Chapitre 9 à 12News

12- La porte

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Pendant un instant, il ne se passa rien. Janus retenait son souffle, derrière Elena, et s’abstînt même de tout commentaire sarcastique. Puis il y eut des bruits grésillant, suivis de cliquetis étouffés. La terrienne tenait toujours les câbles de cuivre, tandis que la dynamo à loss, qui avait fourni toute sa charge électrique bien au-delà de ses capacités, rendait son dernier souffle à ses pieds, fumante.

Puis tout se mit à vibrer, tandis qu’un chuintement annonçait l’ouverture tant espérée de l’énorme porte de métal. Elena lâcha les câbles et recula, faisant signe à Cénis de faire de même. Mais cette dernière ne l’attendit pas, filant vers le coté de la vaste cavité souterraine, presque aux limites de la lumière des lanternes. Janus voulut en premier lieu prouver son courage et faire face à la porte bravement, mais finalement il trouver que l’idée de sa camarade n’était pas si idiote et il s’éloigna à son tour.

Mais pour Meeri et Berrel, les deux vieux comparses du voleur, il n’était pas question de reculer. Ils accueillirent l’ouverture des épais battants dans des cris d’enthousiasme et d’étonnement, découvrant ce que bien peu de lossyans avaient jamais l’occasion de voir. L’énorme porte, haute de plus de trois mètres, glissait sur les côtés, dévoilant une série de pênes en train de se rétracter dans le même mouvement. Les deux malfrats exultaient devant le spectacle, tout en réalisant à quel point il aurait été vain de tenter par quelque moyen de forcer de tels épaisseurs de blindages.

Une odeur âcre de ciment, de moisissure et et de rouille mélangés prit tout le monde à la gorge quand la porte acheva de s’ouvrir dans des grincements et des craquements sinistres. Mais cela n’arrêta pas le duo qui se précipita vers l’accès enfin ouvert ; il y avait trop de temps qu’ils attendaient et l’ouverture de cette porte était trop de promesses de richesses au-delà de tous leurs espoirs pour qu’ils aient encore quelque prudence.

Janus eut l’intuition que quelque chose n’allait pas ; tout cela était trop facile, aussi farfelue soit sa réflexion au regard des efforts qu’il avait fallu déployer pour parvenir jusqu’ici. Mais son impression ne le lâchait pas. Il leva la voix pour interpeller ses deux compères :

— Ho les gars, prudence ! On a tout notre temps !

Elena fit un pas précipité vers Janus, alertée à son tour :

— Il y a un truc…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Le chuintement mécanique n’avait pas cessé et s’amplifia brutalement en des sifflements furieux. Jaillissant soudain de l’obscurité du tunnel qui s’ouvrait derrière la porte, une forme floutée par des nuages de poussière et des jets de vapeur se pencha tel un démon vomi de l’ombre. Meeri n’eut même pas le temps de crier avant d’être tranché eu deux à hauteur de buste. Berrel hurla, presque en chœur avec tout le monde, se jetant de coté en tentant de dégainer son vieux pistolet à impulsion. Il fut tué sur le coup, écrasé par une énorme patte mécanique aux allures insectoïdes.

La panique saisit immédiatement les trois survivants, tandis que la chose mécanique s’extrayait du passage. Haute de deux mètres, la machine évoquait bel et bien une sorte d’insecte à quatre pattes à qui on aurait greffé quelque torse qui peut pu être décrit, avec beaucoup d’imagination, comme humanoïde, pourvu de deux long bras articulés se finissant en des sortes d’organes palpeurs aux allures de griffes mortelles. Le plus effrayant était sans doutes ce qui tenait lieu de tête à la chose, une sorte d’énorme œil unique à l’iris mouvant, monté sur un faisceau d’axes mécaniques.

Janus attrapa Elena par le bras dans sa fuite, dans un réflexe protecteur pour la mettre à l’abri en hurlant :

— Courez !

 


 

Lira Aquilon se tenait debout sur le château arrière de son galion personnel, le puissant Grâce de Feu, bras croisés sur le bastingage en fulminant visiblement. Peu de lossyans, même quand elle était d’humeur plus avenante, avaient le courage d’aborder la légendaire Femme d’Epée et plus puissante princesse des lignées de la cité d’Ansaren, sans d’infinies précautions et une bonne dose de diplomatie. A cet instant et à son humeur, les volontaires pour oser lui adressaient la parole s’évaporaient comme glace en plein soleil.  A vrai dire, cette crainte concernait principalement les hommes ; Lira, la Lame d’Argent, tel qu’on la surnommait partout sur les Mers de la Séparation, bien au-delà de là où elle avait jamais mis les pieds, était connue et à raison pour ne montrer aucune patience avec la gente masculine. Qui l’avait approché avait souvent pu vérifier, à son corps défendant, le très net penchant de la dame à la renommée légendaire à afficher son dédain envers tout mâle, quel que fut son statut.

Un peu plus bas, sur le pont principal encombré, tout un éventail d’officiers de la puissante cité-état discutait âprement. Certains appartenaient à la maison Aquilon, mais la plupart des autres représentaient plusieurs maisons princières alliées, commentant les premières nouvelles parvenues de Mélisaren. Le principal sujet de discorde tenait à la décision de prêter main forte à la cité-état contre les forces de Nashera, et surtout de quelle manière. Pour les officiers de la Maison Aquilon, l’affaire était entendue : leur maitresse répondrait à l’appel et irait défendre Mélisaren. Mais la chose était bien moins claire pour les Maisons alliées qui étaient clairement en train de remettre en question leur engagement initial. D’un certain point de vue, il aurait été difficile de leur en tenir rigueur. Nashera était la plus puissante cité de tout l’Etéocle ; elle était sa capitale, forte de l’appui d’une bonne dizaine d’autres cités-états et elle pouvait même compter, et tout le monde le savait, sur l’aide de la toute-puissante Hégémonie d’Anqimenès en cas de nécessité. S’opposer à elle revenait à s’opposer, ni plus ni moins, qu’à une moitié de l’Etéocle et aux intérêts d’un empire, ou peu s’en fallait.

Un jeune homme s’approcha pourtant de Lira sans marquer la crainte respectueuse coutumière à son entourage. Vêtu d’un uniforme d’apparat rouge et or à galons, sa prestance martiale détonnait avec son jeune âge. L’autre chose marquante était non seulement sa ressemblance avec Lira, mais aussi sa stature. Il n’avait guère plus de quinze ans, mais toisait sans mal n’importe lequel des gardes de l’escorte de la princesse d’Ansaren. Posant un sourire sur la femme appuyée au bastingage, il se pencha à son tour, ses longs cheveux noirs tombant de côté, seul contraste avec Lira, qui arborait une magnifique chevelure blond feu retenue en catogan.

La femme d’épée tourna la tête sur le jeune homme et afficha un sourire tendre et maternel :

— Qu’est-ce que pense mon fils de sa première expérience de campagne militaire ?

— C’est à toi que je devrais le demander, mère. Je n’ai guère mon mot à dire sur ces discussions, mais je suppose que tu as déjà vu ça, non ?

— Tu parles d’un parterre d’aristocrates et de capitaines de salon en train de se disputer sur la manière de décider d’une évidence ?

— Tu ne peux pas leur reprocher d’avoir peur de ce qui nous attends tous. Ils sont tous prêts à défier Nashera, ceci dit. Mais pas à n’importe quel prix. Personne n’a fait la guerre, à Ansaren depuis, quoi, dix ans ?

Lira soupira pensivement, avant de rectifier, fronçant des sourcils aussi blonds que sa crinière. Les quelques rides de son front étaient la seule emprise réelle que le temps avait réussi à marquer sur ses traits fins :

— Douze, plus précisément. La guerre de succession princière, mais elle était sans comparaison avec ce qui nous attends. La peur nous nous aidera pas ; et puis, ce n’est pas pour eux qu’ils ont peur, mais pour leurs intérêts et leurs petits privilèges.

— Et quoi, mère ? Tu vas leur dire qu’ils sont idiots, égoïstes ou encore lâches et les haranguer à laisser de côté leurs faiblesses ? Je suis prêt à parier que, pour nombre d’entre eux, c’est ainsi qu’ils se jugent. Et pour les autres, ils ont trop été conditionnés à penser à leurs intérêts pour aborder les choses autrement. Dans tous les cas, ils pensent à leurs troupes, à ce que cela va leur coûter, au risque bien réel qui s’ensuivra…

Lira resta silencieuse un moment, observant son fils, tandis que quelques mètres plus bas, les discussions s’envenimaient en donnant clairement l’impression que tout le monde essayait de parler plus fort que son voisin sans que quelque décision que ce soit n’avance.  Le jeune homme n’avait pas la formation militaire de sa mère ; à vrai dire, elle avait refusé qu’il suive une académie martiale et à son grand soulagement, Oric ne s’en était nullement plaint. Il n’avait aucun penchant pour la guerre et préférait largement passer son temps en études de lettres, de philosophie et de droit. Il avait seulement insisté pour apprendre l’escrime et le maniement des armes à impulsion, principalement pour faire honneur au nom des Aquilon et à la réputation de bretteuse de sa mère. Mais lui-même ne se faisait aucunes illusions sur ses talents martiaux. De toute manière, personne sous le ciel n’avait la moindre chance de se comparer à la Lame d’Argent dans ce domaine, elle qui avait vaincu son premier maitre d’arme, dans un duel à mort pour réclamer le sceptre d’autorité de sa famille, alors qu’elle n’avait pas treize ans. Mais Oric démontrait d’autres talents, dont celui, ô combien précieux, de n’avoir pas peur de donner son avis avec franchise devant sa mère, fut-il contraire aux points de vue de la Femme d’Epée. Et souvent cet avis, nourri par une expérience affutée au sein de la cour des maisons princières d’Ansaren, était-il particulièrement avisé.

Lira finit par répondre, en souriant encore, fièrement :

— T’exerces-tu donc à devenir aussi redoutable diplomate que je suis stratège, mon fils ? Tu vois fort juste, plus que moi et au moins aussi bien que mes plus avisés conseillers.

Oric lâcha un rire :

— Je n’ai pas ton charisme, mère et encore moins ta renommée. Pour eux, je suis tout juste bon à retourner à mes livres et me cacher sous tes jupons. Mais…

Le jeune homme afficha encore un sourire, complice et fière, vers sa mère :

— Mais oui, j’essaye ! Tu veux mon conseil ?

Lira acquiesça sans un mot. Oric reprit :

— Ils savent ce qu’ils ont à y perdre mais aussi l’enjeu de cette campagne militaire. Ça ne sert à rien de leur rappeler l’évidence. Par contre, ils ne veulent pas s’aventurer sur le sujet des conséquences pour Ansaren, mais aussi pour toutes les cités du Sud, si Mélisaren tombait dans les mains de Nashera. Leur Agora n’acceptera jamais une reddition ou de négocier une vassalité, cela ne peut se finir que par une défaite. Si Mélisaren devait finalement se rendre, ce serait dans le sang et qui sait alors quelle sera la prochaine cité libre sur laquelle le Premier Régent jettera son dévolu ?

Lira soupira encore, sans cacher son agacement :

— Mais n’est-ce pas le sujet qui a été débattu deux jours durant à l’Agora ? Ils savent bien quels enjeux nous attendent ?!

— Parfois, il y a des évidences qu’il faut savoir répéter, mère. Tu ne perdras pas ton temps à le leur redire et, toi, tu as le talent des mots pour les convaincre.

La noble étéoclienne se redressa, dans un rire sonore et franc, qui parvint même à suspendre l’aéropage d’aristocrates et de militaires qui, jusqu’ici, se perdait en éclats de voix et arguments toujours plus vains et bruyants.

— Allons vérifier ta théorie, mon fils, lâcha Lira joyeusement, avant de reprendre, en levant la voix : messieurs, votre attention, car il est temps de vous rappeler pourquoi nous allons bel et bien sauver nos alliés de Mélisaren !

 


 

— C’est ça, une dynamo à loss ?

Janus haussa les épaules devant la moue perplexe d’Elena qui tenait en main le complexe tube d’acier et de cuivre doté de rouages et mécaniques étranges qu’il avait eu toutes les peines du monde à récupérer :

— Ben, oui, tu t’attendais à quoi ? Tu as idée de ce qu’il a fallu faire pour la trouver ? Ça vaut facile le prix de huit ou dix chevaux, ce truc.

— Je sais qu’il t’a fallu l’aide de Cénis, oui. Je l’ai vu rentrer en pleurs et elle s’est réfugiée dans ma chambre. Je suppose que tu as exploité ses talents d’esclave des plaisirs ?

Janus regarda vers les escaliers menant à l’étage de la vaste demeure, avant de hausser les épaules et revenir à sa camarade. Cette dernière affichait une moue agacée pour bien appuyer le fait qu’elle n’avait pas aimé devoir prêter son esclave et encore moins la voir revenir aussi perturbée. Mais pour le voleur, Cénis était un outil qui servait à cela, point ; elle avait couté bien assez cher pour avoir le moindre scrupule à l’exploiter en retour. Et cette fois, elle avait fort bien servi, d’ailleurs :

— On ne dérobe pas une dynamo dans une boutique d’ingénierie bien gardée comme on détrousse un petit bourgeois sur une place de marché. Il me fallait une diversion qui soit efficace jusqu’au bout et comme ce gros mora de marchand bavait sur ton esclave rien qu’à l’idée de la prendre de force, eh bien, j’en ai profité. Ouais, elle s’est faite salement secouer, mais elle ne mourra pas de quelques bleus et, après tout, elle peut être fière d’avoir donné de sa personne pour te servir aussi bien, non ?… Ah oui, et j’ai tes câbles de cuivre aussi.

Elena tendit la main vers les épais fils formés de faisceaux torsadés, entourés d’une gaine protectrice de rubans de fibres imbibés d’une sorte de caoutchouc. Leur apparence était encore plus archaïque à ses yeux que pour la dynamo à loss, mais par contre autrement plus communs pour la terrienne qu’elle était. Elle releva la tête :

— Merci, ce sera parfait mais, la prochaine fois, sert-toi ton esclave pour tes idées de diversion à grand coup de baise.

Janus secoua la tête en affichant un sourire désabusé :

— Thin, je sais que tu tiens à Cénis, mais c’est une esclave dressée exprès pour cela. Ira ne connait rien ni à la séduction, ni aux arts de l’amour et serait infoutue de plaire avec talent, alors que ton esclave n’a même pas besoin d’un effort pour faire bander tous les hommes. Alors bien sûr que ça comporte des risques, mais c’est juste une esclave ; on prend tous des risques, elle a fait sa part.

Elena fixait toujours les câbles et la dynamo, qu’elle posa sur le bois de la vaste table massive et ouvragée de la salle à manger, avant de commenter :

— Tu as déjà été esclave, dis-moi ?

— Hein ?

— Ma question est simple… t’as déjà été asservi ?

— Les Hauts-Seigneurs m’en préservent, jamais ! J’ai été arrêté, enchainé et secoué comme un poirier par des salopards de miliciens-mercenaires ivres comme des outres ; j’ai passé quelques temps au fond d’une geôle puant la merde et j’ai même testé le pilori durant deux jours ! Ça me suffit bien. Pourquoi me demande-tu donc cela ?

— Ce sont les risques du métier de voleur, non ? Dis-toi que tout cela, Cénis, moi, et sûrement ton esclave, on l’a vécu et ce n’était qu’un préambule à nos tortures. Alors fait ce que tu veux d’Ira, mais tu respectes mon esclave ou je m’énerve.

Janus tira un autre sourire, mais acquiesça finalement :

— Promis, je ferai attention à ton esclave et je vais même aller lui trouver quelques sucreries et deux trois babioles pour la remercier de son effort. Mais tu sais, même si tu es Chanteuse de Loss, tu ne changeras pas le monde, il est ainsi et, même s’il ne te plait pas et que je le comprends, il ne fonctionne pas si mal.

Elena s’activait à essayer de trouver comment faire fonctionner la dynamo. Il y avait nombre de molettes et de roues, des réglages qui lui échappaient et, si l’appareil avait vaguement la forme d’une dynamo telle qu’elle les connaissait sur Terre, c’était clairement fort différent, en plus d’être très archaïque pour elle. Elle répondit distraitement, cédant au geste de Janus qui se proposait à lui montrer :

— Non, je ne veux pas changer ce monde. Pas encore. Mais ave cela, peut-être que nous allons faire un premier pas dans ce sens…

Janus lâcha un rire :

— Eh bien, que d’ambition ?! Mais tu ne m’as pas dit à quoi allait te servir cette machine et, ce n’est pas que je sois curieux, mais vu les risques que j’ai pris pour t’en avoir un, je voudrais bien savoir…

— Mais si, tu es curieux, Janus. C’est une de tes qualités. Et avec cela, je vais pouvoir ouvrir la porte du Labyrinthe. Je t’avais dit que je savais comment y parvenir. Il n’y a plus qu’à y retourner et essayer… et si tu as raison, la fortune et le savoir nous y attendent.

 


 

Cénis avait cessé de pleurer, mais elle n’avait pas touché au panier de friandises que Janus lui avait apporté un peu plus tôt. Elle l’avait cependant remercié, même si c’était bien tristement, en découvrant les huiles parfumées et les savons qu’il avait ajoutés au paquet. Ils lui avaient été bien utile, tandis qu’elle avait passé un long moment à se laver, évacuant dans le bain tout ce qui lui restait de larmes, en essayant d’oublier les douleurs cuisantes que lui avait laissé son violeur et de chasser son odeur de ses narines.

Elena était là, quand elle quitta le bain pour entrer dans la vaste chambre de sa maitresse. Sur le lit étaient étalés des vêtements propres : une tunique ample descendant au-dessus du genou, des sandales fermées et une vaste étole qui ne serait pas de trop car le climat d’Armanth se faisait en ce moment plutôt froid. La terrienne montra les vêtements à la jeune fille et se tourna pour la laisser s’habiller, sans un mot. Elle ne brisa le silence qu’au bout d’un long moment, alors qu’elle fixait la rue, bruyante et animée, depuis la fenêtre de la demeure :

— Je suis désolée, je n’ai pas voulu cela, Cénis. Tu n’es pas sensée servir à cette tâche et ça n’arrivera plus.

Il y eut un sanglot ravalé, suivi d’une longue inspiration, avant qu’Elena n’ait une réponse :

— Je suis une esclave des plaisirs, maitresse. On… on m’a préparé à cela, ce n’est guère une surprise ; j’aurais préféré apprécier l’assaut de cet homme plutôt que d’en souffrir. Mais… mais il a vraiment été brutal et il m’a fait mal.

— Tu peux m’appeler Thin, en privé, tu le sais. J’imagine que les lossyans ignorent que le viol ne fait pas mal qu’au corps, mais ravage aussi l’esprit. Ou s’en fichent-ils, simplement ?

— Ho non, maitr… Thin… non, ils le savent très bien et n’aiment pas du tout cela en général, vous savez. C’est un crime grave quand une femme libre le subit. Et un acte déshonorant dans tous les cas. Mais on ne parle pas du mot viol, avec une esclave. Même si… même si c’est pareil, la différence est que dans ce dernier cas, le propriétaire peut seulement exiger un dédommagement si nous avons été abimées ou trop bousculées. Nous sommes des possessions, pas des êtres libres. Et tôt ou tard, on sait toutes que ça doit arriver.

Elena se tourna sur son esclave. La tunique lui allait bien et elle avait jeté l’étole sur ses épaules. La chambre était un peu trop fraiche ; par habitude, les armanthiens économisaient le bois de chauffage en journée et, si les demeures les plus aisées avaient souvent un système de chauffage par le sol en diffusant de l’air par des canalisations depuis des chaudières installées dans les caves, ce luxe ne faisait pas partie du confort de l’ancienne maison d’Omar. La terrienne allait devoir imposer qu’on ne laisse pas sa cheminée éteinte en journée et tant pis si on se moquait de sa frilosité. Elle détailla Cénis encore une fois. De ce qui était visible, elle avait hérité de plusieurs hématomes, dont un contre la pommette, fruit d’une puissante gifle, sans compter des abrasions aux genoux et aux poignets. De ce qui n’était pas visible, elle n’avait besoin d’aucune description. Elle l’avait vécu elle-même, entre les mains repoussantes du Bey Jharin et de son esprit pervers et dément. Elena connaissait dans sa propre chair tout ce que l’étéoclienne venait de vivre.

— Ca n’aurait pas dû arriver et, avec moi, cela n’arrivera plus. Si un jour je dois me servir de tes compétences d’esclave de plaisir, je te le demanderais sans te l’imposer. Tu seras libre de refuser si tu ne t’en sens pas la force. Je ne t’ai pas sauvé pour m’approprier une esclave des plaisirs, Cénis… Je l’ai fait pour payer ma dette à une amie, tu comprends ?

Cénis ouvrit des yeux ronds, s’emmitouflant dans son vaste pan d’étoffe douce en souriant, des larmes venant brûler ses yeux :

— Vous… vous l’avez fait pour cela ?! Je… je m’étais faite à l’idée que ma vie serait dédiée à plaire à mes propriétaires et ouvrir les cuisses devant leurs caprices et apprendre à l’accepter, peut-être même à l’apprécier ; j’ai aimé certains moments et je ne pourrais pas le nier. Je sais aussi que… que j’ai été dressée à cela et que j’aurais de la peine à imaginer ma vie autrement… mais… mais me dire que… que vous êtes venue me sauver… c’est… c’est tellement…

— Précieux ? C’est ce que tu es pour moi, Cénis : précieuse. Je t’ai voulue parce que tu es cultivée, immensément plus que moi sur ce monde. Je peux tout te demander franchement et sans crainte de paraitre barbare à tes yeux, puisque tu le sais déjà ; tu sais tout ce que je dois apprendre. Et tu peux me conseiller sur les us et coutumes, sur l’étiquette… même sur les codes et la politique, la manière dont pensent les lossyans et que je dois comprendre ! Voilà ce que je veux de toi. Pas que tu viennes me servir le thé et me présenter mes repas docilement à mes genoux.

— Mais je dois vous servir, de mon mieux, pour vous plaire et vous satisfaire. C’est mon rôle ! je… je ne pourrais pas faire autrement… la simple idée que je pourrais ne pas vous être plaisante et obéissante de mon mieux m’épouvante.

Elena s’approcha et posa ses mains sur les épaules de la jeune fille, en acquiesçant :

— Je sais. Serais-tu étonnée si je t’avouais que je dois lutter moi aussi contre ce satané dressage, que je dois me faire violence pour paraitre qui je suis et protéger ma fragile liberté ? Je ne te demande pas de renier ce que tu es devenue. Simplement, fait-moi confiance et accorde-toi la liberté de… de croire que je ne te punirais jamais parce que tu as un peu négligé l’effort d’être une esclave parfaite. Tu n’auras jamais rien à craindre de moi ; d’accord ?

Cénis vint se blottir tendrement contre la terrienne, dans un soupire, avant de répondre :

— Vous êtes bel et bien une bien étrange barbare, maitress… Thin Mais je ne regrette pas de vous appartenir et… et mon esprit apprendra à accepter que j’ai un peu plus de liberté que celle qui m’a été accordé jusque-là. Mais je vous servirais toujours de mon mieux. Pas seulement par mon devoir d’esclave. Mais pour tout ce que vous faites pour moi.

Elena lâcha un doux sourire en réponse. Ses sourires étaient devenus rares, depuis des mois. Elle ajouta, paisiblement, serrant la jeune femme contre elle :

— Et tu me suivras partout mais… il ne faudra jamais que tu hésites à me dire quand tu ne t’en sens pas la force, d’accord ? Tu étais terrifiée, dans les souterrains, la dernière fois, n’est-ce pas ?

— Ho oui, mai… Thin. Mais je ne raterai l’occasion d’y retourner avec vous pour rien au monde. Pas alors que vous êtes si près de découvrir ce qu’il y a derrière cette porte.

— Alors, repose-toi et prends soin de toi, car ce soir, nous y retournons.

 


 

Alterma avait été d’une efficacité redoutable, à la grande surprise d’Abba. Elle avait pris en main le réseau administratif des affaires maritimes de Jawaad pour armer un navire en un temps record. L’exploit était d’autant plus admirable que tous les quais d’Armanth débordaient d’une activité inhabituelle. Les compagnies mercenaires navales s’activaient frénétiquement, tandis que la flotte de l’Elégio fourbissait ses armes. Il n’y avait pas encore de déclaration officielle, mais les crieurs de rue, pour vendre leurs journaux, ne cessaient d’évoquer l’agression de Nashera contre Mélisaren et l’indécision du Conseil des Pairs devant cette menace.

Bien sûr, les journalistes et chroniqueurs rédacteurs de ces feuilles de chou n’en savaient pas plus que les autorités de la ville. Il fallait dix jours de voyage pour atteindre Mélisaren et les nouvelles arrivaient depuis peu. Mais pour les citoyens les plus informés de la cité des Maitres-marchands, l’évidence du problème leur apparaissait avec lucidité. Nashera était l’alliée de la puissante Anqimenès ; si Armanth décidait d’intervenir, elle entrait délibérément en guerre contre la plus puissante force militaire de toutes les Mers de la Séparation. Même avec l’aide de l’Athémaïs qui viendrait à l’aide de sa capitale économique et culturelle, l’issue ne faisait aucun doute en cas de guerre : l’Hégémonie était pratiquement invincible. Lors de sa seule grande défaite, à la Bataille des Six Drapeaux, il avait fallu les légions de l’Hemlaris et les forces coalisées de plus de la moitié des Mers de la Séparation pour la contrer.

Si le Conseil des Pairs tergiversait autant, c’était pour décider de la manière de venir en aide à Mélisaren sans déclarer un casus belli. Et pour le moment, les gens au plus près de ces discussions savaient seulement que la meilleure alternative impliquait de demander l’aide des flottes pirates de l’Imareth. Ce qui ne se déciderait pas sans de houleuses tractations ; l’Imareth n’était guère dans les bonnes grâces d’Armanth, même si le fait que nombre de maitres-marchands y avaient leurs intérêts était un secret de polichinelle. Décider de faire appel à un si discutable allié de circonstance aurait des conséquences fâcheuses dont le Conseil des Pairs n’avait pas fini de parler.

Abba aurait tout de même bien souhaité en faire plus que fournir son réseau à Alterma et la regarder s’agiter. Mais ses blessures le handicapaient encore et il avait beau râler tout son saoul, il ne pouvait pas être de plus grande aide. Joran était, quant à elle, ravie. Elle pouvait veiller sur son maitre de tout son amour et elle en profitait. Elle partageait aussi son temps avec l’aide d’Airain et des autres esclaves éduquées du Jardin des Esclaves, à surveiller Jaspe, qui s’accoutumait au domaine de Jawaad et à sa nouvelle vie. Abba, même blessé, se chargeait consciencieusement de l’éduquer. Il aurait autrement parlé de dressage, car c’était bien le cas, mais il n’avait pas tant eu à user de violence avec la terrienne qu’il s’y attendait ; elle n’était pas conditionnée, loin s’en faut, mais elle était attentive et faisait des efforts pour être docile S’il faudrait tôt ou tard que l’esclavagiste la mette à l’épreuve et martèle sa volonté pour en tirer quelque chose, il pouvait temporiser sans trop s’en inquiéter. Abba ne savait pas encore quoi en faire. Il avait acheté cette fille pour monter un piège désormais caduc et jusque-là, la question ne s’était pas posé. Il décida que cela pourrait attendre. Il prendrait son temps pour l’apprivoiser et regarder comment elle se comportait pour décider de l’exploiter dans le meilleur de son intérêt.

Le colosse s’arrêta devant la porte du bureau d’Alterma, soufflant d’agacement à devoir clopiner comme un vieillard. Il fit une pause contre la colonne, faisant un signe à la comptable, qui préparait ses affaires avant le départ imminent :

— Tu es bientôt prête ?

— Plus que vous, Abba, je dirais. Je sais que nous en avons déjà parlé, mais êtes-vous sûr de vouloir prendre la mer dans votre état ? Même en pleine forme vous détestez cela et on sait bien qu’avec le temps qu’il fait en ce moment, ce ne sera guère une partie de plaisir.

Abba gronda en s’affalant dans le premier fauteuil venu, dont l’osier protesta contre le poids du géant noir, avant de répondre :

— Tu es bien décidé à la prendre, la mer, toi, non ? Alors je te suis ; il ne sera pas dit que j’aurais hésité quand tu fonce sans un instant de doute dans les pires des ennuis et que ce soit en bateau, à cheval ou en boitant sur tout le chemin !

Alterma attrapa une dernière liasse de papiers, hésitant au dernier moment à savoir comment la faire rentrer dans sa malle déjà bien encombrée en toute sécurité. Elle fronça un sourcil en fixant le colosse noir :

— Est-ce de la fierté qui vous guide alors, ou du courage, dites-moi ? Je ne suis pas tellement sûr de faire la différence…

— Tu veux m’insulter ?! Je n’aime pas le bateau et je n’ai vraiment rien à prouver à une femme ! Mais je ne te laisserais pas seule. Jawaad est peut-être en danger, il y a bien assez de monde pour s’occuper des affaires de la maisonnée, donc j’y vais. Et, oui, j’y vais aussi pour veiller sur toi, femme !

Alterma secoua la tête avant de lâcher un rire, refermant sa malle :

— Par les étoiles, vous ne seriez pas si bourru et engoncé dans vos traditions et vos idées reçues, vous seriez un homme véritablement charmant. Mais… merci, Abba. Ho, je ne dis pas que j’aurais hésité à faire le voyage sans vous mais, je suis bien plus rassurée de vous savoir à mes côtés.

Le colossa gronda :

— Bourru, moi ?!

— Ho que oui, Abba, fit Alterma, avec un sourire joyeux. Mais charmant, aussi. Si si, j’insiste !

— Ca me fait bizarre comme adjectif me concernant, répondit le géant dans une moue dubitative. Te moques-tu de moi ou le penses-tu ? T’as vu ma tronche, ce n’est pas en général comme cela qu’on me décrit, au contraire. Je sais fort bien que je fais peur aux gens, même quand je n’en ai pas envie…

Alterma souri encore, se plantant devant Abba. Debout face au colosse affalé dans son fauteuil, elle avait enfin l’occasion de le toiser aisément. En temps normal, elle devait largement lever la tête pour le fixer :

— Vous êtes maitre-esclavagiste en titre et non des moindres, entouré de quelques-unes des plus belles filles qu’on puisse imaginer à Armanth, vous ne manquez pas d’amis sincères et fidèles et vous êtes sûrement vu comme un bon parti qui a dû déjà être approché par des pères voulant marier leur fille. Et vous pensez encore que votre allure de brute est tout ce que l’on voit de vous ? Je crois que nous aurons tout un voyage d’une longue semaine pour en discuter. Vous êtes prêt à partir ?

Abba se redressa en râlant, autant de douleur que de la remarque de la comptable :

— Ouais, enfin, autant que possible. Mais qui te dis que je vais vouloir parler de ça, hein ?

La réponse d’Alterma fut un rire tandis qu’elle appelait les esclaves pour qu’elles se charge de sa lourde malle.

 


 

— Vous me dites qu’Eïm est parmi eux ?!

L’officier confirma d’un signe de tête. L’homme, engoncé dans un plastron de linotorci finement ouvragé, rehaussé d’une veste courte à galons ornée de pièces d’armure articulées, qui n’étaient pas là pour la simple décoration, faisait face à sa commandante en chef, dans sa cabine privée, avec une rigueur militaire qui contrastait avec son air las et ses traits salis par un voyage mouvementé :

— Oui, votre altesse. Il a mené la charge en tête des volontaires et des conscrits de l’Impérius de Mélisaren, présenté officiellement par celui-ci.

Sa collègue renchérit, plus jeune et vêtue de l’uniforme de guerre, noir et rouge des légionnaires de l’Ordinatori. Son casque d’hoplite à crête rouge sous le bras, elle se voulait aussi martiale que le capitaine de la garde princière de la Maison Aquilon, mais elle n’en menait pas plus large que lui ; elle arborait un hématome assez impressionnant au menton pour preuve que, pour elle aussi, la reconnaissance avait été mouvementée.

— Il a survécu à la bataille, selon toutes les sources que nous avons pu collecter, votre altesse. Mais il est désormais coincé dans la ville. Le général Andesphos a positionné toutes ses troupes pour un siège et l’amiral Argus fait le blocus de la baie de l’Etéocle. Notre petite escorte de reconnaissance a eu bien du mal à échapper aux flottes qui patrouillent.

— Bien sûr qu’il a survécu à la bataille, lâcha Lira dans un éclat de voix colérique assez intense pour parvenir à faire brièvement frissonner de crainte les deux militaires qui lui faisaient face. Rien ne peut tuer Eïm le Voyageur, ce n’est pas comme si des légions entières avaient essayé ! Et le reste de la ville, ses troupes, comment cela s’est-il passé ?!

Les deux officiers se regardèrent, hésitant un peu à se questionner pour savoir qui allait répondre et donc endosser la responsabilité du rapport qu’il devrait fournir. Finalement, c’est le capitaine des Aquilon qui se décida, mais juste un instant avant que l’Ordinatori ne se lance :

— Nous avons seulement pu observer de loin, votre Altesse, mais la ville tient bon. Nous avons, bien entendu, envoyé quelques oiseaux voyageurs et nous pouvons espérer une réponse rapidement. Nous avons pu aussi interroger quelques réfugiés qui ont assisté à la bataille. Il y a eu deux assauts en un temps très courts, d’abord par le port de la ville, qui a été repoussé pratiquement sans effort mais qui a tout de même incendié une partie des quais.

Lira fronça les sourcils en commentant :

— Cet amiral Argus est-il un idiot ? Un assaut portuaire est déjà une mauvaise idée, mais la défense portuaire de Mélisaren est réputée imprenable.

L’Ordinatori intervint, confirmant l’avis de la Femme d’Epée :

— Il est plus connu pour penser à la gloire qu’à ménager ses troupes, votre Altesse. Lui et le général Andesphos sont réputés avoir toujours été rivaux. C’est sûrement ce qui explique sa tentative : il voulait s’arroger l’honneur de la première victoire.

— Le seconde bataille a été à l’initiative de Mélisaren, renchérit l’officier. Une attaque surprise, de nuit, puis un assaut devant les murs de la ville, avec l’aide de machines de guerre d’un nouveau type. Si on se fie aux témoignages, les armées de Nashera ont été dépassées, malgré une seconde attaque navale très violente depuis l’embouchure du fleuve. Les récits sont un peu confus, certains points sont fantasques, nous espérons de meilleurs rapports de nos éclaireurs actuellement sur place, mais Mélisaren s’est défendue comme une vraie Draeyka en furie.

— C’est-à-dire ?

— Des pertes importantes pour Nashera, votre altesse, aussi bien de leurs légions que de leur flotte. L’Impérius Zaherd n’a pas fait que gagner du temps, je pense qu’il a profondément secoué ses assaillants. Ils ne tenteront plus d’autre assaut dans l’immédiat, pas avant de se réorganiser et de recevoir des renforts. Ils ont perdu une partie de leur ravitaillement, ce serait suicidaire pour eux de risquer encore un autre échec.

Lira ferma les yeux un moment, plongée dans ses réflexions. Même si elle devait composer avec les officiers des différentes maisons nobles et des représentants de l’Agora, elle était le commandant en chef de la coalition d’Ansaren. Toutes les décisions tactiques devaient être de son initiative, même si elles seraient discutées. Mais cela ne concernait pas les deux officiers devant elle. Ils avaient connu le feu pour lui rapporter ces informations et n’avaient sans doutes pas dormi depuis deux jours. Mais ils étaient concernés et elle n’avait pas besoin de les regarder pour deviner qu’ils étaient curieux de ce que déciderait la légendaire Lame d’Argent. Lira releva la tête et les toisa tous les deux :

— Ce n’est pas avec une dizaine de vaisseaux et deux légions réduites que nous pourrons arrêter les forces de Nashera. Mais nous pouvons compliquer leur tâche de ravitaillement et frapper leurs arrières avec efficacité. Allez vous reposer ; vous en avez bien besoin et nous partons dès l’aube. Ho… une dernière chose…

— Oui, votre altesse ?

— Si on vous le demande, ne confirmez pas la présence d’Eïm le Voyageur à Mélisaren. Les rumeurs suffiront et si on apprend trop officiellement qu’il est là-bas, cela compliquera mes discussions avec nos alliés.

Les deux officiers saluèrent avant de quitter la cabine de la Lame d’Argent. La nuit était tombée, mais le pont du Grâce de Feu était encore très agité. Si l’ensemble de la force armée de bord ignorait où leur galion allait les mener, ils savaient tous que l’action était imminente et ils préparaient le navire au combat en coordination avec l’équipage.

Ce n’était d’ailleurs pas le seul navire à vivre la même frénésie. A un jet de pierre, deux autres puissants galions de première ligne, à quai eux aussi, s’activaient en pleine préparation militaire. Les marins et les dockers s’entrecroisaient en se bousculant avec les uniformes rouges et or des légionnaires d’Ansaren et ceux, noir et rouge des Ordinatorii de la cité. Et il y avait encore huit autres galions et une bonne vingtaine de sloops er de goélettes à achever leurs préparatifs à la lueur d’Ortentia et des lanternes au mellia.

Lira referma la porte de sa cabine, le moment que choisit Amaris pour émerger de l’ombre depuis le petit bureau, où elle avait assisté en silence à l’échange de sa commandante en chef avec les deux officiers revenus de reconnaissance. La femme, un peu plus jeune que la Lame d’Argent, portait un uniforme similaire, une veste rouge brodée de fil d’or et ornée de galons sur un chemisier blanc en soie et une épaisse jupe assortie, ouverte sur un épais jupon noir. Il n’y avait que peu de personnes à porter cette tenue, tous membres de la garde personnelle de la princesse d’Ansaren et dans l’immense majorité anciens élèves de l’académie d’escrime réservée à des élèves féminins, que la Femme d’Epée avait fondé une dizaine d’année plus tôt.

Lira s’approcha pour se remplir un verre de vin ; elle ne se faisait aucune illusion qu’Amaris allait commenter la discussion. Après tout, c’était officiellement sa fonction en tant que conseillère et tacticienne.

— Tu sais très bien ce que je vais dire, n’est-ce pas, Lira ?

La femme d’Epée eut un sourire, remplissant le second gobelet d’étain pour le tendre à sa vis-à-vis :

— Que c’est une folie que d’honorer notre alliance et aller à l’aide de Mélisaren et que nous avons toutes les chances de prendre une rouste magistrale dont les conséquences seront dramatiques ?

Amaris ria, acceptant le verre dans un sourire et un signe de tête pour remercier sa supérieure :

— Ho non, tout cela tu le sais déjà et ma position n’a pas changé. C’est bien une folie, mais ce serait une folie plus grande encore de ne rien faire ; Nashera veut conquérir tout le sud, nous serons les prochain, ça ne fait aucun doute, alors autant devancer la guerre qui nous pend au nez. Je voulais juste te dire que tu peux faire les efforts que tu veux et te cacher derrière ton rang et ta renommée, tu ne peux tromper qui te connait bien.

Lira fronça les sourcils en prenant une gorgée de vin. Elle commençait à voir vers où se dirigeait cette conversation, aussi elle demanda faussement :

— De quoi parles-tu donc ?

— D’Eïm, bien sûr. Un jour, tu devras bien te décider à dire à ton fils qui est son père.

— Il n’a pas besoin de le savoir, Amaris. Il n’a pas son âme de guerrier, pas plus que la mienne, c’est un jeune homme de paix et c’est tant mieux. Et cela ne concerne personne d’autre non plus ; Eïm est un sujet trop délicat et polémique. Ma position est déjà compliquée, elle le serait encore plus si on venait à confirmer les rumeurs de mon histoire avec le plus célèbre des hérétiques de toutes les Mers de la Séparation.

— Les gens retiennent sans doutes beaucoup plus ton exploit de l’avoir vaincu en duel, je pense. Mais si tu as raison, je me dois d’insister : tu t’inquiètes pour lui et dès qu’il est cité, tes réactions changent, tu te fige et tu fais de ton mieux pour afficher de la distance. Tu peux faire ce que tu veux pour le cacher, cela se voit…

Lira s’approcha de la jeune femme, son sourire s’attendrissant quand elle répondit :

— Je l’admets, oui. Es-tu donc jalouse ?

La réponse d’Amaris fut d’attraper le col de sa supérieure pour venir lui voler un baiser passionné d’autorité, au grand plaisir de Lira qui l’enlaça de son bras libre. La jeune femme commenta, tout sourire :

— D’un homme, fut-il une légende vivante ? Pas le moins du monde, après tout, je t’ai toi… Je suis seulement inquiète.

Lira pencha la tête de côté :

— Inquiète de quoi ?

— Partons-nous en guerre pour venir au secours de Mélisaren, ou pour aller au secours d’Eïm ?

 


 

Abba pesta contre lui-même avec tant de force qu’il ne réalisa pas qu’il en gronda bestialement. Le soudard qui lui faisait face eut un sursaut effrayé, même armé et en position de force, à entendre ce son guttural venu du géant des Franges au faciès de fauve hargneux.

Le chef de la bande ne se désarma pas, affichant un air réjoui de satisfaction :

— Alors comme ça, vous pensiez vraiment qu’Amarrus Lokaï allait passer l’éponge ?  On est là pour vous présenter la note et avec des intérêts !

Le colosse des Franges se maudit. Il venait de se faire avoir comme un oisillon tombé du nid et c’était de sa faute, sans doute possible.

La traversé d’Armanth s’était faite en voiture à cheval, jusqu’au rendez-vous sur les quais, ce qui représentait un trajet de pas loin de cinq mille à travers les rues et terrasses pentues de la cité des maitres-marchands. Mais le départ avait été précipité ; Alterma avait excellé pour affréter un des navires de la flotte marchande de Jawaad en un temps record puis, avec l’aide du personnel du domaine, préparer en urgence les bagages pour un départ à la première marée propice. Mais elle n’avait pas songé à prévoir une escorte pour le déplacement jusqu’à l’embarquement et Abba n’y avait pas plus pensé. Et pourquoi faire ? Il n’en avait jamais besoin, sa seule présence était de coutume tout à fait dissuasive. Il n’avait jamais anticipé le risque ; après tout, le Domaine de Jawaad était actuellement sous la discrète protection des Séraphins de l’Elégio.

Mais les quais étaient bien loin des quartiers de l’Alba Rupes. Les affaires d’Alterma n’avaient pas dû passer inaperçu et Abba se faisait une idée du scénario qui s’en était suivi : des espions au service d’Amarrus avaient observé les allées et venues de la comptable, appris sans trop d’effort l’heure et le lieu de l’embarquement prévu des proches de Jawaad et s’étaient activés pour recruter une bande de coupe-jarrets et organiser un guet-apens bien préparé. Il avait fallu des moyens pour convaincre les milices de garde du quai de disparaitre un moment et pour les fonctionnaires de service de regarder ailleurs pour la soirée ; mais Amarrus n’en manquait pas et devait exulter d’avance au plaisir de se venger enfin de l’humiliation de son rival.

Abba jeta un coup d’œil circulaire. Il comptait neuf gros bras, bien armés pour l’occasion ; trois d’entre eux braquaient des pistolets, un quatrième arborait un tromblon. Le navire qui les attendait était à une bonne centaine de mètres, l’équipage de la voiture à cheval qui les avait conduits jusque-là était sous la menace des armes et n’en menait pas large et, bien entendu, il n’y avait pas un rat sur les quais faiblement éclairés à la lumière blafarde d’Ortentia cachée par les nuages et quelques lointains lampadaires. La situation était vraiment mal engagée.

Et en plus, il pleuvait. L’esclavagiste tenta pourtant de négocier :

— Je ne sais pas qui vous êtes, les gars, mais est-ce qu’Amarrus Lokaï vous a dit à qui vous vous attaquez ? S’il arrive quoi que ce soit à n’importe lequel d’entre nous, vous n’y survivrez pas. Même sans l’ordre direct de Jawaad le Maitre-marchand, vous serez pourchassés et massacrés jusqu’au dernier, vous, vos complices, votre famille… et Amarrus vous suivra dans les Abimes. Ça ne vaut vraiment pas le coup, alors je vous propose de me donner votre prix, on s’arrange et on en reste là ?

Le chef des coupe-jarrets, vêtu d’un pot-pourri de tuniques rapiécées, d’un gilet dépareillé, d’une veste de cuir élimée avec, par-dessus un long manteau qui donnait l’impression d’avoir été recousu de quatre ou cinq pièces différentes, cracha avec dédain sur les bottes du colosse qui lui faisait face :

— C’est bien pour ça qu’on va vous faire disparaitre avant d’aller voir ailleurs si on y est. Si y’a personne pour en causer, y’aura personne pour venir nous faire chier !

Abba grommela brièvement avant de répondre. Il y avait plus ardu que de négocier avec des gens raisonnés, c’était de devoir faire de même avec des idiots armés, persuadés de la réussite de leur coup. L’homme qui lui faisait face, souriant de tous ses chicots noircis, avait tout de l’abruti fier d’être en force et sûr d’avoir pensé à tout. Mais le colosse essaya quand même, on ne savait jamais :

— Ecoute, pour disparaitre, il vous faudra autrement plus que ce que ce gros mora pingre a pu vous lâcher. Du monde s’est forcément fait graisser la patte pour que vous soyez venus nous attendre et nous chopper sans donner l’alerte. Tu crois vraiment qu’ils vont se taire sous la torture ? Parce que, croit-moi, j’en connais un rayon, c’est comme ça que ça se passera. Tu sais à qui tu t’attaques, tu sais ce qui t’att…

Le malfrat, qui faisait bien une tête et demi de moins qu’Abba, lui envoya son pied dans le ventre, avec autant d’efficacité que de précision, frappant de plein fouet les plaies du colosse. Alterma glapit de peur, même si elle s’attendait tôt ou tard à cette violence. Jaspe, qui se tenait de l’autre côté du géant noir cria aussi, en se cognant contre la roue arrière de la voiture à cheval. Le plus proche comparse du chef de cette bande se pencha sur l’esclavagiste pour lui braquer son pistolet sur la tête, attrapant ses tresses ornées de perle pour assurer sa prise. Juste à côté, l’homme au tromblon qui braquait l’équipage de l’attelage ricanait.

— T’en fais pas pour ça, reprit le chef des coupe-jarret. Toi, tu vas rejoindre les poissons sans ta tête, Amarrus la réclame. Quant à tes deux poupées, quand on aura fini de bien s’amuser avec, on ira les revendre du côté de Samarkin et ça nous fera un sacré bon bonus !

Arrêtant de menacer Abba de son pistolet, l’homme le pointa vers Jaspe, jusqu’à venir lui pousser la joue de la pointe du canon, dans un plaisir malsain :

— Y’a que les friqués pour pouvoir baiser une rouquine. Croit-moi que je vais me faire bien plaisir avant de la refourguer !

L’homme poussa encore contre la joue de Jaspe, pour lui faire tourner la tête. A cette seconde, Abba, qui essayait de se relever malgré la prise du gaillard à ses cheveux, vit le regard de la terrienne changer. Ses yeux verts venaient de devenir deux miroir de mort sanguinaire. Il comprit de suite et se redressa brusquement en poussant un rugissement de rage, à la grande surprise de tous les malfrats.

L’homme au tromblon sursauta. Jaspe fit un pas en avant et saisit le canon de son arme dans une main, la main à sa poignée de l’autre, le forçant à faire feu. La détonation qui s’ensuivit aveugla tout le monde dans un éclair bleu et arracha la tête du chef de la bande. Elle attrapa dans le même mouvement son pistolet au bout de son bras ballant et en usa pour abattre l’homme qui menaçait l’esclavagiste, avant d’éventrer le porteur du tromblon de son propre sabre qu’elle retourna contre lui. Abba poussa le ruffian sans vie vers Jaspe pour se jeter, bras écartés, vers les hommes qui s’avançaient sabre au poing. Le dernier des coupe-jarret le plus proche, qui menaçait Alterma, perdit l’équilibre sur le coup. La comptable en profita pour saisir son bras et le faire valdinguer les quatre fers en l’air vers ses complices d’une clef parfaitement exécutée. Au vu de ses hurlements dans sa chute, Alterma lui avait brisé quelque chose.

Les deux premiers sbires à rencontrer Abba n’eurent pas le temps de comprendre. Le géant saisit leur deux tête, les fracassant l’une contre l’autre avec un bruit de craquement qui ne laissait aucun doute sur leur sort. Un troisième leva son sabre, presque sûr de son coup. L’arrière de sa boite crânienne fut pulvérisé par un coup de pistolet. Jaspe avait fait mouche sans coup férir en attrapant la dernière arme laissée au sol. Elle était tapie aux pieds d’Alterma, face au dernières brutes encore en vie, un sabre à la main et fixait les hommes comme un fauve attendant la seconde pour frapper.

Les trois derniers survivants auraient bien osé un peu de bravoure, mais les hommes de l’attelage avaient eu le temps de saisir leurs armes, qui un sabre, qui un mousqueton. Ils décidèrent sagement de choisir la fuite, lâchant tout ce qu’ils tenaient en main pour prendre leurs jambes à leur cou. Abba soufflait, aussi bien de douleur que de rage, et se tourna pour demander aux deux filles comment cela allait. Il eut la surprise de voir Jaspe achever le coupe-jarret blessé d’un geste funeste et parfait. Le colosse en resta interdit un instant, avant de clopiner douloureusement vers Alterma :

— Tu vas bien ?

La comptable était blanche comme un linge, le souffle encore court :

— Je… je crois oui. J’ai mal au poignet, mais ça va aller. Et vous ?

Abba fanfaronna, même s’il se doutait qu’il ne tromperait pas grand-monde :

— Rien qu’une bière et une bonne nuit ne peuvent soigner. On s’en sort sacrément bien, par les Haut-Seigneurs !

A deux pas d’Alterma, Jaspe veillait, tournée vers l’obscurité des quais. Sa manière de bouger, sa vigilance, avaient quelque chose d’animal et clairement menaçant. Même les deux hommes de l’attelage fixaient l’esclave rousse en se demandant clairement à quoi s’en tenir.

— Jaspe ?

Abba héla son esclave, sans lever le ton. Il la fixait sourcils froncés, mais aussi calme qu’il pouvait l’être après une si violente incartade. La rousse se tourna vers lui, après une hésitation. Son regard restait meurtrier et déterminé ; Alterma n’eut pas de mal à imaginer qu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’elle soit encore capable de tuer, ce qu’elle savait clairement faire avec un art qu’auraient jalousé bien des combattants aguerris.

— Approches, rajouta l’esclavagiste en désignant le sol devant lui.

Il y eut un autre moment de flottement. Jaspe toisa un moment l’esclavagiste, avant de tourner la tête vers Alterma, puis de fixer les deux hommes sur l’attelage. Pour Abba, c’était à cette seconde un pari risqué dont il se serait bien passé. Il pouvait imaginer ce que l’esclave pouvait penser ; elle devait peser le pour et le contre de l’éventualité de prendre sa liberté, les armes à la main. Il aurait pu autrement lui expliquer qu’elle n’irait pas loin. Elle en savait pas parler l’Athémaïs, elle était rousse, elle portait un collier d’esclave et un Linci ; si elle s’enfuyait, les chiens présents dans toutes les propriétés de la ville se mettraient à aboyer à son odeur et à la pourchasser. Elle serait traquée sans savoir où se cacher. L’esclavagiste jeta un regard vers Alterma. Cette dernière pourrait lui expliquer s’il le fallait, mais aurait-elle le temps et Jaspe écouterait-elle ?

Finalement, la terrienne rousse lâcha quelque chose en anglais, vers Alterma.

— Que dit-elle, demanda Abba ?

— Elle veut savoir s’il y a encore du danger.

L’esclavagiste répondit d’un signe de tête négatif, et tendit un peu le bras paume ouverte :

— Non, Jaspe. Plus de danger. Approches.

Elle se pencha, posa le sabre au sol et approcha du géant, avec une prudence féline. Elle s’arrêta finalement à sa hauteur et glissa sa fine main dans la large paluche de l’esclavagiste. Il la referma doucement et hocha la tête :

— Tu veux t’enfuir ?

Jaspe fit non de la tête :

— Si fuir, je mourir, je sais…

Abba afficha un grand sourire et attrapa la fille par les épaules pour venir la serrer contre lui affectueusement :

— Tu as compris et tu es une bonne esclave. Et un sacré bout de femme, fille ! Bravo, et merci.

Alterma soupira de soulagement, avant d’approcher de l’esclavagiste :

— Ne trainons pas, je n’ai pas envie de revivre cela si ça ne vous fait rien, Abba.

Le colosse acquiesça et il héla les deux hommes de l’attelage :

— Que l’un de vous deux aille chercher de l’aide près du bateau !

Tandis que l’aide du conducteur d’attelage filait vers le quai, Alterma observa Jaspe qui, tremblante et après quelques réticences, comme toujours, avait fini par accepter de se blottir contre Abba, semblant même apprécier ce réconfort. Le colosse était clairement fier et admiratif en regardant la jeune fille et il tira un sourire de connivence avec la comptable. Cette dernière commenta :

— Détrompez-moi mais, sans elle, nous serions dans une toute autre et bien plus fâcheuse situation, non ?

Abba ria :

— Hey, j’y suis aussi pour quelque chose si on est entiers ! Mais tu as raison. Elle nous a sauvé la vie. Par les Etoiles, Airain ne sait pas à quel point elle voyait juste en estimant cette fille : elle a été formée comme une véritable guerrière. A se demander par quels caprices les Hauts-Seigneurs ont-ils été inspiré pour nous offrir une telle terrienne perdue.

— Ca ne la rendra pas plus aisée à dresser qu’à revendre, non ? Personne n’est jamais intéressé par une esclave combattante, que je sache.

Abba souri encore et déposa un baiser sur le sommet du crâne de Jaspe avant de répondre :

— Quel homme d’honneur je ferais à revendre au premier venu une fille à qui je dois une dette de vie ? J’achèverai son dressage dans les formes mais, désormais, elle est mienne et a gagné le droit de le rester.

 


 

Rien n’aurait pu arrêter Janus dans sa course, rien non plus n’aurait pu le convaincre de lâcher le bras d’Elena tandis qu’il détalait à toutes jambes pour fuir la machine qui les poursuivait. Le voleur n’avait jamais vu un gardien Ancien ; personne de sa connaissance n’en avait jamais vu non plus. Ho, il n’était pas rare d’assister, lors des grandes festivités de rue d’Armanth, à des spectacles magiques et effrayant à la fois mettant en scène des automates crées par des génies, à partir de la mystérieuse technologie des peuples Anciens. Mais ces mécaniques se contentaient d’impressionner les foules par leur imitation maladroite de vie et cracher de la vapeur en marchant dans les rues sous le contrôle de leurs créateurs. Elles n’avaient rien à voir avec la chose inhumaine, stridente et sifflante, incroyablement rapide et agressive, qui les talonnait tel un démon furieux vomi des abimes.

Janus jeta un regard en arrière. Elena courait de toute ses forces, un peu contrainte et forcée par la poigne du voleur qui la tirait par le bras. Mais elle lâcha un cri d’effroi : la machine aux allures d’insecte pivotait vers la cible la plus proche de lui.

— Cénis !

Elena tira d’u coup sec pour que Janus la lâche. Forcément, freiné brutalement, il valdingua sur le sol de pierre glissant et inégal :

— Thin ! T’es folle !

Cénis courait de toute ses forces. Mais d’un regard, elle réalisa qu’elle était la proie ; elle n’avait aucune chance d’échapper au monstre de métal qui la poursuivait.  Dans un sanglot de terreur, elle hurla vers Elena :

— Fuyez, ma maitresse !

Elena sembla ne pas entendre. Elle cria, un cri de rage pure, comme si elle voulait attirer l’attention de la machine. Il y eut une onde, presque palpable, de force pure quand son hurlement se mua en Chant, tandis que la terrienne se nimbait d’une aura bleue électrique. Janus vit son pistolet s’illuminer à son tour, ses amorces de loss-métal excitées, et le jeta loin de lui dans un réflexe prudent.

La machine se figea brutalement à une poignée de mètres de Cénis, comme si elle heurtait un mur invisible dans un impact de métal. Elena serra les poings, bras de côté, tandis qu’elle Chantait toujours plus fort. Elle luttait contre la force et la masse du gardien qui résistait de toute la fureur de ses pistons et de ses servomoteurs. Cette chose était autrement plus lourde et puissante que les humains qu’Elena avait jusqu’ici fait valdinguer comme des fétus de paille.

Sentant qu’il quittait le sol, sous l’impulsion du Chant qui contrariait la gravité, le gardien planta ses pattes articulées dans le sol. Il luttait contre la force qui voulait l’arracher au sol, tandis qu’Elena se battait contre la puissance incroyable de la machine. Cénis s’était arrêté, saisie par la surprise, mais elle recula encore, les yeux exorbités par le spectacle dont elle ne pouvait saisir la nature. Elle ne parvenait pas à réaliser qu’elle voyait une Chanteuse de Loss en pleine action.

Mue par l’extraordinaire puissance de ses moteurs, le robot parvint à pivoter encore, plantant profondément dans le sol patte après patte, agrippé au sol. Elena modifia les intonations de son Chant, pour tenter d’écraser le gardien sous son propre poids. Mais le monstre de métal résistait, toute sa structure grinçant et sifflant, de ses servomoteurs et de ses vérins hydrauliques, en avançant toujours.

Janus se releva, sans oser attraper son pistolet. Il n’avait pas d’autres armes qu’un poignard qui ne risquait pas de faire le poids devant le gardien. Il hurla :

— Thin, qu’est-ce que tu fous ?! Ecrabouille-le !

Elena aurait bien agoni d’injure son camarade, mais elle ne pouvait rien tenter d’autre que de faire usage de toute la force de ses cordes vocales et de sa concentration, poussées à ses limites, pour écraser la machine. Elle réalisa que c’était presque vain ; elle s’égosillerait avant de détruire cette mécanique efficacement. Son instinct et son mode de pensée terrienne lui présentèrent une alternative qui la frappa comme une évidence. En une seconde, son Chant changea encore, tandis qu’elle tendait le bras vers le gardien qui résistait toujours.

La seconde d’après, l’immense cave obscure s’éclaira d’un blanc si intense qu’il effaça tous les reliefs et aveugla totalement Cénis et Janus. S’ils crièrent, le son de leur voix fut couvert par un craquement assourdissant qui s’attarda en des coups de tonnerre fracassants pendant plus d’une seconde. Puis il n’y eut plus que le noir et le silence…

 

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