Chapitres 9-12Le roman : Les Chants de LossNews

11- Erasthiren

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La chambre d’hôte était un champ de bataille : les fauteuils étaient renversés, les coussins avaient éclaté et des plumes voletaient un peu partout pour s’accumuler en petits tas neigeux au sol. Deux corps entremêlés s’ébattaient au milieu des ravages sans aucune retenue.

 Ho, qu’elle pouvait être désirable. Et le pire était à quel point elle le savait. Le colosse roula sur le tapis pour que la jeune femme la chevauche. Il s’offrait ainsi une vue parfaite sur sa poitrine généreuse ; les seins de la brûlante San’eshe remplissaient largement ses paumes alors qu’il les massait durement, torturant délicieusement ses tétons. Sonia  était emportée par la passion et c’est avec générosité qu’elle ne se privait pas le moins du monde de gémir du plaisir que le géant lui donnait, autant qu’il en prenait. Il sentait ses cuisses contre son aine, le grain si velouté de sa peau contre la sienne. Elle allait et venait, glissant sur son membre en prenant pleinement possession du rythme de ses ondulations.

 Soudain il se redressa dans un ahanement bestial, saisissant d’autorité son amante par la taille pour la soulever et l’entraîner avec lui alors que Sonia passait ses jambes fuselées autour de lui. Par toutes les Étoiles, que Damas avait raison quand il disait qu’avec cette esclave l’étreinte était un combat loin d’être gagné d’avance. Il la plaqua violemment contre la paroi en reprenant possession d’elle, croyant avoir le dessus et la dominer. Mais il savait que ce n’était qu’une illusion : les contours d’une frénésie venaient dangereusement flirter avec sa conscience chavirante en flots toujours plus tumultueux. Sonia l’ensorcelait ; et si elle-même s’emportait dans le chaos des sens, elle arrivait encore à garder un contrôle sur ses mouvements. Thanlan forçait entre ses jambes toujours plus brutalement et elle aimait cela, poussant à l’extrême ce rapport de force de plus en plus violent.

 N’y tenant plus, Thanlan laissa sa frénésie l’envahir et il y répondit sauvagement sans pouvoir la contenir. Sonia n’avait semblé chercher que cela, et elle lâcha un hurlement de plaisir au même instant. Il s’écarta d’elle pour, en deux pas, la jeter face contre le buffet, écrasant sa poitrine sur le bois. Le meuble grinça sous le choc. Le guerrier vint derrière l’éducatrice, plaquant une main contre ses hanches brûlantes dans un grondement bestial. Croupe ainsi offerte, il pouvait alors la prendre totalement et entièrement sans qu’elle ne puisse rien maîtriser. Il la saisit par les cheveux et s’enfonça profondément entre ses cuisses dans un autre ahanement de désir : elle était un fourreau flamboyant de délice alors qu’il la maintenait cruellement sous sa coupe.

Les arabesques de l’entrelacs du symbiote de Thanlan s’illuminèrent un instant quand il explosa de plaisir, submergé par ce tsunami de désir tandis que ses doigts avaient dérivé sur le cou de sa délicieuse amante et se resserraient mortellement sur sa gorge, dans une étreinte plus solide et implacable que l’acier. Le monde prit alors une autre tournure, un autre aspect pour les sens du géant ; il hurla brutalement de rage pour réprimer la frénésie qui déjà nouait ses muscles comme un étau, repoussant Sonia qui allât se fracasser sur une table basse.

Cette esclave trop experte, trop flamboyante, trop téméraire, l’avait poussé jusqu’à sa perte, et la tête entre ses mains il luttait maintenant pour reprendre le contrôle, tandis que tous ses muscles se tétanisaient en enflant furieusement. Cela n’arrivait jamais, il n’y avait que les tumultes de la guerre et de la survie pour déclencher sa frénésie ! Cela n’aurait jamais dû arriver, comment et pourquoi avait-elle fait cela ? Quand Thanlan tourna son regard sur Sonia qui se relevait lentement des débris de la table basse, il se figea.

— Shey’met’hena…

Il n’avait suffi que d’un mot de sa part. Thanlan sentit la rage refluer et la plénitude revint. Un souvenir enfoui ressurgit aussitôt, perdu dans les décennies de sa longue vie. C’était ce mot : il l’avait entendu une fois déjà, des générations auparavant, dans les jungles profondes des îles du San’eshe où il avait croisé le chemin de cette très vieille chamane qui avait soigné ses blessures mortelles. Avec le même mot, et juste un bref contact de sa main, la chamane avait calmé la frénésie au cours de laquelle il avait manqué tuer trois hommes. Et pareillement, il avait goûté en un instant à la plénitude. En grondant, car s’il était maintenant calmé et soulagé, il était bien loin d’être repu, le géant vint chercher son amante, la soulevant comme un fétu de paille pour l’embrasser furieusement.

 Sonia jouissait de plaisir à profiter de cet homme si formidablement puissant et bestial. Elle s’amusait avec délice, elle le poussait de tout son art à devenir toujours plus violent. Cette force et cette brutalité surhumaines qu’elle pouvait ressentir chez Thanlan et qu’elle encourageait étaient ce qui l’enivrait, ce qu’elle recherchait si avidement, en permanence, ce qu’elle voulait faire exploser ; c’était la seule chose qui parvienne à apaiser les appétits sexuels de la Languiren trop parfaite qu’elle était. Sonia aimait à susciter ces risques et ces dangers avec qui l’utilisait, ou qu’elle utilisait : avec elle, il était le plus souvent impossible de dire qui réellement profitait à son envie et son bon vouloir de l’autre. Le plus souvent, l’homme qui la prenait en ressortait frustré, conscient de ne jamais avoir eu véritablement le dessus sur la sauvage et flamboyant esclave. Elle s’offrait pourtant à chaque fois sans la moindre retenue, pour happer et goûter la plus petite sensation de plaisir et de souffrance mêlés qu’on lui offrait ; et ici tout son corps réclamait avidement de jouir de celui de son amant qui nourrissait la faim de son Languiren avec une intensité qu’elle avait rarement vécue.

Leurs corps entrelacés, Thanlan et Sonia exploraient la chambre dévastée, les meubles rudement secoués et jusqu’au mur où il l’y plaqua violemment pour son plus grand plaisir. Si le guerrier était dévoré par la bestialité de son désir, il n’y avait nulle frénésie pour Sonia, mais un total abandon de ses sens, les abords d’une transe où elle pouvait déjà songer à entièrement s’y noyer pour ne plus devenir que plaisir absolu et irradiant.

 Le géant vint alors l’écraser sur le buffet. Le désir ardent de la violence qu’il mit à la prendre et à s’imposer la mit immédiatement en transe. Elle exultait de plaisir et s’abandonna alors que les doigts de Thanlan se refermaient mortellement sur son cou avec la force d’un étau ; elle n’en eut que plus de jouissance encore.

C’est là que tout bascula. Thanlan perdait tout contrôle, envahi par une véritable rage aveugle et animale ; il allait la tuer. D’une certaine manière, c’était ce que l’esprit dément de Sonia aurait souhaité. Mais alors qu’elle pouvait presque voir les portes de la mort s’ouvrir à elle, ce qui avait été emprisonné au plus profond de son esprit tant d’années auparavant s’éveilla et se libéra brutalement. Sa vision changea : dans une sorte de flou estompant tous les contours, elle distinguait le géant enragé dans sa véritable nature. Il lui apparut alors moins un homme qu’un astre dévoreur envahi par une frénésie sanguinaire. Et elle pouvait voir son symbiote, cet animal greffé à son épaule, dont les ramifications colonisaient tout son corps en partant de son bras droit. Elle sut immédiatement que celui-ci n’avait rien de commun : il était autrement plus sauvage, avide et prédateur que tous ceux que les lossyans se faisaient implanter. L’animal la vit à son tour, faisant preuve d’une étonnante conscience. Il avait faim, il la voulait. Mais, repoussée par Thanlan qui tentait de toutes ses forces de reprendre le contrôle de sa rage, elle vola soudain loin de lui. Sonia gémit délicieusement quand son dos s’enflamma de douleur : des morceaux de vaisselles brisés par sa chute s’enfonçaient dans ses chairs.

 Lentement, l’Éducatrice se releva au milieu du bris de porcelaine. Elle ressentait la moindre douleur de son corps meurtri, mais, pour elle, cela ne constituait qu’un baume apaisant à son âme. Elle fit un pas vers Thanlan, posant un regard humide, illuminé d’un bleu profond, sur cet être torturé dont elle percevait à cet instant tous les méandres de l’âme. C’est là qu’elle prononça un mot lointain, un mot qu’elle avait oublié et qu’elle susurra telle une gourmandise sucrée. Et tout s’arrêta.

Le reste de cette nuit qui avait réveillé par la rage bestiale de son amant son passé si longtemps enfoui ne fut que délices ; Sonia songea dans un rire que le guerrier aurait quelques explications à donner au tenancier de l’auberge et pas mal d’andris à payer pour rembourser les dégâts.

L’aboiement méprisant d’un garde l’extirpa brusquement de sa rêverie :

— Pourquoi glousses-tu comme une volaille, animale ?!

Sonia ne se redressa pas de sa couche de mauvaise paille où elle s’était lascivement allongée. Les yeux entrouverts, elle fixait le plafond de sa cellule fait de parquets épais de bois fatigué, et mit un moment avant de daigner tourner les yeux vers l’homme qui la halait. Celui-ci avait beau porter l’uniforme de la garde de Mélisaren, il ne serait guère parvenu à sembler plus vulgaire et débraillé avec de vieilles frusques sales de marin désargenté. Le blanc de sa tunique tournait au jaune verdâtre, et son plastron de cuir, habituellement noir et lustré, était passé et usé de toute part. Quant à sa tête, elle était à l’avenant, et il n’avait pas plus croisé depuis un moment de barbier que de maison de bain.

— Hé, tu me réponds quand j’te parle !

Sonia lâcha un petit ricanement :

— Ho ?… Je n’imaginais pas qu’un si noble serviteur de l’ordre s’intéresserait ainsi à une si humble esclave, maitre ? Vous disiez ?

Le gaillard balança un grand coup de pied dans la grille qui barrait l’entrée de la cellule, ce qui déclencha quelques réactions et grommellements de protestation, ou d’inquiétude dans les geôles voisines.

— Parle-moi sur un autre ton ! Et arrête de rire stupidement !

— À votre souhait maitre. Je peux aussi rire intelligemment, si cela est plus à votre goût ?

— Tu la boucles, esclave, ou tu vas tâter du bâton !

Un collègue du garde le héla depuis l’autre côté des geôles, sans ménagement :

— Ramène tes fesses au lieu de beugler, crétin, y’a une inspection !

Après un second coup de pied, vain, mais défoulant, dans la grille histoire d’insister encore, le garde débraillé se traina vers son collègue, laissant Sonia, qui retourna à ses rêveries avec un sourire de délice. Sauf fugitivement, elle n’avait plus jamais ressenti avec autant d’acuité de plaisir d’être en vie que cette nuit passée avec Thanlan. Plus que dans le délice de la bestialité merveilleuse de leurs ébats, c’était dans ce qu’il avait réveillé en elle que se trouvait l’essence même ce qui la motivait. Il avait failli la tuer, ce qui n’était pas une première fois pour l’Éducatrice. Mais jamais elle n’avait touché de si près à autant de rage et de puissance ; il avait sans même en prendre conscience, et pour un bref instant, triomphé de sa folie. Depuis, elle se souvenait. Ho, elle ne l’avait jamais vraiment oublié, mais elle ne s’en rappelait que comme une vie passée, anéantie et oblitérée sans pitié par ses premiers dresseurs quand elle avait subi la torture du Languori. Des fragments disparates, flottants dans une mémoire aussi brumeuse que des étoffes évanescentes : c’était tout ce qu’il en était resté. Tout ce qui avait subsisté d’elle.

Mais enfin, elle se souvenait, même si c’était de si peu. Elle ferma les yeux, et un instant plus tard un autre rire, puissant et magnifique de victoire retentit parmi les murmures et les gémissements des pauvres hères enfermés dans les geôles de la capitainerie de Mélisaren.

***

Alterma se tenait perplexe face à la petite troupe d’hommes qui avait envahi le hall. Celui-ci maintenant éclairé par les chandeliers rallumés en masse. Airain et Joran avaient couru vérifier que les autres filles du Jardin des Esclaves d’Abba se portaient bien et les avaient ramenées avec elles. L’aile principale de la grande villa commençait ainsi à se remplir de monde qui débordait dans les cuisines, et la salle commune : Janisse et Luay-Kar, son époux, qui venaient de sortir de la cachette où ils s’étaient réfugiés pendant tout l’assaut et Easper, le jardinier et gardien des chiens du domaine, qui avait survécu in extrémis grâce à l’intervention des Séraphins. Mais pas ses chères bêtes, hélas : la plupart ne survivraient pas aux toxines que les assaillants avaient employées dans des appâts pour les neutraliser. Et d’autres étaient morts abattus à l’arbalète. Et bien sûr, il y avait maintenant les Séraphins, tous réunis autour de leur capitaine.

— Tout d’abord… merci. Merci infiniment, messieurs, je ne me serai jamais attendue à une telle arrivée, mais votre intervention est un vrai miracle !

Abba, qui avait enfin accepté de poser son énorme masse sanglante et épuisée dans un siège trainé exprès par une Joran un peu affolée et très empressé, hocha sa lourde tête aux tresses complexes poisseuses et dégoulinantes.

— Ouais, merci. Vraiment. Car là, on pouvait commencer à voir les étoiles briller de près pour nous rappeler auprès d’elles.

La voix du géant était pâteuse et rauque, la respiration sifflante. Ha ça, il pouvait affirmer qu’il l’avait échappé belle. En face de lui, encadré de sept hommes, se tenait le capitaine des Séraphins. Appeler ce qu’ils portaient uniforme paraissait d’ailleurs un peu galvaudé. Ils étaient clairement en tenue de guerre, mais sans qu’il y ait dans leurs atours le moindre signe qui les distinguât vraiment de manière commune comme membre d’une quelconque unité militaire. Cependant, ce qui ne pouvait être ignoré, c’était la qualité de leur équipement : leurs vestes de cuir doublé, rembourré de linotorci, leurs plastrons renforcés, leurs baudriers sophistiqués et la variété de leurs armes de qualité dont leurs fusils-impulseur à rechargement rapide par culasse, tout cela ne trompait guère sur leur qualité de spadassins d’élite. Abba songea que Damas aurait sans doute éprouvé de la jalousie devant un tel attirail.

— Je pourrais vous dire qu’on a seulement fait notre boulot, mais ce n’est pas l’exacte vérité, répondit le capitaine, un Athemaïs à la peau café au lait et aux cheveux crépus mêlé des filaments bleutés de son symbiote, qui devait largement avoir passé la quarantaine : le Bey Jharin Irrisha Arin est mort, assassiné par une de ses esclaves, une Chanteuse de Loss. Elle a échappé aux gardes du bey, aux chiens, à la milice ; ainsi donc, on nous a demandé pour reprendre la piste et tenter de la retrouver. Pas besoin de vous expliquer le danger qu’elle représente en liberté. C’est Gillad -il désigna un de ses hommes, un jeune blondinet à la barbiche clairsemée- qui en patrouillant a remarqué qu’il se passait quelque chose d’étrange dans vos jardins. Je suis désolé pour votre garde à l’entrée, on n’a rien pu faire. Et voilà comment nous sommes intervenus à temps.

— Bha, ce porc aura été utile à quelqu’un pour une fois !

Alterma lâcha un sourire. Personne n’aimait Jharin, ce Bey à la réputation sinistre et pour tout dire et à en croire les rumeurs, monstrueuse. Abba ne dérogeait pas à la règle ; il avait failli un jour perdre patience et le frapper quand ce dernier avait tenté de lui acheter une esclave. Le garde du bey qui s’était interposé avait vécu un sale moment, et l’affaire avait fini en scandale rapidement étouffé par quelques avocats et sénateurs obligés de Jawaad. La comptable rajouta :

— Personne à mon avis ne pleurera sa mort, sauf les plus parasites de ses flagorneurs et les endeuillées payées pour cela. Mais, c’était… une Chanteuse de Loss, vraiment ?

Le capitaine reprit :

— Il n’y a aucun doute. Jharin était incrusté au mur par ses côtes et sa chambre avait l’air dévastée par un tonneau de poudre. Personne ne s’en doutait, mais à mon avis, le vendeur de l’esclave va avoir quelques soucis à se faire. Cependant, oui on peut remercier la mort du Bey. Elle a sauvé votre maisonnée. Et désormais, je vais me charger personnellement de demander à l’Elegio qu’un de nos contingents reste en surveillance. C’était des Ordinatorii… peut-être même des Quaesitorii, on le saura bien assez vite, nous en avons deux sous la main. L’Église vous en veut, et pas pour faire semblant. Elle aura des comptes à rendre, on n’attaque pas la maison d’un Maitre-marchand à Armanth sans que ce soit sans conséquence. Mais ça ne sera pas une affaire aisée, il va y avoir beaucoup de bruit. J’espère que vous avez de bons légistes à votre service.

— Ils sont venus pour fouiller les appartements de mon patron. J’ai du tuer des hommes saints, par tous les démons du Dae’shaï et je n’en suis pas fier !

— Vous savez ce qu’ils cherchaient ?

C’est Alterma, après un regard vers Abba qui répondit :

— Pas vraiment. Jawaad collectionne des objets et ouvrages qui sont traditionnellement réprouvés par l’Église, mais rien qui ne soit ni dangereux, ni hérétique de quelque manière que ce soit. Rien qui permettrait d’expliquer une telle attaque ! Et puis, ils semblaient vraiment vouloir s’en prendre à toute la maisonnée.

— Je vois. Je me doute qu’il y a quelque chose de bien plus compliqué, nous sommes au courant pour l’incident sur le Campo Annuciante. Nous allons tenter de faire parler nos prisonniers avant d’être forcés de les relâcher. Sa seigneurerie Franello est influente, il n’est pas certain que nous puissions lancer une inculpation… enfin… on va essayer.

Abba hocha à son tour la tête et se leva, difficilement. Quelque peu débarbouillé par Joran, il n’en restait pas moins en mauvais état : il saignait toujours et prenait sur lui pour en montrer le moins possible. Un médecin avait déjà été appelé, mais il ne serait pas là tout de suite. Il tendit une poignée de main vers le capitaine :

— Tu as sauvé les miens, toi et tes hommes. Quel et ton nom, que je n’oublie pas celui à qui je dois désormais la dette de vie que j’honorerais ?

— Imhad. Capitaine Imhad Allerim, des Séraphins de l’Elegio. Je n’oublierai pas ta dette, mais moi et mes hommes n’oublierons pas non plus ton accueil et ton honneur, Abba Yebut de la Maison de Jawaad.

Une heure plus tard, et alors que les premiers rayons de l’aube commençaient à poindre, les Séraphins avaient quitté les lieux. Entretemps, une patrouille d’Elegiatorii était venue embarquer les deux assaillants capturés et les corps des morts. Il avait fallu quelques efforts de vigoureuse diplomatie pour convaincre Abba de ne pas aller les interroger immédiatement et à sa manière. Il enrageait. Il y avait eu deux morts : le garde de faction au portail, que l’esclavagiste connaissait bien et Meros, l’apprenti du forgeron personnel de Jawaad, qui vivait dans les ateliers du domaine. Plus les chiens… ce n’étaient certes que des chiens, mais c’était une des fiertés et des affections de son vieil ami, et tout le monde dans le domaine les aimait ; ils étaient tous nommés.

Malgré la peur et l’épuisement, personne ne dormirait vraiment. Il y avait des dégâts, du sang et des dispositions à prendre. Le médecin avait eu du travail pour s’occuper des blessures d’Abba en priorité et avait fait pas mal de commentaires sur la chance insolence du géant noir à s’en tirer finalement si bien dans de telles conditions. Raego avait proposé son aide : il semblait n’avoir aucune intention de filer en douce, en tout cas pas dans l’immédiat et tout le monde attendait maintenant après un petit-déjeuner improvisé que Joran préparait hâtivement.

Abba était maintenant confortablement installé sur une des couchettes du grand salon, devant un petit feu de cheminée, affalé sur des coussins, plaid chaud sur les genoux ; bref, traité comme un nabab aussi bien par Joran qui s’était démené de son mieux que par Alterma qui avait pris le relais du géant blessé pour diriger la maisonnée. Il profita que tout le monde était occupé pour s’entretenir avec la comptable.

— Il faudra que tu préviennes Jawaad et que tu écrives tout ce qui s’est passé, en détail.

— Je le crypterai. Je crois que des précautions s’imposent. Abba, dites-moi : que cherchaient-ils vraiment, selon vous ?

— Ce qu’ils n’auraient pas pu trouver ici. La collection privée de Jawaad est bien cachée, ils n’auraient eu aucune chance de découvrir ici quoi que ce soit de compromettant ; en tout cas que je sache.

— Ses Artefacts ?

— Quelque chose comme cela… mais il y a des choses que je ne sais pas, et d’autres que je ne comprends pas. Cet Albinus qui a voulu piéger Jawaad travaille pour Franello ; ils en savent beaucoup, mais sans que je sache quoi et leur coup a été longuement préparé. Je ne suis guère doué pour ces histoires de stratégie politique, mais l’attaque cette nuit, elle n’avait pas que pour but de trouver quelque chose. Pour des preuves de l’hérésie de Jawaad, il leur aurait suffi d’engager un autre Raego, ou d’envoyer un ou deux hommes discrets. Avec du temps et de la patience, ils auraient pu entrer et sortir sans qu’on n’en ait rien su, même s’ils n’auraient rien trouvé d’assez compromettant à mon avis. Non… leur attaque, c’était pour faire des morts. Et chez moi, vouloir faire des morts en y mettant tant de moyens n’a qu’une explication : on dit que c’est l’odeur de la vengeance.

— Mais… une vengeance pour quoi ?!

— C’est bien le problème… Si je savais, Alterma, si je savais. Y’a plus de douze ans que je connais Jawaad ; ce n’est pas mon patron, ou mon ami, c’est mon frère… et pourtant, je ne peux pas répondre à ta question. Douze ans, ça ne suffit pas pour connaitre son passé.

***

Lisa se sentait un peu inutile. Lilandra se tenait au-dessus d’Azur, assommée par ses blessures et les calmants, et nettoyait les plaies ouvertes et profondes creusées par les morsures du fouet. Elle avait des gestes précis, mais son humeur colérique était palpable et alourdissait l’ambiance silencieuse de cette alcôve de l’infirmerie.

Elle tendit la main vers le plateau, à la recherche d’une compresse qu’elle ne trouverait pas ; elle les avait tous employés. Lisa vit le geste et attrapa la boite sur une étagère non loin, pour en extraire une petite poignée de compresses, alors que Lilandra venait juste de réaliser qu’il n’y avait rien sous sa main. Elle fixa la jeune femme rousse, perplexe, puis le temps d’un sourire bref, avant de reprendre sa tâche :

— Si tu connais un peu les lieux, trouve-moi la solution d’iode, Anis.

Lisa hocha la tête – elle n’était toujours pas encline à répondre, comme on le lui avait enseigné depuis le Jardin des Esclaves de Priscius le traditionnel « oui maitresse » – et fila vers les rangées d’étagères à deux pas pour saisir l’une des fioles d’iodes de la réserve, sans hésiter. Elle ne s’étonnait plus de pouvoir se remémorer sans jamais d’erreur tout ce son cerveau avait pu enregistrer. Il y avait encore une poignée de semaines, elle n’en aurait pas eu conscience ; pas plus, finalement que de pouvoir penser par elle-même ou simplement avoir ce sentiment, fragile, mais grandissant, d’exister au moins un peu de son propre chef. Elle hésitait encore à croire que ce fut vraiment le cas : elle avait une bonne idée du conditionnement qu’elle avait vécu et de son influence sur ses réactions et comportements, aussi profonde et inéluctable que la brûlure d’un fer chauffé à blanc. Mais justement, désormais, elle pouvait y songer et mesurer la profondeur de cette marque sur son esprit et sa vie.

Lisa revint vers le médecin en un pas, ouvrant puis posant la fiole d’iode, silencieusement. Elle observa Lilandra attraper la bouteille et, en gestes rapides et précis, badigeonner tout le dos meurtri d’Azur, qui lâcha une plainte de douleur assourdie. La Terrienne serra les dents pour contenir la peine de voir sa camarade tant meurtrie. Oui, elle prenait conscience de ce qu’elle devenait, de ce qui l’avait changé et comment. Elle songerait plus tard que c’était au moins le début d’un espoir et d’une liberté, que celle de savoir ce qu’elle était devenue ; avoir la latitude de pouvoir y réfléchir lui donnait un sens, bien qu’elle se demanda lequel. Était-ce aussi la même chose pour Elena ? Était-elle seulement encore en vie ?

Azur geignait encore, bien qu’elle resta pratiquement inconsciente, ce qui n’était sans doute pas un mal. Lisa lui prit doucement la main :

— Serre fort… c’est… c’est bientôt fini. N’est-ce pas maitresse ?

— Oui, c’est presque terminé ; tu es courageuse, Azur. Je vais poser des gazes sur ton dos, et nous ferons un bandage plus tard. Pour le moment, tu vas rester sur le dos et te reposer.

Lilandra réalisa assez vite que sa patiente ne devait pas entendre grand-chose à ce qu’elle lui disait, trop épuisée et droguée pour cela. Mais c’était une bonne nouvelle : sans les calmants, elle ne se serait pas contentée de gémir, mais aurait sûrement hurlé de douleur. Certaines lacérations étaient profondes de presque un demi-centimètre. Elle soupira longuement, détournant son visage du dos d’Azur. Trop pressée et angoissée par l’état de la jeune femme, dont elle se sentait responsable, elle n’avait pas mis de masque, ce que Duncan lui reprocherait dans une sévère remontrance s’il l’apprenait. Mais en effet, c’était presque terminé et elle entama la tâche simple, mais précautionneuse, de couvrir les plaies de la jeune femme de gaze stérile, avant de tourner le regard vers Lisa, qui, silencieuse, n’avait plus lâché la main de sa consœur :

— Duncan avait raison, à ton sujet, Anis.

Lisa leva le nez avec une moue interloquée, que Lilandra trouva irrésistible. Il fit naitre son premier sourire depuis l’incident, ce qu’elle goûta avec soulagement :

— Haheuu… À… à quel sujet, maitresse ?

— Ta mémoire. Enfin, lui emploie le terme de génie. Je serai… plus mesurée que lui ; je ne crois pas que tu sois un génie. Mais tu es de toute évidence bel et bien nantie d’un don rare. Tu savais où était la teinture d’iode, n’est-ce pas ?

Lisa hocha la tête, sans répondre, baissant le regard. Aussi stupide soit sa réaction, elle ressentait une gêne presque honteuse à l’attention de Lilandra à son sujet.

— Tu es entré combien de fois dans la salle de l’infirmerie ?

— Heu… une… une fois. À… avec Azur et vous… tout à l’heure, maitresse.

La dernière compresse était posée. Lilandra ausculta Azur, avec des gestes lents pour ne pas la réveiller. Si la jeune femme faisait un malaise ou que les dégâts étaient plus graves que prévu, l’aristocrate aurait alors à devoir rendre des comptes non seulement à son mentor, mais surtout à Jawaad, son vieil et antipathique ami. L’idée d’une telle confrontation apparaissait dans son esprit comme une sorte de présage sinistre. Elle reprit ses questions, plus pour se changer les idées qu’autre chose ; mais elle était en effet curieuse :

— Tu es donc entré avec moi, tu ne m’as pas quitté, tu m’as assisté et tu as eu le temps de reconnaitre la teinture d’iode dans les placards… en lisant l’étiquette ?

Lisa hocha la tête en réponse. Lilandra ne la reprit pas sur les bonnes manières, mais se fit la remarque que l’esclave prenait les habitudes de son maitre.

— Et tu apprends à lire depuis quelques jours. Ce qui t’a suffi pour commencer à lire facilement quelques-uns des ouvrages médicaux de Duncan…

— Heu… ou… oui, mais… je ne comprends pas toujours très bien, maitresse. Il y a plein de mots que je ne peux pas déchiffrer ou que je ne … que je ne saisis pas du tout.

— Tu m’aurais dit le contraire, je t’aurais accusé de mensonge… ou de sombre magie.

Lilandra fit un sourire et joueur. Elle avait fini son examen : Azur était bel et bien assommée, mais rien d’inquiétant et elle hocha la tête vers Lisa, pour la rassurer sur l’état de sa consœur :

— Elle n’est pas près d’oublier ce malheureux incident ; mais elle va bien, et elle se remettra. Tu la veilleras, c’est un ordre. Tu pourras t’occuper à lire, mais tu restes près d’elle. Dis-moi… que te souviens-tu de tes lectures ?

Lisa ne répondit pas tout de suite. Elle fixait Lilandra, ses immenses yeux verts de jade, toujours chargé d’une tristesse mélancolique pesant sur ceux, d’un brun presque noir, profond et intense, ornés des cils épais, de l’aristocrate. Lilandra y vit la peur.

— Hé bien réponds-moi ? Est-ce une question si effrayante ?

— N… non, maitresse… mais c’est la réponse qui me fait peur… et… que je n’ose pas dire.

— Et c’est ?

— Tout, maitresse… Je me souviens de tout. Des… des premiers mots de la première phrase de chaque livre, jusqu’aux derniers de la dernière phrase ; de mes pensées à ma lecture, des paroles des gens qui discutaient non loin pendant que je lisais ; et… et de toutes ces odeurs montant des fourneaux de la cuisine et à quelle heure y étaient cuisiné quels plats…

***

Damas, trempé comme une soupe, faillit lâcher sa prise au bastingage de la Callianis prise dans une embardée. Ses côtes froissées et son épaule démise lui firent payer cher l’effort fait pour se retenir et ne pas finir dans les eaux mauvaises de l’Etéocle. S’il avait chuté, il n’aurait guère été à la fête, même sur ce méandre relativement calme du grand fleuve.

Derrière lui brûlait Erasthiren, et il songea brièvement que la petite ville ne s’en remettrait sans doute jamais. Il n’en connaissait rien en détail, mais à vue de nez, elle devait abriter une demi-douzaine de milliers d’âmes. Et tournant la tête, il fixa le pont du navire, envahi de monde depuis la cale jusqu’au château avant. Peut-être une centaine de personnes. Voilà tout ce qui avait survécu de cette cité. Le Jemmaï en eut un haut-le-cœur, pris d’une violente montée de colère sourde. Trop de souvenirs s’ingéniaient soudain à se rappeler à lui. Une autre petite ville, d’autres flammes, tant de sang et de désespoir et si peu de survivants…

Il n’y avait plus de véritable panique. Ne régnait plus qu’un désordre confus où se démenaient les marins pour installer les rescapés, hagards et épuisés. Nombre d’entre eux pleuraient d’épuisement et d’hébétude, ou encore qui de réconfort, qui d’horreur après l’ultime acte de leur tragédie, quand ils virent, in extrémis, arriver des secours qu’ils n’attendaient plus. Le Défiant avait amerri, après sa salve destructrice qui avait oblitéré les quais, et dans le même carnage aussi bien les Enragés, que, et tout le monde le savait, les fuyards qui n’avaient pas pu rejoindre la péniche à temps. Celle-ci avait d’ailleurs finalement chaviré, alors que Damas, Jawaad, Sianos, et tous les hommes du bord évacuaient les derniers survivants. Compter les disparus et ceux qui étaient désormais abandonnés à leur sort était vain. Mais le Jemmaï se douta bien, à voir la tête de certains de ses marins, que nombre d’entre eux ne pourraient s’empêcher d’en tenter le décompte. Cette nuit, certains d’entre eux ne trouveraient pas le sommeil, hanté par les cris et les suppliques de ceux qu’ils avaient été contraints de sacrifier.

— Damas ! Et pour les autres, on va faire quelque chose ?

Sianos s’était approché, lui aussi trempé comme une soupe, épongeant le sang coulant d’une plaie sans gravité à son arcade sourcilière. Le rude et solide gaillard avait les traits tirés, le regard lui aussi hagard, trop noyé de l’horreur qu’il avait vue de près. Il avait tout donné pour évacuer autant de monde que possible.

Damas fit non de la tête :

— On ne peut pas. Ça ne sert à rien. Soit d’autres ont pu évacuer par le fleuve et ils n’ont pas besoin de nous, soit ils ont fui par les terres et alors leur destin est dans leurs mains : les Enragés risquent de les poursuivre, de les massacrer, ou simplement les contaminer. Ceux qui s’en sortiront seront face à Loss. Les fauves décideront de leur sort. On ne peut plus rien, tu comprends ? Ce sont de trop grands risques. On vient déjà d’en prendre un énorme en sauvant ces gens.

— Mais alors, on les laisse mourir ?!

— Oui. On les laisse mourir. Parce que maintenant, on a eux à sauver.

Il montra les rescapés d’un geste du menton. Sianos fixa la foule des réfugiés, épuisés et perdus, qui se cherchaient tant bien que mal une place sur les ponts du navire. Damas retourna son regard sur Sianos sans rien ajouter ; mais le solide marin, bien que peu instruit, avait compris. Il grimaça de colère ; mais qui aurait pu le lui reprocher :

— C’est dégueulasse, quand même.

— La vie l’est, grand. Va te reposer.

Sianos ne se fit pas prier. Quant à Damas, il verrait cela à plus tard. Il fallait lancer la manœuvre et s’éloigner de cette désolation. Jawaad, qui n’avait pas été des derniers à prêter main-forte pour embarquer les réfugiés, s’occupant en priorité des blessés, ce qui selon le Jemmaï avait été une prise de risque qu’il estimait stupide de la part de son ami, rejoignait dans le même temps le bord du Défiant.

Erzebeth donnait ses ordres, relayés en beuglant par sa maitresse de bord, Caldia, dont la voix était à l’avenant de la carrure. Elle accueillit le maussade maitre-marchand en faisant faire place sur son pont, sifflant un mousse qu’il aille chercher du thé chaud.

— Je peux en prendre à mon bord, Jawaad. Nous avons plus d’espace que ton frêle navire.

— Combien des tiens portent un symbiote ?

— Je ne sais pas ?… Un tiers de mon équipage, peut-être ?

Jawaad répondit d’un lent signe de tête négatif, fixant le galion pensivement, avant de se décider enfin à rajouter quelque chose quand Erzebeth allait s’agacer de n’avoir aucune réponse apparente :

— Il y a forcément des contaminés. Je fais porter à mes hommes un symbiote. Ils en ont presque tous un. Ceux qui n’en ont pas se sont tenus loin. Le risque est limité sur mon navire.

Il tourna la tête pour fixer la capitaine, le regard maussade, rendu encore plus antipathique par la fatigue :

— Tu veux tenter le risque, avec deux tiers de tes courageuses femmes qui risquent de finir Enragées ?

Erzebeth fut bien forcé d’obtempérer, non sans une grimace de colère impuissante :

— Je vais essayer de porter secours à d’autres survivants sur le fleuve ; on a vu passer plusieurs péniches et quelques petits voiliers, on leur lancera des provisions, voir faire du remorquage, sans mettre pied à leur bord…

Elle s’arrêta pensive, tandis que le mousse revenait vers elle et le maitre-marchand, deux tasses de thé à la main, que Jawaad accepta avec un vague signe de tête. Elle reprit, observant son voisin, sans cacher sa perplexité :

— Tu ne me faisais guère figure d’un homme qui prend de tels risques pour sauver des gens qu’il ne connait pas. Qu’as-tu donc à y gagner ?

— Qu’est-ce qui te fait dire que j’ai à y gagner quelque chose, Erzebeth ?

— C’est bien mon interrogation, justement.

Jawaad goûta le thé. Exécrable. Il ne s’attendait guère à autre chose :

— La vie a un prix, mais seuls les sots croient qu’il se monnaye d’argent.

— Tu comptes sur la dette qu’ils ont désormais à ton encontre ?!

— Non.

Erzebeth fronça les sourcils, elle s’attendait à un développement ou une explication, mais rien. Elle reprit, agacée :

— Et quoi, alors ?

Jawaad haussa les épaules :

— Je n’ai peut-être bien rien à y gagner. Ou rien que tu vois au premier abord, ce qui implique que tu te faisais mauvaise figure… Au fait, j’ai gagné ton défi.

— Quoi ?! Tu crois bien que c’est le moment de parler de ça ?

— C’est un moment comme un autre. Mais la journée que tu me dois pourra attendre. Pour le moment, le plus important est de ramener ces rescapés à Mélisaren. Il va falloir les isoler, comme tous ceux qui ne portent pas de symbiote dans nos équipages, et prévenir les communautés avoisinantes qu’ils doivent prendre de grandes précautions avec les rescapés qui viendraient leur demander asile et aide. Tu as bien des jillisi voyageurs à ton bord ?

— Oui, oui. Mais nous allons avoir un problème à gérer dès notre arrivée, Jawaad.

Le maitre-marchand leva un sourcil. Erzebeth lui répondit par un air dubitatif, avant de réaliser que ce signe était une demande de précision. Décidément, cet homme maniait l’avarice de mots comme un art.

— Demander, c’est efficace aussi, et plus clair ! Bon, je ne sais pas comment cela se passe à Armanth, mais la loi dans toutes les Plaines de l’Etéocle est claire : l’Eglise a déclaré les Enragés comme condamnés et perdus. Nul ne doit ni les secourir ni les abriter, ni eux ni ceux qui les ont approchés. Il est recommandé de les tuer sans pitié ni exception. Or, nous en avons fait une. Et une belle.

— Ignorent-ils, par ici, que les symbiotes immunisent leurs hôtes à la maladie ?

— Non, mais ils s’en fichent. Cette loi a sauvé l’Etéocle par le passé ; elle n’a jamais été modifiée et à peine remise en question, tout le monde privilégiant la prudence à tout autre argument.

— Je vois. Mais je ne suis pas Etéoclien, ni mon navire. Et je ne respecte pas les lois désuètes et inutiles, fussent-elles écrites par le Concile Divin lui-même.

Erzebeth fit une grimace, avant de souffler :

— Ne blasphème pas sur mon navire. Puis, reprenant un ton plus fort et assuré : même si tu as raison. Je vais envoyer un jillis, et préciser que ces rescapés sont tous sains. Pour ceux qui doivent à l’heure actuelle tenter de fuir par le fleuve, il va falloir que nous vérifiions qu’ils ne sont pas contaminés. Mais….

— Mais tu redoutes les problèmes qui nous attendront immanquablement à notre arrivée.

— Ho que oui. Et tu devrais t’en inquiéter aussi, crois-moi.

— Ce n’est pas dans mes habitudes.

— Ha… et tu fais comment alors quand s’annoncent de tels ennuis ?! On parle de devoir se justifier devant les autorités de Mélisaren, et croit-moi que l’Église se fera un beau plaisir de rappeler la loi que nous avions violée !

— Je préfère anticiper que m’inquiéter. Je t’emprunterai un de tes jillisi, si tu le permets.

Erzebeth qui venait elle aussi de renoncer à boire le thé, tiédi et désormais clairement ignoble, leva un sourcil surpris :

— Bien sûr, mais pour quoi faire ?

— Pour anticiper.

***

Albinus Mercalor marchait sous les coupoles de la cour intérieure attenante à ses apparentements privés de l’Eglise Aquilée, à Armanth, suivant le rythme lent de son maitre, légèrement en retrait de lui et de son jeune page tout de blanc vêtu qui portait avec grand soin son étole et son livre saint. Il ne pouvait donc voir le regard de Franello, prévôt de l’Espicien et surtout influent sénateur de l’Elysée, seulement son dos, et son épais manteau d’un velours noir liseré d’argent balayant le sol carrelé de marbre. Il hésitait donc entre le soulagement et l’appréhension de ne pouvoir scruter de visu l’humeur du vieil homme. Mais il savait parfaitement que celle-ci était particulièrement houleuse.

— Explique-moi encore, Albinus, le détail de l’initiative que tu as cru bon de prendre ?

Le secrétaire déglutit, inspira un grand coup et reprit, le plus calmement du monde :

— J’ai recruté dix volontaires parmi les plus discrets et fidèles Ordinatorii de notre église, afin de les charger de la mission que vous m’aviez confiée, mon maitre.

— Quelle était cette mission ?

— Vous le savez fort bien, mon maitre, dois-je la répéter encore ?!

La voix du prévôt, grave et basse comme le deviennent la voix des grands tribuns après de décennies passées dans les oratoires, était d’un calme froid, presque menaçant :

— Je ne vois aucun autre moyen de m’assurer que tu avais clairement compris mon ordre.

Albinus lâcha un autre soupire, mal assuré :

— Vous m’avez demandé de prévoir les moyens adaptés pour compromettre les proches de Jawaad, et si nécessaire d’user des moyens les plus extrêmes pour y parvenir.

— Bien. Poursuis…

— Je leur ai donc ordonné de lancer un assaut nocturne sur le domaine de Jawaad au moment propice. Avec comme premier ordre de trouver toute preuve compromettante prouvant l’hérésie de ce marchand afin de le mettre face à notre justice, et comme second ordre de semer la terreur parmi les siens, y compris en usant des moyens les plus radicaux.

— Était-ce mon ordre ?

— Hé bien, vous avez dit que…

— Était-ce mon ordre ?!

Le page sursauta. Franello s’était retourné, et son visage austère que la vieillesse commençait à parcheminer rendait encore plus dur son regard glacial et bleu, entouré de cernes sombres.

— Non, non, ce n’était pas votre ordre ! Mais vous avez ordonné que je trouve comment compromettre les proches de Jawaad ! C’était la plus efficace solution pour exécuter vos souhaits, mon maitre !

— Mais tu as échoué. Tu as échoué, car tu as pris une initiative, sans présager de rien ! J’eut pardonné ta stupidité si ta désobéissance s’était conclue par une réussite. Mais désormais, comment régler les conséquences d’un tel fiasco ? En as-tu une idée ?

— Je… heu… je n’en sais rien, mon maitre.

— Non, tu n’en sais rien. Ton inconséquence va compromettre l’intégralité de ma mission et me forcer à devoir en changer le calendrier. L’Elegio va demander des comptes et il réclamera un responsable.

Albinus blêmit. Le regard de Franello ne laissait aucun doute sur les sous-entendus de ses derniers propos. Le prévôt reprit :

— Mon supérieur, l’Espicien, réclamera avec insistance des clarifications et nous allons veiller à ce qu’il en reçoive des indiscutables, afin qu’il n’ait pas à se préoccuper de nos affaires. Quant à moi, je dois informer sa très Haute-Sainteté et prendre des dispositions pour planifier les moyens nouveaux d’accéder à ses souhaits. Souhaits que tes actes ont rendus plus compliqués.

Le secrétaire restait figé fixant le regard glacial et sinistre de son maitre. On eu pu deviner aisément qu’il savait ce que cela impliquait. Il eut brièvement la pensée de fuir à toutes jambes ; mais elles ne lui obéirent pas. Il y eut un bruit, lent et visqueux, quand le large glaive acheva de lui traverser le torse depuis son dos, en déchirant son diaphragme. Le souffle coupé à jamais, Albinus baissa la tête pour voir la lame qui jaillissait de ses côtes. C’était presque incongru ; mais il n’en vit pas plus : le garde Ordinatori du prévôt fit tourner le glaive d’un quart de tour pour achever sa victime. Sa mort fut presque immédiate.

Le page se mordit la lèvre à s’en blesser, dans un gémissement de terreur aiguë, révulsé par le flot de sang et le cadavre pantelant du secrétaire, tué sans un bruit ni une hésitation. Franello n’avait pas bougé, observant la scène sans humeur. Il leva la tête sur son garde :

— Livrez le corps à l’Elegio. Il a trahi notre Sainte Église en menant une vengeance personnelle contre Jawaad et a trouvé la mort en tentant de lever la main sur moi quand il a été mis face à son crime. L’Elysée se satisfera de cette histoire ; cela demandera quelques efforts, mais je m’en assurerai.

L’Ordinatori essuya sa lame sur le manteau léger de sa victime, avant de le ranger. Pas plus que son maitre, il ne montra la moindre émotion sur son visage balafré à l’œil gauche crevé quand il se redressa :

— Et pour les Séraphins ? Ils n’en resteront pas là, mon seigneur.

— Nous allons en tenir compte. Vous savez ce que vous avez à faire concernant leurs captifs, Phillipus…. Que les Hauts-Seigneurs vous bénissent. Allez.

***

La nuit était tombée sur l’hospice de Duncan à Mélisaren, couvrant l’alcôve maintenant vide de l’infirmerie dans le linceul de douce lumière bleutée. Azur avait repris conscience peu avant le soir et avec l’aide de Lisa et Lilandra avait rejoint la chambre réservée à la jeune terrienne, où la femme médecin avait fait installer un second lit. Malgré la douleur encore vivace, et la crainte légitime d’Azur d’être punie par Jawaad d’avoir été abimée, la soirée s’était conclu par des rires joyeux, et des échanges d’anecdotes entre elle et Lilandra, tandis que Lisa les écoutait, tout sourire. Tard dans la soirée, celle-ci avait ouvert un livre de légendes étéocliennes, et avait fait la lecture pour Azur, assisté par Lilandra qui corrigeait les erreurs de la jeune femme. C’était parfois un peu laborieux, ce qui les fit encore rire.

Azur s’endormait enfin, et Lisa discutait en murmurant avec Lilandra, la pressant de questions sur les contenus des légendes qu’elle avait lus pour la soirée, toujours aussi avide de savoir, quand Duncan entra, précipitamment, dans la chambre. Un geste opposé à toutes les habitudes du vieux médecin calme et débonnaire :

— Lilandra, j’ai besoin de vous. Précisément, j’ai besoin de votre rang de princesse héritière auprès du Sénat, et de vos alliés !

L’aristocrate ouvrit de grands yeux étonnés :

— Duncan ? Que se passe-t-il donc ?

— Je vous raconterai tout en chemin. Jawaad vient de faire une folie. Une bonne folie. Mais nous avons la nuit, et peut-être à peine la matinée pour que cette folie s’achève en une bonne nouvelle et ne finisse pas en drame.

— Que voulez-vous dire ?!

— Lui et le capitaine du Défiant ont sauvé des rescapés d’une ville ravagée par la Rage. C’est l’occasion de prouver que mon vaccin fonctionne, qu’il y a un remède et qu’il est temps de combattre cette maladie, et pas les pauvres hères qui en sont les victimes ! Mais nous n’avons que la nuit, avant que l’Église ne dresse ses lois et ses alliés contre nous !

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