’affairaient à recevoir les ordres et les nouvelles du champ de bataille, qui étaient reportés sur un vaste plan tactique couvert de figurines et de drapeaux, sous la tente de commandement. Mais la plupart acquiescèrent sa remarque, certains en riant, même si cette bonne humeur était surtout motivée par la prudence de ne pas contrarier un homme que tous savaient aussi caractériel que sans pitié. Il fallait beaucoup de courage pour oser remettre en question les avis d’Andesphos et sa poignée d’officiers fidèles le savait fort bien.

— Donnons-nous l’ordre de la charge, général, demanda Sertelion, son aide de camp et lui-même commandant de légion ?

— Il est temps, oui. Que l’artillerie reprenne le tir de barrage quand la cavalerie aura lancé sa charge, nous allons les couper du gros de leurs troupes par un mur de feu.

— Ils ont dû croire que leur attaque-surprise de la nuit serait suffisante pour nous désorganiser ; mais quelle folie de vouloir nous affronter en campagne ! Ce sera vite réglé.

Le vieux général approuva le commentaire de son stratège, dont la tâche se réduisait le plus souvent à approuver sans discuter les décisions de son supérieur :

— Cela n’aura servi qu’à galvaniser les troupes ! Nous avons perdu des semaines de ravitaillement et de réserves et il faudra attendre les renforts par le fleuve. Donc si nos hommes veulent faire ripaille à foison, il leur faudra prendre cette ville !

À plus de deux cents mètres de là, dans les champs s’étendant au pied de la puissante cité-État, la cavalerie s’élança au galop, formant une ligne parfaite, dans le fracas de plus de huit cents chevaux en armure en pleine charge. Immédiatement, les ordres d’Andesphos furent relayés par des fanions et des cornes, suivis de roulements de puissants tambours. En parfait ordre de marche, formés en carrés de boucliers et de lance-impulseurs, les ordinatorii s’élancèrent à leur tour à la rencontre de l’ennemi. Vu de loin, depuis la crête surélevée d’où le général regardait le champ de bataille, on eut pu penser à quelque vaste jeu de guerre, aux figurines remarquablement vivantes et réalistes posées sur un terrain de jeu encombré, sur lequel quelque facétieux participant aurait soufflé, en volutes épaisses, la fumée blanche de sa pipe, pour rendre la scène plus fantasque.

Mais dans les champs bordés de haies basses, des estafettes de Mélisaren, armés de fanions et de flambeaux s’agitaient frénétiquement à transmettre des ordres aux cavaliers. Brutalement, leur formation se brisa d’elle-même ; les chevaux lancés à pleine vitesse se scindaient en vagues mouvantes refluant sur les côtés, fuyant le front et le mur de bouclier des légionnaires. Ils refusaient le combat et se repliaient au dernier moment.

— Mais que font-ils, s’étonna Sertelion ?

Le général aboya rageusement :

— Maintenez la charge ! Orientez l’artillerie sur les flancs ! Faites donner la cavalerie en renfort ! Nous allons les pousser sous leurs murs et les écraser !

Telle une masse de carrés inexpugnables, les légionnaires de Nashera montèrent à l’assaut des cavaliers en pleine débandade. Mais leurs lignes les plus avancées virent bien avant l’état-major d’Andesphos ce qui émergeait de la brume. Ce n’étaient pas des hommes, d’autres lignes de légionnaires et de miliciens ou de paquets mal organisés de volontaires tels qu’ils s’y attendaient sans la moindre once de peur.

Jaillissant des volutes blanches des fumigènes, s’avançaient des machines, aux allures de bêtes blindés à la carapace d’acier, d’où saillaient à leur sommet d’étranges structures porteuses de canons et de mortiers. Fumant eux-mêmes comme des hauts-fourneaux, ces engins noirs et titanesques faisaient un bruit de démons hurlant depuis les abimes, se muant sur de puissantes séries de roues aussi métalliques que le reste de leur carcasse. Il y en avait plus d’une trentaine, formant une effrayante ligne de front fondant sur les carrés des légions de Nashera.

Avec une remarquable simultanéité, ils firent tous feu, deux fois de suite, dans un fracas de fin du monde. En une seule fois, ils élaguèrent les premières lignes des ordinatorii comme on balaye des miettes d’un revers de main. Puis leurs mortiers crachèrent à leur tour, semant des trous de morts au sein même des carrés parfaitement organisés des légionnaires, sans jamais cesser de s’avancer inéluctablement.

À ce moment-là, Zaherd s’élança avec sa garde personnelle :

— Pour Mélisaren !

Des milliers de voix reprirent le même cri, pour se jeter à corps perdu dans une charge irrésistible.

 


 

Erzebeth hurlait ses ordres depuis le pont arrière du Défiant, mais ceux-ci couvraient à peine le tumulte infernal de la canonnade. Le galion était en tête d’escadre, flanqué du Bergamos et du Cap-brisant, suivi par les deux puissants galions de défense du port, le Télémaque et l’Indomptable et toute la flottille des galions de plus petite taille et des goélettes militaires dont disposait Mélisaren. Face à eux, pratiquement l’armada d’invasion de Nashera, totalisant pas loin de trente navires de guerre surarmés, vomissant par leurs chaloupes des masses et des masses de légionnaires se jetant à l’assaut des digues et du bastion de l’estuaire. La flotte adverse bombardait les fortifications sans relâche, se servant de mortiers et même de catapultes pour expédier des barils incendiaires sur les défenseurs, visant la ville pour y semer le feu, la mort et le plus total chaos. Cette fois, plutôt que de se lancer dans la manœuvre insensée d’entrer de force dans le port de Mélisaren, la flotte de Nashera contournait la nasse, pour prendre pied depuis ses défenses extérieures, en usant de toute sa puissance de feu réunie en un seul et unique point.

Pour l’équipage de la fière capitaine-corsaire, il ne s’agissait plus d’une bataille navale dont il était coutumier. Les galions de Nashera avaient fondu sur leur objectif à la faveur du vent de large et manœuvraient pour former un mur de feu de leurs flancs ouverts face aux entrées du port. En tête de leur dispositif d’assaut, une flottille de navires lévitant alignant trois rangées de canons à longue portée s’activait pour empêcher les vaisseaux de Mélisaren, à leur tour gêné par la disposition trop exiguë du port, de former une ligne efficace. L’affrontement s’annonçait direct et Erzebeth ne se faisait aucune illusion : ce serait bord à bord et si, le Défiant survivait au déluge de feu, ce serait pour se retrouver directement à l’abordage. Quitte à savoir comment la bataille allait se jouer, elle décida d’anticiper :

— Moteur à lévitation, préparez la pleine puissance pour une poussée à l’arrière !

Le pilote hoqueta, tandis que les quartiers-maitres relayaient l’ordre aux mécaniciens :

— Vous voulez les éperonner ?

— Ho que oui ! répondit Erzebeth avant de hurler encore : donnez la consigne aux autres ! On prend l’Almagarios comme cible et on éperonne leur tête !

— Mais pourquoi, demanda encore le pilote ?

— Parce qu’on ne sortira pas de cette nasse sans abordage, alors autant le faire vite et sortir de ce feu d’enfer !

— A tes ordres capitaine, mais tu sais que le Défiant est pas fait pour qu’on lance ses moteurs à lévitation à pleine puissance, avec autant de fond ! Même pour une poussée arrière. On va salement le secouer !

— Je sais, mais eux non plus et, quitte à casser du bois, je préfère en être la responsable si c’est pour envoyer ces enfoirés par le fond !

Depuis la hune, la vigie fit de grands gestes pour confirmer que la flotte avait reçu la consigne de la capitaine-corsaire et y répondait favorablement. Erzebeth hurla l’ordre de lancer les moteurs ; l’instant d’après, même les salves de feu qui couvraient tout bruit furent avalées par le mugissement puissant des machineries poussant le loss-métal à générer son champ de répulsion. Les deux autres galions lévitant firent de même et, dans un rugissement infernal de machines poussées à leurs limites et de craquement de bois malmenés, les trois navires de tête fondirent sur la ligne des galions de Nashera, avec chacun, pour cible, les plus puissants vaisseaux adverses.

 


 

Damas suivait à la lunette la bataille qui faisait rage depuis la Callianis. Le clipper avait quitté les quais pour jeter l’ancre aux abords du port militaire, près des arsenaux. Jawaad en avait fait débarquer le personnel non essentiel et tous les hommes qui n’étaient pas volontaires pour se battre pour la ville ; en premier lieu, il avait évacué ses esclaves, ainsi que Sonia, et les avait fait accompagner par Sianos, toujours blessé, vers la Haute-Ville. Lisa avait protesté, pour la plus grande satisfaction du maitre-marchand. Elle avait argué qu’elle pouvait aider, qu’elle avait le pouvoir de faire quelque chose et qu’elle ne voulait pas se cacher et attendre dans la peur. Tout était exact, mais Jawaad n’avait pas, une seconde, transigé à sa décision. Il ne pouvait pas protéger Erzebeth, et ce n’était pas faute d’avoir voulu la convaincre de rester en arrière, et il n’était pas question que ses esclaves soient près du danger ; elles l’étaient déjà bien trop.

Un boulet incendiaire traversa le gréement à hauteur du cacatois, rebondissant contre sa vergue, pour aller s’écraser dans les eaux, à quelques mètres des premiers pontons semant une brève panique parmi l’équipage sur le qui-vive. Damas lança quelques ordres pour ramener le calme, avant de retourner vers Jawaad. Ce dernier ne quittait pas des yeux le spectacle chaotique et enfumé de la bataille à l’autre bout du port.

— Même autant à l’arrière, avec ce qui tombe, on va finir par subir de vrais dommages.

Le maitre-marchand acquiesça sans détourner les yeux :

— Cela risque d’être sans importance de s’en soucier si Mélisaren ne parvient pas à repousser la flotte.

Damas jeta un regard lourd de sens vers la bataille au loin :

— Tu ne peux rien faire pour Erzebeth, Jawaad. Elle fait ce que son honneur exige ; et puis, ce n’est de loin pas sa première guerre. Engager la Callianis dans cette folie finirait très rapidement au plus mal.

— Je taillerai mon prochain vaisseau pour la guerre.

Damas éclata brièvement de rire :

— Vaincre un galion pirate t’as donc autant plu que cela ?

— Ne pouvoir recommencer me déplait.

Une explosion au bout de la jetée, du côté du fleuve, fit sursauter les deux hommes. Une boule de feu nimbée de fumée noire s’élevait depuis les hangars des quais à péniches et, minuscules, des masses d’assaillants se répandaient depuis les chaloupes, sous des feux nourris, pour déferler au corps-à-corps avec les gardes tentant tant bien que mal de les repousser.

Jawaad attrapa sa lunette pour évaluer plus efficacement la situation, imité par Damas. Et sa conclusion fut rapide :

— Ils vont couper l’accès à la ville par les berges du fleuve. Si les armées de Zaherd veulent s’abriter derrière les murs par cette voie, ils vont se faire massacrer.

— Il faut les arrêter !

Jawaad prit encore le temps de juger de la situation à la lunette, avant de se tourner vers le pont, poussant le pilote pour prendre sa place à la barre. Puis il aboya sèchement des ordres, pour que les moteurs à lévitation soient tous prêts à la manœuvre et le clipper paré à mettre les voiles. Enfin, il se tourna sur Damas qui l’avait suivi sans rien dire, accoutumé aux lubies du maitre-marchand, y compris en ce qui concernait le respect de la chaine de commandement et la manière de donner des ordres.

— Fais lever les fanions d’alerte et appelle des renforts. On va leur prêter main-forte !

 


 

Sianos était à la peine pour traverser la foule hystérique qui se massait aux entrées de la grande artère menant vers les portes de la Haute-Ville depuis toutes les rues courant du port aux portes de la cité ouverte sur la plaine. Si sa carrure de géant débonnaire lui était bien utile pour se tailler une place dans une taverne ou décourager toute velléité de venir lui chercher noise, elle la handicapait en le freinant aussi efficacement qu’une voile carrée prise en vent contraire. Et chaque coup qu’il prenait, bien involontaire, se répercutait douloureusement à ses plaies. Lui qui était là pour escorter les esclaves de son capitaine et de son premier maitre se sentait particulièrement inutile.

Azur ne lâchait pas la main de Lisa, essayant de se servir du corps massif du marin comme bouclier pour s’abriter derrière lui et tenter d’avancer au mieux, tandis que Sonia faisait montre de son talent remarquable à esquiver les bousculades, même s’il était évident que même l’agile éducatrice était à la peine. Mais depuis un moment, le quatuor faisait du sur place.

— C’est peine perdue, grogna Sianos. La moitié de la ville est bouclée par la masse des gardes qui tiennent les murs et l’autre bloquée par les gens qui veulent se réfugier derrière les murs. Si on arrive à la Haute-Ville à la nuit, on aura de la chance !

Lisa lâcha brusquement la main d’Azur, pour faire volte-face. La psyké ouvrit de grands yeux :

— Anis, qu’est-ce que tu fais ?

— Ici ou sur le port, ça ne fait aucune différence. Tout… tout le monde a peur, tout le monde panique… et… et moi je ne sers à rien ici !

— Mais notre maitre l’a ordonné ! Écoute, on doit se mettre à l’abri, il ne veut pas qu’il nous arrive quelque chose.

Lisa se retourna, sourcils froncés de colère. C’était bien la première fois qu’Azur pouvait voir autant de détermination dans le regard de la terrienne, elle qui était toujours si timorée et craintive.

— Mais il… il nous arrive quelque chose ! On est coincées dans… dans la foule, au milieu d’une bataille et… et on peut mourir dans la minute ! Je ne veux pas mourir ici… dans… dans la foule, alors que… que j’ai le pouvoir de faire quelque chose, Azur ! Je… je ne resterais pas sans rien faire ! Alors… tu me suis ou… ou j’y vais seule !

— Moi, en tout cas, je la suis. Sa petite crise d’humeur me plait.

Azur se tourna sur Sonia, qui la gratifia d’un sourire amusé, littéralement malsain. Son regard bleu semblait illuminé d’un éclat sinistre que la psyké traduisit immédiatement par une soif de sang que l’éducatrice retenait depuis trop longtemps.

— Et je suppose que la crainte de te faire punir ne t’affecte en rien, grogna Azur.

— De coutume, non, jamais, je dois dire. Mais spécifiquement ici, encore moins. Anis a raison et tu le sais, Psyké. Tu aurais des armes et tu saurais en user que tu courrais aider ton maitre de ton mieux, n’est-ce pas ? L’heure n’est plus à la docilité servile, mais à l’initiative et au courage.

— Hé, vous parlez de quoi, les filles ?!

Sianos fit des yeux ronds à voir la petite rouquine appartenant à son patron commencer à fendre la foule en sens inverse, pour reprendre la direction du port :

— Hey, toi arrête de suite, et reviens ici !

Sonia éclata de rire :

— Tu ne la feras pas obéir, maitre ; pas cette fois. Elle a pris sa décision.

— Mais ça ne va pas, vous trois ? Restez ici ou je vous jure que je vous tanne le cuir pour vous apprendre !

Lisa ignora complètement l’ordre de Sianos, à la grande surprise d’Azur. Il avait pourtant parlé assez fort pour couvrir le brouhaha, pourtant impressionnant de la foule. Mais la petite terrienne était déterminée et, à force de s’enfoncer dans la foule, la Psyké allait finir par la perdre de vue. Pestant à la décision qu’elle était contrainte de prendre, elle lui emboita le pas, la gorge nouée par la peur. Azur ne désobéissait jamais volontairement à Jawaad et c’était bien la première fois. Sianos cria encore en tentant de faire volte-face lui aussi pour rattraper les esclaves récalcitrantes, mais il se plia brutalement eu deux, en prenant un coup sur le côté, exactement là où il comptait deux côtes fracturées. Sonia venait traitreusement de le frapper en douce ; elle savait qu’il en serait neutralisé pour un petit moment. Furtivement, elle fila ensuite vers le duo pour les rattraper.

Lisa était déjà loin, clairement décidée à avancer sans se laisser arrêter par la foule et Azur avait du mal à la rattraper. L’éducatrice décida de venir prêter main-forte à la petite terrienne en se faufilant devant elle, pour lui ouvrir le passage. Après tout, son ancienne élève faisait, le plus souvent, deux têtes de moins que la moyenne des lossyans et avait une carrure qui se confondait facilement avec elle d’une enfant. Sans aide, elle mettrait un moment à sortir de cette masse de citadins paniqués, tentant d’emporter avec eux leurs biens et leurs animaux dans une cohue qui déjà fait des blessés.

Azur voyait bien que la panique saisissait la foule en une vague irrépressible ; elle pouvait la lire sur chaque visage, littéralement en suivre la progression comme si chaque pauvre hère coincé dans cette cohue la lui dessinait en détail. Les animaux et les enfants étaient les premiers affectés, criant et pleurant de plus belle, tandis que les tensions montaient toujours plus vite. Elle réalisa qu’il ne faudra pas plus d’une poignée de minutes avant les premières échauffourées et que cela tournerait vite à l’émeute. Il fallait sortir de là au plus vite.

Dans un effort qui, et elle le savait, ne faisait qu’ajouter au chaos et à la panique tandis qu’elle bousculait des gens à contresens en se faufilant tant bien que mal, elle parvint à revenir à hauteur de Lisa. Cette dernière essayait de longer les murs des devantures et des porches des maisons proches. Ce n’était pas forcément le meilleur des idées si les mouvements de panique s’amplifiaient. Mais elle avait un plan en tête et Sonia l’avait sans doute même devancé.

— Vous savez grimper, les filles, demanda l’éducatrice. Surtout toi, Anis ; ton épaule, ça va aller ?

La terrienne acquiesça, le nez levé à chercher une voie aisée vers les toits. Azur demanda :

— Tu veux passer par les toits ? Mais c’est… c’est risqué !

— Ha oui, ça l’est, commenta Sonia. C’est ça qui est amusant ! Mais en passant par les toits, on peut sauter d’ici à des terrasses qui descendent vers le port, sans se retrouver coincées dans la foule. Le tout est de le faire vite et discrètement, que les gardes ne nous prennent pas pour quelque commando ennemi.

Azur glapi :

— Mais c’est vraiment trop dangereux !

— Oui, ajouta Lisa. C’est… c’est dangereux, mais tout ici l’est.

Elle se tourna vers la belle esclave blonde, qui était figée d’angoisse. Ce qui dévorait le plus Azur n’était pas la peur de prendre de mauvais coups ou pire, mais celle de désobéir et d’en subir les conséquences. Et, plus que toute autre chose, de devoir endurer la déception et la colère de Jawaad. C’était la plus grande souffrance qu’elle pouvait connaitre, le summum douloureux de son conditionnement profondément ancré au plus profond de son âme.

— Moi aussi, j’ai peur, Azur. Mais la pire des peurs que je ressens, c’est.. c’est celle de tout perdre : notre maitre, Sonia, toi, tous ces gens que j’a… j’apprends à aimer. Je… je ne supporterais pas de rester sans rien faire. Alors… tu… tu viens, ou pas ?

Sonia attrapa le bras d’Azur, pour la tirer vers elle et la guider vers les prises les plus faciles le long d’une fenêtre barricadée :

— Mais bien sûr qu’elle vient. Je vous guide, suivez mes pas, passez où je passe, ce sera facile.

Il fallut aux trois filles pas loin d’une demi-heure pour passer de la basse-ville au port, y compris de nombreux crapahutages sur les toits et par-dessus les murets des nombreux petits jardins et cours intérieures. Lisa était pressée et même Sonia, autrement plus agile et forte que la terrienne à la faible carrure et encore gênée par son épaule fragile, devait faire des efforts pour suivre son rythme.

— Si tu te blesses encore, Anis, tu ne serviras plus à grand-chose pour qui que ce soit !

La terrienne montra les quais et, plus loin, derrière des rideaux de fumée, la jetée et le fortin autour desquels se massaient quantité de navires en combat rapproché :

— Si… si on tarde, tout… tout ce que je pourrais faire ne servira plus à rien !

Azur ajouta, après un regard sur la terrienne qui reprenait difficilement son souffle :

— Écoute Sonia, Anis, je vois très bien que tu souffres, tu n’es pas encore assez solide pour risquer de tels efforts.

Lisa accepta d’obtempérer et ralentir un peu sa course, mais il fallut encore insister de la part des deux esclaves pour que la terrienne réduise vraiment le rythme. Les quais, en contrebas du trio, étaient agités par une activité frénétique et effrayante. Ce n’étaient que soldats en armes, marins brandissant fusils, sabres et rames et dockers, équipés de pelles et seaux. Tous étaient occupés à la défense du port et à contrôler les incendies. Sur les eaux, des centaines de petites embarcations, armées ou pas, suivaient un ballet incompréhensible autour de la bataille navale et vers les affrontements au niveau du fleuve. Plusieurs feux ravageaient des navires, des entrepôts et des pontons.

Essoufflée et effrayée par le spectacle, Azur demanda :

— Que comptes-tu faire, Anis ? On est juste trois esclaves, as-tu vu ce qui nous attend ?

Lisa inspira et se tourna vers ses deux consœurs :

— Je… j’étouffe les incendies et je déblaie le passage ; tu fais ce que… ce que tu peux pour aider les blessés, et Sonia t’aide et veille sur toi, elle… elle trouvera sûrement très vite de quoi s’armer.

Sonia eut un sourire en acquiesçant ; ce plan en valait un autre et l’idée ne pouvait que la ravir de participer activement à ce chaos. Lisa ne le réalisait pas, mais elle venait de prendre une initiative et, mieux encore, donner des ordres sans hésiter. Azur en fut ébahie, mais elle hocha la tête à son tour :

— C’est une folie, Anis… mais je veux bien voir avec toi où elle nous conduira.

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