Chapitres 17-20Livre 3

17 – Les Dévoreurs

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Sonia crut tout d’abord être réveillée par les cris lointains et les premiers gongs qui sonnaient dans toute la ville. Mais quelque chose de plus viscéral, de plus intense, venu du plus profond de ses entrailles lui arracha un frisson nauséeux. Tout son être semblait lui hurler silencieusement de fuir, sans que la san’eshe saisisse la nature de l’avertissement. Se relevant lentement, dans un mouvement suave, elle entrouvrit la fenêtre donnant sur la cour de l’hospice et ferma les yeux, inspirant pour se concentrer.

Sonia ne tentait pas de comprendre comment elle pouvait entrer en résonnance avec les symbiotes qui l’environnaient. Elle ignorait l’origine de ce talent, perdu dans le brouhaha dément qui lui tenait lieu de mémoire de son enfance et de son passé. Tout ce qu’elle avait pu être avant qu’elle ne soit condamnée à l’asservissement le plus total par l’emprise du Languori, n’était plus des souvenirs, mais des fragments épars, si intimement enchevêtrés qu’elle aurait été incapable d’expliquer pourquoi elle pouvait apprécier ceci, ne pas aimer cela. Sa propre biographie n’était qu’un chaos de moments fugaces vidés de sens. Mais elle savait qu’elle pouvait entendre le murmure des symbiotes, y retrouver dans leur brouhaha silencieux une âme, un esprit, une personne précise ou, comme elle s’y concentrait à l’instant, capturer les émotions et les réactions de leurs porteurs, comme on écoute une foule pour en connaître l’état d’esprit.

Par-dessus les éclats de voix alarmés, les échos lointains des gongs et l’agitation anxieuse de la ville assiégée, l’éducatrice fut soudain happée par un bouillonnement vertigineux d’épouvante, d’effarement et de désespoir. Ce que voyaient et comprenaient les êtres dont les symbiotes relayaient les émois était simplement trop vertigineux pour leur esprit. Mais au-delà, comme une sourde présence, il y avait de la haine, des bourrasques de courroux tempétueux, des ondes de colère vengeresses, affamées de rage et avides de sang, prêtes à déferler les unes contre les autres. Et l’impact était imminent, même si toutes ces âmes n’en avaient pas conscience.

Sonia eut un haut-le-cœur brutal et faillit ne pas atteindre le pot de chambre à temps avant de vomir tout ce que son estomac pouvait rendre. Elle ignorait la nature de ce qu’elle avait pu approcher d’aussi près ; mais quoi que soient ces choses, elles défèrleraient sur Mélisaren d’ici peu. Elles ne viendraient pas pour vaincre ou conquérir, mais pour détruire, ravager et dévorer. Il fallait fuir ; si ces choses entraient dans la ville, ce serait un massacre.

Un instant plus tard, Azur eut la surprise de voir débouler dans la cuisine, telle une furie, la redoutable san’eshe, clairement choquée, mais bouillante de détermination. Elle n’eut pas le temps de lui demander ce qui se passait. Sonia lâcha d’un ton sec :

— Où est Anis ?!

 


 

Zaherd se précipita, depuis la cour plongée dans la pénombre de la soirée tardive, vers la salle d’armes, où se tenait tout son état-major. Amiraux de la flotte, commandants de légions et officiers des différentes gardes de la ville, tous étaient là, debout, en armes et armure autour de la table. Pour certains, ils portaient les stigmates de la fatigue et des récentes batailles ; pour tous, ils arboraient un masque grave d’appréhension. À vrai dire, chacun avait beau le cacher, l’angoisse était palpable.

L’Impérius rejeta rageusement la coupe de vin qu’un esclave inquiet lui tendait et, sans préambule, demanda :

— Des nouvelles de notre émissaire ?

Mantelios, capitaine des éclaireurs répondit de suite. À sa simple expression, il fut évident pour tous que la nouvelle qu’il rapporterait serait dramatique :

— Il a été tué sans avoir eu le temps de parler. Seule son escorte est revenue, avec un message : ils exigent une reddition sans condition ; il n’y aura aucune négociation.

Il y eut immédiatement un brouhaha affolé que Niklos, commandant des légions de l’Église de la ville, interrompit d’une déclaration :

— Deux béhémoths ne sont plus un message de la part d’Onaxaphore ! Personne n’en a jamais déployé depuis la fin de la dernière Croisade et la Bataille des Six Drapeaux ; en fait, presque personne ne croyait qu’il ait pu en exister encore.

L’amiral de Mélisaren, un homme sec au visage tanné par la mer, renchérit :

— Si nous nous rendons, Nashera pacifiera Mélisaren comme l’Hégémonie en a maté tant d’autres ; par la terreur, l’asservissement et les exécutions de masse ! Autant nous suicider de suite !

Nemerro, le remplaçant de Calmus, qui dirigeait les légions de la Ville Haute depuis que l’Impérius l’avait disgracié, tint tout de même à ajouter une remarque :

— Mais le Régent sait fort bien qu’envahir Mélisaren, c’est déclarer la guerre à tout le sud de l’Etéocle et, par conséquent, à Armanth et peut-être même au reste de l’Athémaïs et de ses alliés. N’est-ce pas une tentative d’intimidation pour nous laisser une dernière porte de sortie ? Peut-être qu’une autre délégation officielle avec des Consuls de notre Agora pourrait…

Le capitaine de la garde portuaire s’exclama :

— Oui, envoyons des Consuls négocier, au moins pourront-ils pour une fois servir à quelque chose !

— Et quoi, commenta Niklos ? Pour voir revenir des chevaux vides, avec des consuls morts ou qui leur serviront d’otages ou de prisonniers de luxe à jeter aux pieds d’Onaxaphore ?

— Mais il faut au moins essayer !

— Je viens de vous expliquer qu’ils ont tué notre émissaire sans discussion, clama Mantelios, et vous voudriez qu’on recommence ?!

— Et où en sont nos alliés ?! Ansaren, Perona, Naedrisen, Armanth ? Ils vont bien venir à notre rescousse ?!

— Avec ce qu’il y a à nos portes, tous ces alliés, si même ils ont bien voulu prendre le risque de nous venir en aide, peuvent bien arriver trop tard !

— Je dis qu’il faut frapper avec tout ce que nous avons et frapper fort, rajouta l’amiral. Nous avons encore bien assez de navires lévitant et de tortues pour faire la différence !

— Oui, frappons-les maintenant !

— Oui !

Il y eut encore une cacophonie d’avis divergents et d’invectives, chacun tentant de donner son point de vue sur la situation. Pourtant, à écouter ce vacarme, Zaherd en fut soulagé, du moins sur ce point. Tous étaient généralement du même avis et il frappa sur la table pour pouvoir prendre la parole :

— Nous avons encore des murs solides et toute une artillerie pour arrêter ces monstres, aussi colossaux soient ces navires. Mais nous devons nous attendre à ce qu’ils lancent un assaut coordonné avec toutes leurs légions et des machines de siège ; ils viseront nos portes et tenteront de forcer le passage par le port depuis le fleuve. On ne va garder qu’un contingent minimum pour les fortins extérieurs ; désormais, c’est derrière nos fortifications que cela va se jouer. Amiral, il nous reste combien de navires lévitant en état de combattre ?

— Je dirais entre vingt et vingt-deux avec des équipages presque au complet et prêts à appareiller en une petite poignée d’heures.

— Nous en gardons cinq, avec le reste de la flotte pour protéger le port en cas de nouvel assaut naval, mais que tous les autres soient prêts avant l’aube ; nous pouvons être sûrs que Nashera attaquera aux premières lumières du jour. Hirras, votre cavalerie se placera elle aussi sur le port, pour briser toute percée par le fleuve. Nos tortues seront disposées autour des portes pour couvrir tout assaut si ces dernières devaient tomber. La garde tiendra les murs, appuyée par vos légions, Nemerro. Concentrez-en la moitié pour la Haute Ville. Niklos, vos légions seront notre ultime force de frappe, massée aux portes pour faire barrage et contre-attaquer.

L’Ordinatori se frappa le torse du poing, mais avant de partir donner ses ordres arrêta son mouvement :

— Les Béhémoths de l’Hégémonie ont demandé des armées entières pour les vaincre, comment comptez-vous…

Niklos n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un bruit infernal, pareil à la détonation de cent canons simultanés, un véritable tonnerre si puissant que les fenêtres en tremblèrent, fit crier de surprise plusieurs des personnes qui se tenaient au conseil de guerre, aussi bien des esclaves, des aides de camp que des officiers. Zaherd lui-même lâcha un juron, mais n’eut pas l’occasion de se demander ce qui pouvait bien se passer. La porte de la salle s’ouvrit brutalement sur un jeune légionnaire, livide, les yeux exorbités :

— Ils attaquent ! Les Béhémoths attaquent les murs !

 


 

Le mur explosa, éventré par un coup au but prodigieusement puissant. Vingt mètres plus bas, Eïm n’eut que le temps de pousser les deux plus proches légionnaires de faction avant qu’une énorme masse de moellons et de poutres qui avait autrefois formé une tour de garde ne vienne s’écraser au sol. Damas esquiva de justesse le canon de deux tonnes qui suivit la chute, avant d’être entrainé, comme tous les survivants, dans une nuée de poussière aveuglante et de débris cinglants.

Le jemmaï eut le réflexe, avant de se relever, de tirer contre son visage un pan de sa tunique, pour ne pas s’asphyxier à respirer le nuage de gravas et de plâtre. Les râles et les quintes de toux, autour de lui, mêlés de cris d’agonie et d’appels à l’aide, dessinaient une image parfaitement claire de la situation et du sort qui attendait le petit groupe au pied des remparts. Un second choc, l’impression d’un coup de tonnerre si puissant qu’il eut pu faire s’ouvrir la terre, annonça une autre avalanche qui décima les survivants de la précédente qui n’avaient pas eu le réflexe de courir droit devant eux.

Un instant et cent bons mètres plus tard, Damas s’extirpait de la poussière et des gravats, rejoint par Eïm et un contingent désordonné de civils, de gardes, d’artilleurs et de légionnaires ; savoir qui était qui eut été dans l’immédiat impossible, tant chaque survivant n’apparaissait plus que comme une silhouette uniformément grise d’où la seule preuve de vie provenait des regards brillants de larmes d’irritation.

Au milieu des quintes de toux, chacun s’abritait de son mieux en reprenant son souffle, s’éparpillant dans la nuit une fois assez remis pour marcher. La canonnade ne cessait pas ; l’artillerie des remparts répondait au pilonnage du Béhémoth, dans un effort désespéré pour l’atteindre avant que la prochaine bordée du géant de bois et de métal ne vienne la balayer.

Crachant un mélange de sang et de mortier pulvérisé, Artius, un officier légionnaire de l’ordinatori, âgé d’une trentaine d’années et qui avait perdu son casque dans la cohue, s’adressa en criant d’une voix rauque à Eïm :

— Comment affronte-t-on un tel monstre ?! Il peut aussi bien foncer sur les murs et les faire tomber sous son poids !

Ce fut Damas qui répondit, dos appuyé au mur d’une échoppe de thés et tisanes, dont l’enseigne branlait au rythme des coups de canon :

— Il ne s’y risquera pas. Aussi formidable soit-il, un béhémoth survit très mal à un coup au but qui serait bien placé. Il ne tentera pas de se servir de sa masse pour se tailler un chemin dans les remparts, tant qu’il y aura une artillerie pour le menacer.

— Tu connais ces machines ? demanda Eïm, tendant son outre de cuir à la ronde, après s’être rincé le visage. Je n’en ai vu que de loin et pas longtemps ; c’était à Equerius, pendant la Bataille des Six Drapeaux.

— Je sais ce que savent toutes les personnes qui ont compris que ce n’étaient pas des légendes et des racontars. Ils sont énormes, blindés, lourdement armés, fortement gardés, mais ils sont à priori plutôt lents et seuls leurs nombreux moteurs à loss assurent leur déplacement. Il faut tout un refroidissement à eau pour éviter la surchauffe de leur propulsion et c’est, que je sache, leur grosse faiblesse.

Le légionnaire intervint :

— Donc, si on y boutait le feu, on serait assuré de leur faire des dommages ?

— Ouais, confirma Damas, mais… encore faut-il y arriver. Avec des monteurs de dragens capables de voler haut et de piquer depuis le ciel, ça serait facile. C’est comme ça que ceux d’Equerius sont tombés. Mais autrement, l’exploit devient ardu. Je ne vois que la flotte de Mélisaren en masse pour tenter de les atteindre et ce n’est même pas gagné ! En termes de puissance de feu, rien ne fait guère le poids face à ces monstres.

Eïm rajouta, après une nouvelle bordée sonore qui venait sans aucun doute de faire encore mouche et mettre à mal les défenses de ce côté des remparts :

— À la vitesse où ça va, dans trois ou quatre heures, ils pourront aussi bien s’être taillé une avenue grande ouverte pour envahir la ville. Je ne compte pas rester à attendre que ça arrive ; Artius, tu sais comment accéder aux trébuchets ? Il nous faudrait des hommes pour en manier un ou deux.

— Tu as quelle idée en tête ?

— Ben, bombarder le béhémoth pour essayer d’atteindre son pont et y foutre le feu, tiens ! On n’y arrivera pas avec des canons, mais avec des pots à feu et un trébuchet, on a une chance… et ça vaut mieux que de ne rien faire.

Le jemmaï répondit en s’essuyant les yeux, remerciant le jeune garde qui distribuait de l’eau et des vieux chiffons à la cantonade, sans doute un conscrit, qui tentait comme il le pouvait de se rendre utile :

— J’approuve ton idée, Eïm, mais il va falloir bien autre chose que des pots à feu pour y parvenir. Dites voir, il y aurait une réserve de feu d’artifice quelque part vers le port ? Et de l’huile de narva ?

L’officier, qui écoutait avec attention, fronça les sourcils, interloqué :

— Je ne devrais pas appuyer l’idée de se servir de poudre noire comme arme de guerre, mais vu les circonstances, vous avez la bénédiction de l’Église et je vous accompagne, avec ce que je pourrais trouver comme escorte pour aller en chercher. Je sais où en trouver, mais il va falloir trouver un expert qui sache manier cette chose sans que cela nous explose à la face.

— Je peux m’en charger.

Eïm se tourna sur Damas, après avoir jeté un œil au bout de la rue plongée dans la pénombre ; beaucoup de monde se déversait sur les pavés, les habitants se préparant à évacuer en emportant tout ce qu’ils pouvaient :

— Tu sais donc faire ça ?

— On n’a pas le temps de courir après un génie expert des mines et c’est un truc que j’ai appris à faire ; alors, à moins d’avoir quelqu’un d’autre sous la main, vous aurez besoin de moi.

Le guerrier se retourna encore ; un peu plus loin, des cris stridents trahissaient les premiers problèmes de panique, tandis que la rue se remplissait d’une foule de plus en plus dense qui, à la lueur des lanternes et des torches, tentait tant bien que mal de quitter le pâté de maisons pour s’enfoncer plus loin dans la basse-ville. Les disputes et les altercations n’allaient faire qu’enfler autant que les masses de quidams chargés de tous leurs biens précieux qui, d’ici peu, formeraient des bouchons impossibles à traverser :

— Quoi qu’on fasse, autant le faire maintenant, ajouta Eïm. Ça va être invivable ici, dans pas longtemps.

Artius acquiesça, avant de héler les quelques légionnaires encore en état de marcher, qu’il rassembla autour de lui :

— Il y a un dépôt dans un comptoir Hemlaris, non loin du port ; il faudra réquisitionner ce dont nous aurons besoin. Partons vite, nous ouvrons la marche, il y a de la route pour y parvenir.

Alors que le groupe s’élançait, Eïm posa sa main sur l’épaule de Damas :

— Dis-moi, l’ami… Une fois que tu nous auras fait ta recette et filé un coup de main, rien ne t’oblige à continuer. Tu n’es pas de cette cité et, toi, tu as un navire pour prendre le large. À ta place, c’est ce que je ferais, crois-moi.

— Et alors ; toi non plus, ce n’est pas ta ville, non ? Je ne vais pas te laisser tenter un exploit aussi insensé sans y participer ; ça me fera une belle histoire à raconter, qu’on réussisse ou qu’on ait échoué.

— Moi, j’ai donné ma parole, Damas, pas toi. Tu as les tiens à aller chercher et protéger ; sache que je comprendrais et approuverais sans hésiter que tu renonces à cette folie. Tu ne me dois rien et, si jamais tu le croyais, je te libère de toute dette que tu considérerais avoir envers moi.

Le jemmaï remercia d’un signe de tête :

— J’en prends bonne note ; si jamais les choses dégénèrent, je ne l’oublierais pas et je sais que tu comprendras si je vais m’occuper des miens. Mais, pour le moment, nous n’en sommes pas là… Allons essayer de faire péter un béhémoth ! Franchement, là, l’idée m’enthousiasme !

 


 

Lisa se tenait debout, devant le parapet de l’une des plus hautes tours qui surplombait la Basse-Ville et, plus loin, l’ensemble du port de Mélisaren. À presque un mille de là, éclairé par la lumière fugace d’Ortentia qui perçait difficilement les nuages nocturnes, un monstre volant, de métal et de bois, s’approchait lentement, vomissant la mort par les bouches de tant de canons qu’elle n’aurait su les compter.

La terrienne n’avait jamais vu de navire de type cuirassé autrement qu’à travers des photos et des images d’archives. Sur Terre, ces vaisseaux avaient autrefois été le fleuron des grandes marines de la première moitié du vingtième siècle, avant que l’aviation ne les rende obsolètes. Immédiatement, elle songea au légendaire Bismarck, parmi les plus célèbres et puissants de l’histoire. Mais la silhouette devant elle était loin des formes élancées de ce cuirassé. Nettement plus trapu et massif, il était formidable de par sa hauteur de coque et celle des superstructures de ses ponts, qui abritaient ses principaux canons, aux dimensions colossales. Son étrave évoquait clairement celle d’un galion surdimensionné, pourvu d’un énorme éperon avant ; Lisa pouvait deviner aisément que ce vaisseau, lévitant à plus d’une quinzaine de mètres du sol, était prévu pour amerrir et n’avait aucun moyen de se poser au sol en cas de besoin.

Les éclairs, d’un bleu électrique, de ses bordées, illuminaient les volutes de fumée crachées depuis ses hautes cheminées. Lisa crut un instant que cette chose était propulsée par quelque moteur à combustion, avant de se rappeler des explications que Jawaad et Azur lui avaient données concernant les moteurs à loss. Plus ceux-ci étaient puissants, plus leur refroidissement était compliqué. Les plus vastes d’entre eux nécessitaient un refroidissement par eau ; c’est ce qu’elle voyait ici, avec plus d’acuité que la plupart des lossyans, pour qui l’image de ce colosse de bois et d’acier devait apparaitre comme une vision d’apocalypse, dont la nature et le fonctionnement leur échappaient en grande partie.

Mais même avec sa culture et ses connaissances de terrienne, Lisa aurait menti à prétendre ne pas être épouvantée. Cette machine, qu’elle estimait faire plus du double de la masse des plus gros galions qui stationnaient dans le port, semblait invulnérable, pilonnant les murailles en pulvérisant les postes de canonnières et les tours de guet. Et ce qui achevait de l’effrayer autant qu’elle était fascinée, c’était le second vaisseau, se dessinant en ombre sur la plaine, à distance du premier béhémoth. Il paraissait plus petit, mais n’en était pas moins menaçant, flottant dans les airs lui aussi, comme s’il était tapi à attendre son heure.

Une autre salve, venue des remparts, se déchaina dans des éclairs bleus illuminant la nuit, sans que rien, à cette distance, ne donne le moindre indice que le béhémoth ait subi quelques dégâts de la défense acharnée des canonniers de la cité. Tandis que les artilleurs de Mélisaren restaient à leur poste au péril de leur vie, Lisa pouvait entendre le brouhaha lointain de la panique et de l’affolement répondant aux coups de canon ; les explosions projetaient des débris dans la cité, déclenchant les premiers incendies pour rajouter à l’affolement qui gagnait déjà les rues. Elle savait, sans les voir, que nombre des habitants des quartiers directement touchés devaient déjà fuir à toute jambe pour sauver leur vie et elle pouvait entendre les premières disputes, non loin, devant les portes de la Haute-Ville.

— Rien ne les sauvera !

Sonia se tenait à quelques mètres, un pas au-delà des marches qui menaient à la tour. Elle avait couru à s’en couper le souffle, mais, même si elle haletait, elle n’en laissait paraitre que sa poitrine qui se soulevait rapidement.

Lisa se retourna, apercevant, derrière Sonia, Azur qui finissait péniblement de gravir l’escalier. Elle grimaça, s’attendant à une remontrance ou encore une des habituelles et cuisantes gifles de l’éducatrice ; rien qu’elle était, en cet instant, d’humeur à accepter. Faisant front face à la san’eshe, elle écarta une de ses mèches de cheveux roux que le vent ne cessait de balayer à son visage et répondit :

— Je suppose que… que c’est quelque chose que tu sais et que je ne pourrais pas comprendre, c’est cela ?

La réponse grave de Sonia l’interloqua :

— Non, Anis. C’est quelque chose que je sais, mais que je ne peux pas expliquer. Je… nous sommes venues te chercher et croit-moi que nous avons mis un moment à te trouver, idiote ! Mais il n’est plus temps pour t’apprendre à avoir un peu de jugeote à tes décisions. On doit fuir, au plus vite, rejoindre la Callianis et partir de cette ville !

Lisa fronça encore les sourcils, hésitante. Les échanges de feu roulant ne cessaient plus désormais, remplissant l’air d’un grondement ininterrompu. Sonia grimaça, son intense regard bleu de glace se faisant plus incisif, comme si elle retenait une colère sourde. Pourtant, c’est avec un surprenant effort de douceur dans les gestes et la voix, qu’elle s’approcha encore :

— Encore une fois, je te demande de me faire confiance, Anis ; oui, je te demande encore d’avoir foi en moi, aveuglément. Et oui, cette fois encore, c’est pour te sauver la vie.

Azur, le visage rougi par la course effrénée qu’elle venait de mener bien malgré elle, ajouta, le souffle court :

— Je… je ne sais pas comment elle est si persuadée de ce qu’elle dit… mais écoute-là, petite sœur. Fiu, on a eu du… du mal à te trouver ; comment donc as-tu fait pour arriver jusqu’ici sans te faire arrêter par les gardes ?

Lisa tira un sourire, émue par le changement assez radical, mais qu’elle commençait intuitivement à comprendre, de Sonia vis-à-vis d’elle :

— J’ai… j’ai sans doute fait comme vous ; j’ai profité de… de la cohue et de l’affolement pour grimper, ils ont bien autre chose à… à penser qu’à s’occuper d’esclaves. Et je maitrise de mieux en mieux le Chant.

La terrienne montra dans sa main, sans rien ajouter, le pendentif en forme d’astrolabe de Jawaad. Sonia et Azur savaient désormais que Lisa avait, avec l’objet et sa légendaire habitante, qu’elle rencontrait régulièrement en rêve, une relation intime particulièrement forte.

La psykée ouvrit de grands yeux :

— Mais, comment ?…

Sonia coupa court à l’étonnement de l’ar’anthia :

— On verra cela en route, Azur ! Anis, tu vas venir, n’est-ce pas ?!

Lisa acquiesça, avec un sourire doux, qui cachait mal son inquiétude, accrochant le pendentif à son cou. Azur ne demanda rien, mais elle eut pour sa consœur un regard qui se chargeait d’exprimer toute sa perplexité et, quelque part, son mécontentement ; Jawaad ne se séparait jamais de son bijou, et ce dernier lui était non seulement précieux, mais vital et elle brûlait de savoir comment Lisa avait bien pu le récupérer.

Mais elle n’eut pas le temps de poser la question. Sonia était réellement pressée ; à vrai dire, c’était bien la première fois que Lisa la voyait inquiète, prête à s’affoler. Quitter la tour et les murailles ne fut pas sans causer quelques problèmes, bien que passagers ; c’était l’alerte à tous les postes et les soldats avaient autre chose à penser qu’à se demander ce que foutaient trois esclaves par ici. Comme seul écueil se firent-elles rabrouer, pour qu’elles déguerpissent au plus.

Il régnait une évidente confusion autour des défenses de la ville, qui faisait écho dans l’esprit de la terrienne au chaos des émeutes dans la basse-ville, puis de la bataille sur le port. Lisa ne pouvait appréhender l’étendue de ce qui se passait du côté des forces militaires de la cité, mais il lui apparaissait évident qu’eux-mêmes n’étaient pas mieux lotis ; certains, officiers compris, sembler céder à la panique, d’autres tentaient d’organiser leurs troupes sans parvenir à se faire entendre ou en tirer quelque véritable discipline et, elle finit par le réaliser, tous attendaient des ordres qui n’arrivaient pas, sans avoir la moindre idée de quoi faire face à l’assaut du béhémoth. Et même derrière les remparts et à plus d’un demi-mille de là, les roulements de tonnerre des bordées que s’échangeaient les belligérants assourdissaient tout le monde, rendant encore plus ardue toute tentative de maintenir un peu de cohésion dans cette cohue.

L’intuition de Sonia prenait, face à un tel spectacle de panique, une réalité de plus en plus palpable. Et Lisa, dans un frisson d’angoisse, s’arrêta au milieu de la foule éparse de la rue, en hélant l’éducatrice :

— Sonia ! Et Duncan, et Lilandra ?!

— Hé bien quoi ?!

Azur ajouta :

— Anis a raison ! On ne peut pas les abandonner !

— Ha, parce que vous croyez qu’ils prêteront l’oreille aux élucubrations d’une esclave infâme ? Je ne vais pas y perdre mon temps, j’ai mieux à faire !

Lisa toisa l’éducatrice :

— Ils me croiront. Tu… tu as raison, tu pourrais tout leur dire, tenter de… de leur expliquer, qu’ils ne… qu’ils ne te feraient pas confiance. Mais en moi, si. On ne peut pas les abandonner, alors j’y vais.

Sonia lâcha un juron, se retenant d’éclater encore de colère devant l’entêtement de sa protégée. Mais cette dernière, non seulement, refuserait de céder, sauf à l’y contraindre, mais avait, qui plus est, raison : elle saurait convaincre le vieil ami de Jawaad et sa principale assistante que le danger était réellement trop grand pour qu’ils restent à l’hospice. Cela n’arrangeait pas du tout les affaires de la san’eshe ; elle sentait une désagréable sensation de serpent se lover dans ses entrailles à en faire des nœuds inextricables. Elle eut beau chercher dans les méandres vaporeux de ses souvenirs, elle ne put se remémorer la dernière fois qu’elle avait ressenti une telle angoisse.

Devant le regard déterminé que lui renvoyaient les immenses yeux verts de Lisa, Sonia souffla par le nez d’agacement, avant de céder :

— Je suppose que nous pouvons nous séparer et nous répartir les tâches. Lisa, tu cours essayer de convaincre Duncan et Lilandra ; je ne sais pas comment tu feras, mais que tu y arrives ou non, tu ne t’attardes pas ! Azur, tu vas avec elle, vous ne serez pas trop de deux et ils auront besoin de bras. Mais s’ils viennent, ne vous chargez pas ; il faudra peut-être courir.

Azur grimaça, anxieuse ; elle ne pouvait contenir ses réactions, partageant par son empathie exacerbée l’angoisse de l’éducatrice :

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Trouver ce qui me sert de maitre, ou le vôtre, courir au port et rejoindre la Callianis. Avec des marins, s’ils m’écoutent, je reviendrais vers vous avec une escorte. Il ne faut pas attendre ; avant l’aube, le pire pourrait bien arriver.

Lisa fixa encore Sonia, cette fois effrayée par les mots assurés, mais qui transpiraient d’une véritable peur, de l’éducatrice, ordinairement si insensible à ce genre d’émotions qu’elle en paraissait suicidaire. Cette fois, pourtant, la san’eshe n’avait plus ni morgue, ni arrogance à cracher avec indifférence devant le danger. La terrienne s’étonna de ne pas demander quelle pouvait être la cause d’une telle frayeur chez son mentor, mais, la réalité était plutôt évidente : elle lui faisait bel et bien confiance, c’était aussi simple que cela. Elle finit par hocher la tête :

— Quoi qu’il arrive, on… on fera ce que nous pourrons. Si… si tu te trompes, nous… nous aurons simplement été prudentes et… et personne ne nous en tiendra rigueur. Si… si tu as raison… quoi que ce soit… tout le monde te devra la vie.

— De tout cela, je m’en fiche bien, Anis. Veille à atteindre le port, quoi qu’il advienne !

Lisa esquissa un sourire, à la fois déterminé et un peu amer :

— Tu sais bien, désormais, que… que peu de choses pourront m’arrêter.

 


 

Les uns après les autres, les navires lévitant lançaient leurs moteurs à loss, dans un grondement sourd qui faisait vibrer l’air, quittant l’abri des darses, dans de puissants bouillonnements d’écumes de mer. À la manœuvre, leurs équipages, rassemblés à la hâte s’évertuaient à prendre le vent pour foncer le long du port vers le fleuve et engager les béhémoths de Nashera.

Sur les quais régnait une activité frénétique et désordonnée. Nombre de vaisseaux attendaient leur tour pour appareiller ; certains tentaient tant bien que mal de rassembler leur équipage, d’autres s’évertuaient à contrecarrer des ennuis moteurs ou les conséquences de la casse des affrontements précédents. Parmi eux, les marins du Défiant, dont les avaries étaient encore bien visibles sur son pont, se préparaient eux aussi à lancer leur propulsion et hisser les voiles, malgré ses dégâts loin d’être correctement réparés.

— Tu n’as nulle obligation d’y aller.

Erzebeth se tourna, interrompant les ordres qu’elle donnait à son équipage, alors qu’elle s’apprêtait à emprunter la passerelle pour rejoindre le pont de son galion. Jawaad se tenait à quelque mètre, toujours aussi impassible d’apparence ; mais son regard, noir et grave, avait changé. La capitaine-corsaire pouvait y lire, presque sans mal, de la véritable inquiétude. Elle eut brièvement un sourire attendri, mais ne s’autorisa pas plus d’élans d’émotion :

— Ce n’est pas quelque chose avec lequel je peux discuter avec toi, Jawaad. Je dois défendre cette ville, c’est mon devoir.

Jawaad s’approcha, main dans les poches, esquivant un groupe de marins ahanant à transporter au plus vite des boulets massifs dans des filets épais :

— Si, tu le peux. Le Défiant a été mis à mal, il est fragile et tu comptes l’envoyer au feu. Tu connais le risque, pour ton navire, pour tes hommes, tes femmes, pour toi. C’est aussi ton devoir.

Une série de déflagrations lointaines suivi d’un grondement d’avalanche interrompit l’échange. Malgré leur empressement, tous les marins présents sur le quai se tournèrent inquiet, imitant Jawaad et Erzebeth qui fixaient, à l’horizon obscurci, les lueurs des premiers incendies de l’autre côté de la ville. Erzebeth gronda, colérique :

— Personne d’ici n’a jamais affronté ces machines, Jawaad, mais, si nous ne les arrêtons pas, toute la ville basse ne sera plus qu’un grand brasier à l’aube et, ça, je m’y refuse ! Pour toi ce n’est qu’une ville ; pour moi, ce sont mes amis, ma vie !

Le Maître-marchand ne changea pas de ton, toujours aussi calme, donnant presque à croire, en apparence, que la gravité de la situation aussi bien que l’éclat colérique de la voix de sa compagne l’indifféraient complètement :

— Celle qui part combattre un ennemi que personne n’a jamais affronté représente la même chose pour moi, Erzebeth. Tu peux encore décider de rester en arrière, en renfort. Je respecte ton courage, je comprends que ton honneur exige d’aller te battre, mais j’invoque ta sagesse.

La capitaine-corsaire soupira, dans un sourire doux-amer :

— Par les Étoiles, je déteste, parfois, que jamais tu ne te mettes en colère, tu sais ?

Erzebeth s’approcha de son amant, posant sa main contre son bras :

— Tu sais bien que je ne changerais pas d’avis, même si tu avais eu l’idée saugrenue de me supplier. C’est mon devoir. Le tien, c’est d’aller préparer ton vaisseau, pour quitter le port si nécessaire. Après tout, il est plus rapide que tout ce qu’on a par ici.

Elle fronça les sourcils, fixant le col du marchand :

— Ton pendentif n’est pas à ton cou ?!

— Ne change pas de sujet. La chaine a dû céder pendant notre nuit ensemble, mes esclaves l’auront récupéré. Je ne peux te faire changer d’avis, mais tiens compte de ce que je t’ai dit : va, mais laisse les galions les plus solides en première ligne et ne t’expose pas. Tu m’as compris ?

Erzebeth esquissa un sourire et se dressa un peu pour venir voler un baiser aux lèvres du Maître-marchand, avant de reculer :

—  Je t’ai compris et je te promets même d’en tenir compte. Maintenant, tu devrais reculer avec les autres, sauf si tu veux finir trempé comme une soupe.

Sans attendre de réponse, la capitaine-corsaire gravit la passerelle, reprenant ses ordres vers son équipage prêt à appareiller. Jawaad la suivit du regard pour un long moment, avant de reculer aux premiers sons graves de l’activation des moteurs à lévitation. Les gabiers drissaient déjà les voiles et Erzebeth prenait son poste sur le pont arrière. Même à la lueur d’Ortentia, tout était plus difficile, plus risqué, dans la pénombre ; une difficulté qui se rajoutait à la préparation précipitée par l’urgence d’aller au combat. Le Maître-marchand ne voyait que trop bien tout ce qui se passait mal dans toutes ces manœuvres qu’il avait passé sa vie à diriger, avec talent. Il ne pouvait se débarrasser d’un intuitif sentiment de désastre imminent et c’est en emportant avec lui son inquiétude qu’il se dirigea vers la Callianis.

 


 

— Tu es sûr de ce que tu fais ?

Damas se tourna vers le géant, avant de le repousser prudemment :

— Moi oui ; mais toi, ne t’approche pas trop avec la lanterne. C’est un coup à aller visiter les Étoiles trop tôt.

Eïm obtempéra et fit signe au légionnaire qui l’accompagnait et qui, lui aussi, tâchait d’éclairer le travail du jemmaï, de prendre lui aussi un peu de champ :

— On n’a pas eu trop le temps pour le luxe de te trouver des lampes au mellia.

Damas était penché sur le tonneau d’huile de narva, s’évertuant à y attacher solidement un paquet de tubes de fusées d’artifice et ajuster les mèches de combustion. Transporter tout cet attirail, surtout l’énorme barrique de plus de deux cent cinquante kilos, en pleine nuit et dans la ville assiégée, avait exigé les efforts conjoints de huit hommes et autant d’acharnement pour le ramener jusqu’au bastion le plus praticable et le plus proche du béhémoth. Fort heureusement, un contingent entier d’ordinatorii guidé par un officier représentait, même pour les plus affolés ou belliqueux des civils qui encombraient les rues, une autorité que personne ne se risquait à défier.

Le danger, désormais, était que le sommet du bastion où était posté le trébuchet devienne la cible des canonnades du béhémoth. Les coups étaient si proches que même le plancher de la tour tremblait de manière menaçante. Damas effectuait ses préparatifs au plus vite, tout aussi conscient du risque que l’ensemble des artilleurs et des machinistes qui s’activaient autour de la machine de guerre archaïque. Ils étaient une bonne quinzaine à s’y échiner, mais ils n’étaient pas de trop pour parvenir à faire le plus prestement possible, même si ce dernier exploitait des moteurs électromécaniques pour manœuvrer le contrepoids.

Sur la plaine, face aux fortifications de Mélisaren, les gardes et vigiles aux tours de Mélisaren ne pouvaient qu’à grand peine deviner les déplacements des troupes de Nashera. Mais une chose était sûr, l’arrivée des deux béhémoths était le signe d’une grande manœuvre de toute la flotte aéronavale qui prenait position pour couvrir les forces au sol, prête à lancer un assaut qui, c’était la tradition, aurait de toute évidence lieu à l’aube. Avec prudence, les carrés de légionnaire et l’artillerie se tenaient pourtant à distance. La puissance de répulsion des moteurs à lévitation des deux béhémoths était telle qu’elle représentait en elle-même un danger majeur qui pouvait se retourner contre ses propres troupes à la moindre mauvaise manœuvre.

Pour Eïm, le travail du jemmaï ressemblait à un bricolage douteux, qui avait l’air aussi dangereux pour qui allait le manier que pour la cible à laquelle il était destiné. Il n’avait jamais utilisé de poudre noire et trouvait très sain qu’on cantonne cet usage au travail minier et aux feux d’artifices, en laissant les rares personnes expertes du sujet jouer avec. Damas devina les doutes du guerrier :

— Dis-toi que j’ai déjà manié des explosifs, Eïm. Les marins n’ont pas vos scrupules de soldats quant à user de ce genre de choses en bataille navale. Mais nous n’aurons qu’une seule chance et je ne promets pas que cela fonctionne ; la mèche peut faire long feu ou être soufflée avant d’atteindre la cible et tout ce qu’on obtiendra et encore, si on fait coup au but, c’est d’avoir graissé le pont du béhémoth d’une bonne couche d’huile.

Une série de cris venus de l’extrémité des remparts, dans la direction du fleuve, attirèrent l’attention des hommes postés sur le bastion. Un vigile s’époumona soudain :

— Notre flotte ! c’est notre flotte ; regardez !

Artius rejoint Damas et Eïm en courant :

— Le temps va nous manquer ! Ils fondent sur les béhémoths ! Il faut tirer maintenant !

Le jemmaï jura tout ce qu’il savait et sauta hors de la fronde :

— Je vais allumer la mèche ! Prêts à lâcher le contrepoids ?

Les machinistes se préparèrent à la manœuvre, tandis que les légionnaires reculaient en entrainant avec eux les gardes de la tour. À trois cents mètres de là, le béhémoth crachait dans la nuit de puissantes bouffées de vapeur tandis que ses moteurs surchauffaient pour soutenir sa manœuvre, afin de présenter son flanc et ses rangées de canons aux premiers vaisseaux de Mélisaren. Eux, contrairement au colosse motorisé, devaient lutter contre le vent pour parvenir à atteindre une portée de tir. En rang serré, ils étaient déjà une dizaine remontant vers la plaine, essayant de former leur ligne ; au loin, on pouvait deviner les voiles et les silhouettes d’autres vaisseaux qui les rejoignaient en une armada imposante.

Eïm plissa les yeux pour deviner ce que pouvait faire le second béhémoth ; la tentative fut plutôt vaine, mais il n’avait pas besoin de beaucoup d’effort d’imagination pour deviner qu’il allait foncer à la rencontre de l’ennemi, avec son escorte de galions lévitant. Il cria vers les machinistes :

— Dépêchez-vous ! Il se moque bien du vent, lui ! Il va bouger !

Damas sauta du panier de la fronde :

— Mèche allumée !

Le jemmaï n’eut le temps que de faire six pas, avant que le plus solide des machinistes ne donne un puissant coup de maillet pour lâcher le contrepoids. Dans un bruit formidable de métal et de bois torturé par l’impact, la masse de près de vingt tonnes tomba en emportant le bras du trébuchet, projetant son projectile dans un arc de cercle dans les airs.

Immédiatement, tout le monde s’arrêta de respirer. Artius se perdit, tête baissée, dans une prière muette, tandis qu’Eïm triturait nerveusement les dents de draekya de son collier. Le tonneau fila dans la nuit, suivi par plus d’une trentaine de paires d’yeux, avant de disparaitre. Puis, soudain, un embrasement éclaira l’avant du béhémoth, suivi de furieuses langues de feu. Des hurlements de joie frénétiques tonnèrent brutalement ; Damas se retrouva secoué par des tapes dans le dos ou sur l’épaule, tandis qu’à près de trois cent mètres de là, ce qui ressemblait fort à un incendie infernal faisait rage sur le pont de la machine de guerre.

— Tu as réussi !

Le jemmaï étira un sourire soulagé sur son visage aquilin :

— Nous avons réussi, Eïm ! Il montra les machinistes et les légionnaires, laissant exploser la joie de leur triomphe : sans tous ceux-là, ça n’aurait jamais été possible.

— Tu as raison, fit le guerrier, avec un large sourire. Avec ces flammes, il est éclairé comme une cible à la parade, maintenant ! Quant à toi, mon ami, il est temps que tu retournes t’occuper des tiens !

Artius, non loin, tirait sa longue-vue pour tenter de voir de plus près quels dégâts avait subis le navire. Le formidable coup au but avait ragaillardi les défenseurs de la ville qui redoublaient maintenant d’efforts pour réitérer l’exploit de toute leur artillerie, encore regonflés par l’arrivée massive des renforts de Mélisaren. Mais ce qu’il vit, malgré l’évidence que l’embrasement du tonneau et l’explosion avaient causé des dommages qui semblaient plus que superficiels, l’épouvanta bien autrement :

— Ses canons de pont, ils sont rotatifs ! Tous à l’abri, vite !

L’avertissement arriva à peine une poignée de seconde avant que le béhémoth ne fasse feu sur la tour de ses plus grosses pièces. La seule chose qui sauva la vie des hommes qui se trouvaient autour du trébuchet fut que le tir, précipité, était mal ajusté. Mais les formidables impacts sur la muraille et non loin de la machine de guerre furent suffisants pour faire vaciller l’énorme construction de bois, de cordes et de métal déjà bien trop mise à rude épreuve. Entrainant dans sa chute ses amarres, elle dégringola lentement les vingt mètres du bastion dans une pluie de débris mortels, son contrepoids s’écrasant en ravageant la façade de ce qui avait été une taverne nichée contre les portes de la ville.

Le plancher de la tour ne résista pas à la chute du trébuchet, cédant dans une série de craquements tonitruants, emportant avec lui les pièces de canon, lourdes de plusieurs tonnes et leurs réserves de boulets, pour tout précipiter, hommes et matériel, dans le corps du bâtiment.

Damas eut seulement le temps de glisser sur une des planches happées par le vide pour finir sa course en roulé-boulé au fond de l’étage inférieur, en évitant miraculeusement de plonger dans le trou béant percé par un canon qui se fracassa à moins d’une coudée de lui. Eïm chuta en suivant à peu près la même trajectoire que le jemmaï, talonné par Artius qui visiblement avait été entrainé avec lui ; le tout s’acheva en un amoncellement de corps et un comptage de nouvelles plaies et bosses qui devraient attendre ; le béhémoth devait déjà préparer sa prochaine salve pour achever l’ennemi qui avait osé lui causer des dommages.

Pour la seconde fois de la nuit, environné d’une épaisse poussière et naviguant à demi-aveuglés dans les débris, les hommes s’extrayèrent finalement des étages ravagés de la tour, avec l’aide bienvenue de nombreux gardes venus prêter main forte et sauver autant de monde que possible. Les compères achevèrent leur course dans la vaste cour du bastion, près des puissantes portes donnant sur la plaine, derrière lesquelles se massaient des centaines de légionnaires et plusieurs tortues d’acier, attendant l’imminence de l’assaut.

Et, derrière les remparts, au-dessus de tous ces hommes, se jouait une bataille aéronavale dont pas plus Eïm que Damas ne pouvait rien en voir. Mais le déchainement sans interruption des bordées illuminait le ciel de bleu, dans un fracas de fin du monde.

 


 

— Anis, pas si vite !

Lilandra maudit sa robe aux longs jupons bouffants, tellement inadaptés à se déplacer à grands pas et qui ne cessait de s’accrocher aux moindres aspérités du terrain. Duncan lui-même avait du mal à suivre le rythme imposé par la petite rousse, flanquée d’Azur, toutes deux chargé d’une partie des affaires rassemblées en vitesse par le médecin et son assistante. Derrière eux, suivaient les deux esclaves personnelles du doyen, elles aussi encombrées de sacs et le palefrenier de la noble étéoclienne, qui guidait son cheval dont la selle et les fontes débordaient.

— Je… je suis navrée, maitresse, mais il faut se presser, on doit atteindre le port avant l’aube !

Lisa menait la marche, sans réaliser d’ailleurs son initiative ; le groupe venait de parvenir à quitter la haute-ville, non sans mal, en passant par les portes menant aux anciens jardins suspendus du palais de l’Agora. Duncan avait usé de sa renommée et fait jouer quelques faveurs pour y parvenir, évitant ainsi que tout le monde se retrouve bloqué devant les portes principales, prises d’assaut par la cohue des réfugiés. Mais, en plein milieu de la nuit, la tâche avait été longue et ardue et le port était encore loin. Lisa, comme Azur, tenait une lampe au mellia dans sa main libre, mais la lumière dorée de la résine bioluminescente éclairait finalement assez peu de choses, ce qui rendait d’autant plus compliquée la marche de Lilandra, qui n’avait pas pu se trouver des vêtements plus adaptés à la situation.

Duncan offrit son bras à son assistante, tandis que le groupe réussissait enfin à rejoindre la principale artère pentue descendant du piton de la haute-ville pour rejoindre les quartiers du port. L’avenue, plus large, offrait un peu plus de lumière, mais était aussi moins aisée à traverser ; entre les groupes de réfugiés essayant de trouver un abri pour s’éloigner de la bataille et les troupes de soldats tentant de rejoindre les forces de Mélisaren, l’endroit semblait plonger dans la même effervescence qu’un marché un jour de fête, la joie en moins, la frénésie apeurée en plus. Au loin, les incendies et les éclairs bleus surlignaient sinistrement les toitures de la basse-ville et les tours des remparts, accompagnant les détonations constantes, roulant comme un tonnerre dans le lointain, ne laissant guère de doute que l’affrontement faisait rage.

Lisa se tourna, inquiète et un peu coupable, vers le groupe qui la suivait. Pour convaincre le doyen de l’urgence de fuir, elle avait menti, avec la bénédiction silencieuse d’Azur. L’argument avait été simple : Jawaad avait envoyé ses esclaves chercher Duncan et Lilandra et elles avaient ordre de revenir au port et rejoindre la Callianis avec eux, tandis que lui-même préparait le navire au départ. La terrienne ne savait pas du tout ce qu’elle dirait quand sa ruse serait éventée, mais Azur avait décidé d’appuyer ses inventions, afin que le mensonge soit convaincant. Après tout, que Jawaad puisse juger du danger au point qu’il l’estime assez important pour préférer protéger son ami était logique. Le reste fut une affaire d’être convaincante et Lisa fit de gros efforts pour supplier Duncan ; Azur, qui détestait mentir, eut beaucoup de mal à aider sa consœur, mais fit de son mieux et, heureusement, le doyen céda à son affection pour la rouquine et à sa confiance pour son vieil ami.

Mais cela avait pris du temps : il avait fallu courir pour réunir les affaires essentielles, principalement les ouvrages et archives les plus précieux du médecin, puis harnacher le cheval et enfin, préparer le départ en pleine nuit dans une ville en pleine alerte. Il était difficile de savoir combien de temps avait passé, mais, heureusement, la réponse vint de Duncan. Il sortit de sa poche un chronographe, une montre à gousset, objet particulièrement précieux qu’on ne voyait que rarement hors de l’équipement des plus riches officiers de marine et consultât le cadran de verre, se penchant près d’Azur afin de distinguer les aiguilles à la lueur dorée du mellia :

— Un peu plus d’une heure avant l’aube ; nous serons dans les temps. Tenez mon bras, Lilandra. Anis, reste près d’elle, qu’elle ait de la lumière.

Lisa acquiesça en venant éclairer de son mieux les pas de l’étéoclienne qui, fort heureusement, pouvait désormais circuler un peu plus à son aise. Azur, à deux pas de là, regardait avec effroi des habitants hagards et blessés, certains à demi nus ou en chemise de nuit, remonter la rue par grappes. Serrant les dents, elle se tourna sur sa consœur. Si Lisa avait peur, elle ne voulait pas le montrer, elle, alors que l’effroi se lisait sur le visage de la psyké ; cette dernière lâcha, la voix nouée :

— J’espère que Sonia a fait sa part et qu’elle va nous rejoindre vite. Je me sentirais rassurée si elle était avec nous.

Lisa grimaça, mais hocha la tête :

— Moi… moi aussi, Azur. Et moi aussi, je… j’ai peur.

— Tu ne t’attendais pas à vivre cela, n’est-ce pas ?

— Je ne m’attendais à rien de… de tout ce qui arrive de… depuis longtemps, Azur. Mais… c’est presque une des choses les plus effrayantes que… que j’ai à découvrir.

La psyké esquissa un sourire attendri, qu’elle voulait rassurant :

— Au moins, quand ce sera derrière nous, il sera ardu pour toi de connaitre plus difficile encore.

Lisa laissa échapper une autre moue, mais sans insister. Après tout, Azur avait raison ; il serait sûrement difficile de connaitre pire que cette situation de guerre. Et Lisa savait, désormais, qu’elle pouvait se défendre et même défendre tout le monde si elle y était forcée. Elle vint tâter le pendentif de Jawaad à son cou, pour se rassurer ; mais cela ne soulageait pas plus sa peur que ses tentatives de se convaincre qu’elle était sûrement une des mieux armées pour faire face aux risques qui les attendaient.

La cohue s’intensifia brutalement, alors que le groupe descendait la grand-rue à bon rythme. Les détonations venant des murailles se rapprochaient avec toujours plus d’ampleur, les éclairs bleus n’éclairant plus que des masses de fumée épaisse et les lueurs rougeoyantes des incendies. Mais quoi qu’il se passât, il était impossible d’en connaitre le moindre détail. Et puis, mêlé aux explosions et aux grondements, il y eut soudain des cris de panique, des gens, venus des quartiers en flammes, se mettant à courir en proie à une terreur grandissante. Lisa finit par comprendre quelque chose parmi ces cris, quelque chose dont elle ne pouvait saisir la nature, mais qui la glaça :

— Des dévoreurs ! Ils ont lâché des dévoreurs !

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