Chapitre 5-8

7- Le collier

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Zaherd observa ce qui restait des plats après qu’Eïm ait achevé sa collation. Le colosse venait d’engloutir une assiette de coquillages, des toasts, une salade d’algues, un pâté de canard en croute tout entier ainsi qu’une miche de pain. Il avait réservé le même sort à un gâteau de noix, tout en vidant trois chopes de bière.

—Tu n’avais pas mangé depuis combien de temps ?

— Ce matin, répondit le guerrier en picorant quelques noix au fond du plat. Les émotions, ça creuse. Mais cela me suffira … enfin, peut-être que si tu as encore quelque chose comme ça plus tard, je ne refuserai pas.

Le Légide lâcha un sourire en réponse, levant son verre de vin vers son invité :

— Un appétit impressionnant ; à la hauteur de ta carrure et de ta légende, en tout cas. Tu m’en vois ravi.

Eïm rota sans manière, l’air rassasié et leva sa choppe pratiquement vide à son tour, avant de s’affaler un peu sur sa chaise rembourrée et confortable, avant de reprendre :

— Bon, je suis propre, soigné, j’ai prêté serment, les formalités sont faites et je suis bien nourri. En général, c’est à ce moment-là que les ennuis arrivent. Tu n’es pas venu me voir pour me regarder me bâfrer à ta table. Donc, je t’écoute ?

— Avant tout, répondit Zaherd en s’installant dans un fauteuil, faisant signe de déguerpir à une des esclaves de sa maisonnée, qui n’en menait pas large d’être dans la même pièce qu’une légende vivante à la renommée effrayante, sais-tu obéir à des ordres ?

— Cela dépend à qui tu demandes. Moi, je te dirais que oui, mais ça dépend quel ordre ; si je juge qu’il est stupide ou suicidaire, j’en aurais rien à fiche de désobéir sans hésiter. Mais après, parmi tous mes titres les plus discutables, il me semble qu’on me surnomme aussi le Déserteur, non ?

Mériaden, assis sur un banc matelassé de velours, près de l’une des baies qui jetaient depuis le crépuscule de puissants feux d’un rouge carmin surréaliste, fixait lui aussi le géant de côté, assistant à son repas à quelques mètres de lui. Jusque-là, il n’avait rien dit ; lui non plus n’était pas forcément des plus à l’aise. Il y avait tellement de récits qui couraient sur cet homme et tellement qui étaient aussi effrayants que fascinants qu’il aurait bien suivi le même instinct de survie que les esclaves de la maison qui avaient tous filés. Mais il avait trop de fierté pour s’abaisser à un tel choix et puis il était bien plus curieux qu’effrayé. Il finit par céder :

— Déserteur de quelle armée, demanda-t-il avant de rajouter : messire ?

— Oublie les titres de politesse. Et déserteur des rangs des Ordinatorii au service direct des Prophètes. J’étais un Quaesitori.

— Vous avez servi… dans les gardes d’élite des Saints Prophètes ?!

— Et je n’en garde pas un bon souvenir. Mais techniquement, j’ai été laissé pour mort et, constatant que j’avais survécu, je me suis donné une seconde chance, quand on m’a offert ma seconde vie.

Zaherd se pencha un peu plus face au colosse, écoutant la discussion. Fort curieux à son tour, il garda le silence pour voir comment son secrétaire aller s’en tirer de son interrogatoire.

— Je ne comprends pas ce choix, reprit Mériaden. C’est un honneur immense, réservé à une poignée d’hommes ; de ce que j’en sais, c’est une consécration dont beaucoup des plus valeureux légionnaires de l’Ordinatori ne peuvent que rêver.

— Crois-moi, et je ne te dirai pas gamin seulement par respect, mais c’est beaucoup moins romantique que cela. On prend les meilleurs et les plus implacables des Ordinatorii sélectionnés par les primarques, on les met à l’épreuve pas tous les formes de torture possible, on les fait se battre et tant pis pour les morts, ils n’avaient qu’à pas venir et, au bout d’un an, on prend ceux qui ont survécus ou n’ont pas abandonné et on les forme trois ans de plus à être encore plus implacables, impitoyables et insensibles. On est des tueurs, des assassins ; les bras armés de la volonté des Prophètes. Nos vertus n’ont plus aucun sens ; on finit par trahir tout ce en quoi on peut croire, même la foi dans les Hauts-seigneurs. Et tu sais le pire ? C’est qu’on ne se remet pas en question… pas sans une sacrée motivation. Moi, il a fallu que je meure, pour ça…

Mériaden tiqua, troublé :

— Mais votre honneur ? Comment avez-vous pu sacrifier votre honneur en trahissant votre serment ?

Eïm fixa le jeune homme et, pendant un instant, son habituel sourire s’effaça, avant de revenir après un moment :

— Je n’en avais pas d’autres que la fidélité à l’Eglise… parce que j’ai jamais rien connu d’autre. Je suis né sur un champ de bataille, j’ai été élevé dans l’Ordinatori pour devenir un bras armé, un chien de guerre à son service ; j’ai tué pour la première fois à quatorze ans et c’est tout ce que je savais faire. L’honneur n’existe que si tu sais ce que c’est et que tu le choisis. Moi, je ne l’ai appris qu’après avoir trahi mes maitres… Tu comprends mieux ?

— Je ne me serai pas attendu à ça, répondit le secrétaire, perplexe. Mais oui, cela répond un peu plus clairement à la réalité derrière tout ce qui se raconte sur vous. Et alors… c’est vrai que vous avez tué seul à seul une grande Draekya à main nue ?

Eïm éclata de rire :

— Non, non, je l’ai tué armé de mes haches ! Mais ouais, j’étais tout seul… je te raconterai toute l’histoire si tu veux.

Zaherd rajouta :

— Et tu réponds aussi à mes interrogations. Tu as su obéir aux ordres et tu en es parfaitement capable, je peux donc compter sur toi. Parce qu’il va me falloir être sûr que tu suivras un plan audacieux, mais risqué et qui coutera forcément un certain prix en vies.

Eïm fronça les sourcils, curieux :

— Les armées de Nashera ne sont pas encore arrivées… tu comptes sortir des murs de la ville pour les attaquer ? C’est risqué ; on ne bat pas des légions Ordinatorii en face à face sans une supériorité écrasante.

— Pas exactement. Mais ces légionnaires ont une faiblesse : ils sont prévisibles. Je les ai combattus et étudiés, leur tactique est toujours exactement la même et nous allons l’exploiter pour les déstabiliser complètement avant la première bataille.

— Laisse-moi deviner : un raid, sur leurs arrières ou leur ravitaillement, juste avant que tu ne déploies tes troupes au pied des murs pour un assaut frontal tandis qu’ils seront encore en plein bordel à se demander ce qui leur est tombé dessus ?

Zaherd décocha un sourire en hochant la tête :

— Tu as tout à fait saisi l’idée. Mais un raid pareil doit être planifié avec soin… et tu sais aussi bien que moi qu’il faut un groupe limité, compétent, qui ne reviendra pas en entier, loin de là.

— Et tu me veux parce que tu comptes sur ma Légende pour motiver les hommes de ton raid à accepter le casse-pipe ?

— Je compte surtout que tu parviennes à réussir cette mission et en ramène le plus possible vivant, Eïm. Je ne suis pas en position où je peux sacrifier des soldats sans en payer le prix.

Eïm hocha la tête :

— D’accord, ça marche. Je prendrais la tête de ce commando, mais je veux choisir qui en fait partie. Je ne remettrai pas en cause les hommes que tu as choisis, mais je veux y ajouter ceux en qui j’ai confiance. Et pour avoir une chance qu’on revienne en vie, on va avoir besoin d’un soutien pour faire diversion… et je connais l’homme qui a l’air d’avoir les épaules pour assurer le commandement d’un groupe qui pourrait assurer cela.

Zaherd cacha sa méfiance :

— Qui donc ?

— Damas d’Armanth, qui est capitaine ou premier maitre de la Callianis… et qui est surtout un sacré atout si tu veux réussir la raclée que tu espères mettre à Nashera. Et il faudra au moins cela.

 


La nuit tombait en prenant son temps, enflammant le ciel nocturne d’un rouge orangé strié de nuance fantasmagorique. Azur en avait eu marre de rester inactive en attendant, angoissée, le retour de Jawaad et était allé voir si elle pouvait rendre service. Sonia lézardait toujours sur le toit, au-dessus de la terrasse des appartements de Lilandra. Un bruit feutré lui fit quitter la contemplation d’Ortentia qui luttait pour imposer son bleu céruléen au carmin du ciel et fixer la petite silhouette qui grimpait à son tour sur le toit, avec autant de maladresse que Sonia eut pu le faire avec aisance.

— Courageuse, mais faible. Une tare qu’il sera nécessaire de corriger…

Lisa se posa cul sur les tuiles, appuyée sur ses bras, les jambes ballantes et lâcha un sourire :

— C’est quand même un compliment, fit-elle, la voix encore un peu enrouée, tu… tu en es plutôt… avare, d’ordinaire.

Lisa avait choisi la plus grande simplicité pour se changer, avec une simple tunique de lin écrue, échancrée et lacée, quand Sonia avait pioché dans les pagnes de soie et apparats de danse pour s’afficher demi-nue, toujours aussi arrogante d’érotisme. Elle esquissa un sourire venimeux et cruel à la remarque de la terrienne, mais le regard qu’elle lui lança était pourtant empreint de tendresse.

— Que t’auraient servi compliments et cajoleries pour te préparer à survivre à ce monde ?  Cela, Cénis et Athéna s’en chargeaient, c’était leur tâche.

— Ne… ne parle pas de ma sœur, s’exclama Lisa. Elle… elle est sûrement morte… ou dans un endroit horrible en train de souffrir le martyre !

Sonia pouffa :

— Cela, j’en doute fort ! Et si c’est le cas, son sort est mérité. Mais fais-moi confiance sur ce sujet ; vous avez un point commun que vous ignorez…

Lisa fixa l’éducatrice en levant un sourcil, la moue surprise. Cette dernière répondit en retournant fixer le ciel :

— La pugnacité. Je t’ai soumise à Jawaad par le plus puissant des moyens d’assujettissement jamais créé ; la peur faisait le reste quant à ta servitude et ta docilité. Mais tu n’as jamais été une véritable esclave. Tu ne pourrais, pas plus que ta sœur, devenir Cénis, qui aura oublié aujourd’hui presque tout de son arrogante vie de petite princesse pour se changer en animal docile, désirable et heureuse de son sort. La peur est un très bon outil de contrôle, mais, seul, il ne dure qu’un temps. Avec vous deux, il en aurait fallu bien plus et, vous ne seriez pas terriennes et rousses, la plupart des esclavagistes vous auraient revendu dans un bordel à houris pour essayer d’éponger les pertes, plutôt que s’entêter à vous dresser.

Lisa resta un petit moment pensive, avant de fixer à son tour le ciel. Elle avait beau la voir nuit et jour, elle ne se faisait pas encore à la présence imposante de l’immense lune qu’elle avait depuis longtemps deviné être une géante gazeuse. Elle reprit, toujours songeuse :

— Elena était… est pugnace. Elle a… elle a toujours lutté pour me protéger, même… même quand je l’ai trahie. Mais moi…

— Toi ? Tu ne te connais pas ; tu t’illusionnes et tu trouves cela douillet, stupide esclave. N’en sois pas choquée, tout le monde fait ça. Mais tu devrais te regarder en face ; tu ne cesses de faire preuve de courage et cela va grandir encore, tandis que la peur ne te sert plus que d’excuse. Tu te bats… pas encore pour toi, mais pour les autres et dans ton esprit cela ne fait guère de différence. Et plus tu comprendras l’étendue du pouvoir du Chant de Loss, plus tu te battras et plus tu seras libre.

— Tu… tu m’as torturé pour m’asservir… Tu n’as pas été plus… plus tendre avec ma sœur. Je… je sais que tu l’as fait pour que je survive, mais… mais je suis rousse et Chanteuse de Loss. Je ne serai jamais libre, tu le sais aussi bien que moi.

Sonia plissa les yeux pour fixer son élève sans sourire, soufflant à dessein un mépris agacé par le nez :

— Tu n’écoutes jamais. Il y a bien des facettes à la liberté. Tu les crois donc si libres, ces ouvriers des quais endettés à vie, qui triment de l’aube à la nuit avec pour seule récompense une paillasse, du poisson salé et quelques piécettes pour se payer leur seul réconfort, du mauvais vin et l’espoir vain de gagner un peu plus aux jeux de dés ? Ne te crois-tu pas immensément plus libre que les filles de joie enchainées à leur couche dans les caves des bordels à houris, qui passent leur journée écrasée sous le poids et la queue d’hommes venue éjaculer tristement et s’enfuir la minute d’après ? Tu les crois donc libres, ces femmes au marché paradant dans leur belle tenue d’apparat qui cache toute la misère de leur vie morne, dont la seule raison d’être est d’enfanter sous le joug des hommes et de l’Église ? Quant à l’Église, ses prêtres et ses légionnaires, dressés à obéir depuis l’enfance sans jamais remettre en question leur place et leur autorité, tu crois vraiment qu’ils savent même l’idée de liberté ? Et les marins de la Callianis, tu crois qu’ils sont libres ? Ils ont tous des dettes envers leur capitaine, leur famille, entre eux ; ils n’ont qu’à peine le choix de leur vie, si tant est qu’ils puissent même la changer ! Tour le monde traine des chaines et presque personne ne les a choisis. La liberté absolue n’existe que sans société. Et tu es dans une société organisée ; elle n’est que lois et codes et ne produit que des chaines qui entravent tout le monde. Tu es esclave et tu le resteras, mais pas parce que tu es rousse et Chanteuse de Loss. Tu le seras toujours parce que je t’ai asservie à Jawaad ; le languoiri ne t’en laissera jamais le choix et désormais, tu l’aimes, de toute ton âme, que tu en aies conscience ou pas. Mais tu es déjà libre. Et cela ne fait que commencer.

Un autre bruit, suivi d’un son à mi-chemin entre le piaillement rauque et le feulement se firent entendre. Le lori de Lisa venait de rejoindre sa maitresse, curieux de ce qui se passer et tenté de trouver une distraction amusante. La jeune femme tendit la main pour le caresser et agacer son museau pour le faire jouer, réfléchissant à la portée des propos de Sonia. Il était difficile de vraiment contredire son discours, mais ce dernier oubliait la différence entre les individus libres de loss et leurs esclaves. Les premiers avaient des droits garantissant un minimum de liberté, même alourdie par leurs chaines, quand les seconds n’étaient pour les lossyans tout simplement pas autre chose que des animaux domestiques. Le lori se mit à mordiller le doigt de Lisa, avant de filer courir après quelques lucioles qui venaient hanter le bord du toit de leur bioluminescence orangée. Cette dernière finit par reprendre ses questions :

— Mais toi, pou… pourquoi as-tu fait tout cela ? Je… j’ai cru à l’évidence, que tu avais ainsi trouvé une ruse pour te choisir un nouveau maitre, échapper à l’emprise de Priscius… Trouver une… une nouvelle vie. Mais tu aurais pu faire autrement, sans… sans tout ce stratagème, sans m’utiliser. Qu’y cherches-tu, Sonia ?

L’éducatrice esquissa un sourire satisfait. Lisa avait employé son nom sans hésiter. Elle ne le lui fit pas remarquer et répondit posément.

— C’est ce que tu es venu me demander ?

— Tu… tu savais depuis longtemps que je demanderais…

— Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Elles doivent être vécues.

Sonia laissa retomber le silence, tandis qu’elle fixait le ciel nocturne. Lisa ne sembla pas souhaiter insister ; elle en fut presque déçue. Rien ne dérangea la tranquillité du soir pour un moment, jusqu’à ce que Sonia n’entende un léger fredonnement. Elle tourna la tête tandis que le son léger prenait des harmoniques délicates et envoutantes. Lisa était toujours assise sur le rebord du toit, la main tendue. Au-dessus de sa paume voletaient, éclairées par une douce et fascinante lueur bleutée d’invisibles poussières changées en délicats filaments lumineux, dessinant des motifs en arc de cercle se réinventant sans cesse et qui avaient immanquablement attiré l’attention du lori. Loin d’être effrayé, il était fasciné et reniflait l’air en approchant, hésitant à sauter joyeusement sur les arabesques.

Ce n’était pas pareil au Chant des Illusions. Sonia avait fréquenté assez de Chanteurs de Loss pour savoir faire la différence. Lisa manipulait à cet instant d’autres forces ; bien que le résultat paraisse similaire, il ne créait pas les hologrammes féeriques et animés que les chanteurs asservis et formés à le maitriser donnaient en spectacle dans les plus luxueuses soirées privées des propriétaires les plus riches. Pourtant, elle n’aurait aucun mal, de l’avis de l’éducatrice, à les concurrencer et de toute évidence presque sans effort. Elle maniait et comprenait le Chant de Loss comme une extension d’elle-même et non un pouvoir étranger à sa nature, prêt à mordre, ravager et détruire.

Sonia resta songeuse en fixant le ballet féerique qui ne cessait pas, malgré les petits couinements de plaisir du lori en train de tenter de donner des coups de patte dans l’air ; sa jeune élève rousse progressait chaque jour, en accomplissant de nouveaux exploits avec presque autant de facilité qu’elle respirait. Peut-être ce prodige était-il dû à sa nature de terrienne ?  Après tout, elle n’était pas enchainée par le carcan des croyances et des superstitions des lossyans qui faisaient de ce don une malédiction vous condamnant à être un démon à jamais. Ou bien, c’était tout autre chose… Sonia n’aurait su le dire, ses faibles connaissances sur le Chant de Loss s’arrêtaient là. Mais il y avait une évidence, qui la convainquit de rompre le silence et répondre à la jeune femme :

— Sais-tu combien de temps Jawaad a cherché une fille comme toi ?

La fantasmagorie cessa quand Lisa arrêta de fredonner pour répondre, surprise par la question :

— Je… heu… non ? Je ne le savais même pas, je… je ne suis pas sûr de comprendre.

— C’est une vieille rumeur à Armanth, connue par tous les esclavagistes avec un peu de renom. À ma connaissance, cela dure depuis près de vingt ans, mais je pense que cela date de bien avant encore. Il a cherché, sans trouver satisfaction, une terrienne rousse qui convienne à ses exigences ; une esclave et qu’importe le prix. De toute manière, il pourrait payer n’importe quelle somme s’il la juge appropriée. Sauf que personne n’a jamais su quelles étaient ses exigences ; il ne les a jamais expliquées et, que je sache, personne n’a jamais su quels étaient les critères de sa quête. Et puis, il tombe sur toi. Tu es brisée, peureuse, faible, tu ne sais même pas parler l’athémaïs, tu ressembles à une bête battue jusqu’à ce qu’elle craigne même la plus tendre caresse. Bien sûr, tu as le tatouage a ton sein, comme ta sœur, mais je savais qu’il ne venait pas de la Maison d’élevage des Tuna, contrairement à cet abruti de Priscius qui y a cru dur comme fer au début. Finalement, tu es si jolie, mais pas si belle que ça et, pour un lossyan, tu ressembles à une enfant chétive, de bien peu d’intérêt au premier regard… et il te choisit. Je connaissais bien Jawaad ; je l’ai vu bien des fois se promener parmi les estrades du Marché aux Cages ou assister aux grandes enchères du Celendaterio.  Il n’est pas attiré par les esclaves juvéniles. Enfin, je suis prête à parier, qu’en vingt ans et sans doute bien plus que cela, il a dû croiser d’autres terriennes Chanteuses de Loss, aussi rares soient-elles. Mais il t’a choisi, toi. Ce jour-là, dans les bains du jardin des esclaves, j’ai compris toute l’étendue de ton importance, bien au-delà d’un étrange caprice typique des Maitre-marchand. Ce jour-là, j’ai compris… et j’ai décidé que je ferais tout ce qui est nécessaire pour que tu restes en vie et que tu lui appartiennes à jamais et que tu sois à moi, autant qu’à lui. Je t’ai préparé au mieux pour m’assurer que tu aurais la force de ce qui t’attend et, puisque l’occasion se présentait, j’en ai profité pour te suivre.

Lisa resta coite, fixant Sonia surprise, tandis que son petit fauve décidait qu’il était plus amusant d’aller fureter sur le toit en chasse d’autres lucioles. Cette dernière ne s’étonna pas que la terrienne ne puisse saisir ce qu’elle venait de lui expliquer :

— Je te l’ai dit : tu ne peux pas comprendre, tu dois l’expérimenter. Et tant que tu ne seras pas libre là, rajouta-t-elle en se tapotant la tempe de l’index, tu ne pourras pas. C’est une question de foi et la foi ne s’explique pas, elle doit être vécue et ressentie.

— Mais… que se passera-t-il alors ?

Sonia se redressa, pour venir d’un bond souple faire face à la terrienne, la fixant intensément. Elle s’approcha encore tendant son cou jusqu’à ce que son souffle vienne caresser le nez et les joues de la jeune femme. Passé la surprise qui ne dura qu’un instant, Lisa se mit immédiatement à frissonner de plaisir, enivrée par le parfum de l’éducatrice, au grand délice de cette dernière qui s’approcha encore, jusqu’à être peau contre peau, murmurant à son oreille, avec une voix caressante :

— Alors tu sauras pourquoi et tu n’auras plus besoin de me demander.

Puis, sans laisser à Lisa quelque latitude à réagir ou répondre, elle l’embrassa fougueusement, venant plaquer une main sur son ventre. La terrienne céda sans résister ; Sonia s’en délecta, bien décidée à occuper, à sa manière, le temps qui restait à attendre l’arrivée de Jawaad.

 


 

— Vous saviez parfaitement comment cela allait se terminer, ce n’est pas faute de vous avoir prévenu ! Je vous avais dit que l’assaut frontal par le port n’avait aucune chance de réussir devant les défenses de cette cité et je vous avais dit pourquoi !

Asclepios n’avait pas pensé hausser le ton à ce point-là. Son exclamation surprit l’ensemble des officiers réunis à la table en imposant un silence brutal à ce qui jusque-là était surtout un brouhaha d’avis contraires et de remarques oiseuses pour faire le bilan de l’attaque du port de Mélisaren.

À bout-de-table, le premier amiral de la flotte Nasherienne, Argus Aristos, vexé d’avoir lui aussi été réduit au silence par la protestation tonitruante du jeune officier, pesta avec mépris, le ton autoritaire :

— Rappelez-vous votre rang, lieutenant ou je me charge de vous le remettre en tête ! Vous n’êtes ici qu’en tant que conseiller stratégique détaché par Anqimenès. Le Régent nous a imposé votre présence, à vous et toute votre clique d’experts, mais cela s’arrête là. Sur mon pont, devant mon commandement et au sein de ma flotte, vous vous bornez à votre tâche… et si vous n’en être foutrement pas capable, vous me foutez le camp de cette réunion.

Le petit groupe d’amiraux et capitaines, tous commandants de bord, Ordinatorii et membres des grandes familles des multiples princes de Nashera, opina avec satisfaction à voir le jeune lieutenant se faire remettre à sa place. À leurs yeux, il n’était qu’un va-nu-pieds. Malgré son rang et sa qualité de stratège détaché par les puissantes autorités de l’Eglise pour assister l’effort de guerre de Nashera, lui ne portait pas la toge rouge flamboyante de l’aristocratie de l’Etéocle. Qu’importe alors sa valeur ou son expérience militaire, son extraction en faisait un subalterne encore plus négligeable que l’était son grade militaire à leurs yeux. Asclepios ne se faisait pas d’illusion : il pourrait répéter encore et encore quelles stratégies pourraient venir à bout du port et permettre un débarquement efficace par la mer, ce serait peine perdue. Mais quitte à partir en beauté et quitter ce conseil où il était condamné à faire figuration, il n’avait pas grand-chose à perdre…

— Sauf votre respect, amiral, ce n’est pas mon avis propre que je vous ai donné en avertissement. Toutes les stratégies étudiées par les écoles militaires d’Anqimenès le démontrent : personne n’est jamais parvenu à prendre un port d’eaux profondes convenablement fortifié. En tout cas, pas sans déployer des béhémoths en première ligne et un soutien aéronaval capable de bombardement soutenu. L’assaut frontal en tentant une percée se heurte à la règle de la puissance de feu qui ne peut être à l’avantage d’une flotte face à une artillerie statique protégée par des casemates, des murailles et des tours. Cela ne peut jamais…

Il fut brutalement interrompu par un petit homme ventru à la morgue plus impressionnante encore que son embonpoint, qui souffla de mépris sous sa moustache en panache :

— La seule raison que je vois à l’échec de notre assaut est d’avoir eu la stupidité d’écouter les conseils d’un homme qui couche avec ses semblables. Nous aurions lancé toute notre flotte, nous les aurions écrasés comme un poussin dans sa coquille !

Asclepios vit immédiatement rouge :

— Vous vous abaisseriez à prétendre que le fait que je sois gillys puisse avoir la moindre incidence sur mes compétences ?!

Argus intervint en levant encore une fois le ton. L’insulte proférée, même basée sur une réalité, avait toutes les chances de mal finir s’il ne calmait pas les choses immédiatement. Il foudroya le commandant ventru du regard.

— Personne ici n’insinuera à cette table, que ce soit en ma présence ou non, qu’un gillys puisse être accusé de manquer à ses devoirs et son service pour quelque chose qui regarde sa vie privée, Polinius ! Est-ce bien clair ? Si vous avez un problème avec ça, réglez-le en privé ou les armes à la main !

Il y eut un silence gêné, bien que plusieurs officiers ne cachaient pas leur mépris amusé à l’attaque sournoise de leur collègue contre le conseiller homosexuel. Asclepios n’étalait évidemment pas ce penchant en public, qui n’était de loin pas si rare. Mais la rumeur s’était rapidement répandue après une indiscrétion lâchée à dessein par un de ses subalternes éconduit et elle avait fait le tour de la flotte. Il ne se serait pas attendu à ce qu’elle soit utilisée si ouvertement contre lui et ravala sa fureur de son mieux, pour garder la plus grande politesse possible, alors que les veines de son cou palpitaient au rythme de sa colère.

— Merci, amiral. Pour en revenir au point qui devrait nous préoccuper principalement, je vous demande la permission de me retirer à votre convenance de ma charge de conseiller et de rester simple observateur jusqu’à ce que vous en jugiez autrement. Je ne puis vous êtes utile puisque les stratégies que je pourrais vous proposer iraient à l’encontre des vôtres et je ne saurais admettre de vous faire perdre du temps.

L’amiral remarqua la finesse de ton et le prit avec tout l’honneur dû à son rang. L’hégémonien savait perdre avec panache et tenir sa place, ce qui sommes toute lui plaisait assez pour passer outre ses emportements :

— Permission accordée, mais restez à notre disposition, il n’est pas dit que votre avis ne nous soit pas utile par la suite… Vous pouvez vous retirer.

Le jeune officier s’inclina avec déférence vers l’amiral, avant de saluer le reste de la tablée d’un signe de tête qui, lui, assurait le strict minimum de respect. Il ne se fit pas prier pour quitter les lieux immédiatement après, son casque d’hoplite à panache rouge sous le bras et rejoindre en quelques pas et une volée de marche le pont du navire et l’air marin, qu’il gouta avec soulagement en le laissant lui apporter ses mérites apaisants. Il n’avait tué personne et songea que c’était presque un miracle. Ou bien avec l’âge s’assagissait-il un peu ou alors son instinct de survie lui avait rappelé que cela aurait fini très abruptement. La nuit se faisait sombre et rougeoyante, nimbée de lueurs fantasques que même Ortentia ne pouvait percer, ce qui ravivait plus encore les craintes superstitieuses des marins. Personne ne connaissait vraiment la cause du phénomène et si d’aucuns parlaient de volcans, pour beaucoup, cela restait un mystère effrayant, un message des cieux, peut-être même des Étoiles où siègent les Hauts-Seigneurs, dont l’interprétation ne pouvait être que funeste. Car, oui, ce ciel nocturne avait des couleurs de sang.

Alors qu’il inspirait encore en se demandant quel bilan tirer de son échec et, surtout, quelles suites y donner alors qu’il ne pourrait de toute façon pas aisément se retirer des batailles à venir, il reconnut le pas puissant de la silhouette qui vint le rejoindre contre le bastingage. Il n’eut pas besoin de se retourner, il le connaissait bien. Dhuran était un puissant gaillard, de cinq ans son ainé, à la crinière blond feu qu’il ne faisait plus couper rase depuis qu’il avait quitté les rangs de simple légionnaire. Il dépassait Asclepios aussi bien de taille que de carrure et pourtant, des deux, il était sans doute possible le plus calme et doux. Il savait juste fort bien le cacher et il restait craint aussi bien des marins de son bord que de ceux de ses subalternes qui n’avaient pas encore su gagner son respect.

— Cela s’est aussi mal passé que je m’y attendais ?

Asclepios se retourna et hocha la tête, venant croiser ses mains pour appuyer ses coudes sur la rambarde de bois épais.

— Ils n’ont rien voulu savoir et tu ne devras pas être surpris si tu apprends que l’échec de l’assaut est dû à nos conseils de ne pas engager l’ensemble des forces en une fois.

Le puissant gaillard blond soupira, venant tapoter l’épaule du conseiller militaire en signe de soutien. Le geste paraissait fraternel, ce qu’il était. Mais pour eux deux, il s’agissait aussi de la limite à tout geste de complicité et de tendresse qu’ils pouvaient se permettre en public. Leur relation durait depuis un peu moins de dix ans, depuis la fin de l’académie militaire au sein des prestigieuses écoles de l’Eglise d’Anqimenès. Ils n’étaient, et de loin, pas le seul couple d’officiers Ordinatorii de leur promotion. L’interdit officiel de l’homosexualité, considérée comme une hérésie, n’était plus appliqué depuis bien longtemps, du moins, tant que la relation ne s’affichait pas publiquement. La rumeur qu’il y avait plus de gillys dans les rangs de l’Église que partout ailleurs n’était, selon Asclepios, sans doute pas si galvaudée que cela.

Dhuran retint donc tout autre geste affectueux pour venir tenir compagnie à son amant, le fixant un moment de côté avant de répondre :

— Tu ne sais pas dissimuler ta colère. Est-ce l’échec et ce qui risque d’arriver par la suite ou bien l’affaire est-elle arrivée à leurs oreilles ?

— Les deux. L’un des commandants n’a pas raté l’occasion de ramener en public le fait que je sois gillys.

— Je n’ai pas entendu de bagarre ni d’annonce de duel ; tu es vivant, il l’est aussi, c’est une bonne nouvelle que tu aies su te contenir.

— Cela aurait autrement fini par mon exécution sommaire, je pense. Je n’y tiens pas, je dois dire.

Dhuran lâcha un rire suivi d’un bref sourire tendre :

— Tu n’aurais pas eu cette sagesse il y a encore peu. Il marqua un silence avant de reprendre : ils vont à nouveau s’attaquer au port frontalement alors qu’il n’y a aucune chance que cela réussisse ?

— Orgueil et imbécilité. Les légions en marche sur la ville pourraient prendre ses murs en quelques jours, de leur avis. Ils veulent la gloire d’être les premiers à s’emparer de Mélisaren, avant les troupes terrestres. Une rivalité stupide qui va les mener au massacre.

— Quel est leur plan ?

— Ils vont attendre l’annonce de l’arrivée des légions par le fleuve et lancer une attaque à la fin de la première nuit. Ils pensent surprendre les défenses de la ville concentrées vers la plaine.

Dhuran opina, pensif :

— Bon, l’avantage d’être écartés du conseil de commandement, c’est que nous pourrons mettre l’Octoman et le Deridal à l’abri en arrière-ligne. Tant pis pour les rumeurs de lâcheté auprès des étéocliens, Anqimenès nous sera reconnaissant de ne pas sacrifier de navire dans une entreprise aussi démente.

— Et que fait-on pour les plus de quatre mille braves marins et légionnaires qui vont mourir à cause de l’orgueil d’une poignée d’amiraux parvenus ?

— Rien, répondit Dhuran en haussant les épaules, désabusé. Sauf sauver ceux que nous pourrons sauver à ce moment-là… Il y a des choses qui ne s’apprennent que par la plus dévastatrice des défaites.

 


 

Elena fixait la jeune femme, à peine une adolescente, à travers son masque d’argent, se doutant bien de l’effet que son allure sinistre pouvait avoir sur elle. Arhimad ne s’était pas déplacé lui-même pour le rendez-vous ; il devait avoir préféré rester terré, prêt à disparaitre, si jamais il était avéré que son vil secret était dévoilé.

Le métis frangien tenait la laisse qui retenait l’esclave par le cou. Il tendit un étui de cuir roulé. Il était tellement caricatural dans son rôle d’homme de main patibulaire, accompagné d’un gaillard non moins solide et non moins stéréotypé, qu’il prêtait à en sourire. Janus ne se gênait d’ailleurs pas du tout, même s’il avait, comme ses deux compères venus faire renfort en cas d’inattendu, la main posée sur le pommeau de son sabre court.

Elena referma la main sur l’étui, fixant le métis. Il ne voyait d’elle que les perles de deux iris verts, le blanc de ses yeux à peine visible, et un noir d’encre se confondant avec le masque de crâne grimaçant qu’elle portait. À vrai dire, il était persuadé d’avoir affaire à un homme, un peu petit, mais franchement inquiétant. Sa voix rocailleuse et sombre quand elle prit la parole acheva de le persuader.

— J’ose espérer que les documents de propriété sont en règle, ce dont je m’assurerais. Dans le cas contraire, Arhimad sait à quoi il doit s’attendre.

— Il a dit qu’tout était bon. Il a insisté.

— C’est dans son intérêt, en effet.

Affichant un air détaché, Elena réceptionna la laisse, qu’elle fit passer sans regarder vers Janus. Ce dernier, qui préférait si besoin avoir les mains libres, laissa Meeri se charger de l’esclave qui ne montrait pas plus de signes de rébellion que du moindre agacement apparent ; peut-être y’avait-il de l’inquiétude, en y faisant attention, mais rien d’autre. Le fait que le Haut-Art l’avait totalement conditionné à son sort était flagrant ; Elena en fut douloureusement émue de le constater, ce que son masque dissimula totalement. Elle s’attendait à quelque chose comme ça, mais difficile d’imaginer à priori que cela puisse être à ce point quand on ne l’a jamais expérimenté de visu.

Les gros bras attendaient quelque chose. C’était le moment risqué de la transaction et Elena se doutait que Janus et ses deux compères en avaient encore plus conscience qu’elle. Elle sortit des multiples couches de son manteau le carnet comptable, qu’elle tendit à son vis-à-vis d’une main gantée. Il s’en saisit et fut étonné que le petit homme masqué ait une poigne qui lui résiste. Elena vocalisait imperceptiblement tout en accentuant sa prise, modifiant juste autour de sa main les lois de la gravité. Elle ne le fit que pour s’assurer que le métis soit forcé de revoir son avis premier sur son interlocuteur. Vu sa surprise inquiète quand enfin il put saisir le carnet, c’était réussi. Pour parachever l’effet et clore l’échange, elle rajouta :

— Rappelez-lui, s’il en est besoin, qu’il existe deux copies bien cachées. Elles ne lui feront aucun préjudice si tient sa part de l’accord.

Le grand gaillard se sentit obligé de répondre par la menace, ne serait-ce que pour ne pas perdre la face devant son collègue :

— Et rapp’lez-vous d’tenir la vôtre, sinon, c’est nous qui irons vous retrouver. Ce s’ra pas bien dur et ça s’ra la dernière fois qu’vous vous frottez à un marchand d’Armanth.

Janus lâcha un grand sourire narquois en réponse, sans commenter. L’échange était à priori réglé et il fit un petit signe vers Elena pour lui faire comprendre qu’il était temps de quitter les lieux, des fois que le marchand ait eu des idées idiotes. Elle obtempéra sans rien perdre de son allure inquiétante et assurée, laissant Cénis guidée par sa laisse par le comparse de son camarade.

À son grand soulagement, il n’y eut aucune mauvaise surprise.

 

Une heure plus tard, elle était seule face à Cénis, dans la petite cellule d’un confort relatif qui lui servait pour l’heure de domicile. Durant le trajet, Janus avait plaisanté et lâché maints compliments sur l’esclave, tous plus ou moins gaillards, ce qui donna lieu à une sorte de concours de commentaires lubriques entre lui et ses deux compères qui, la chose avait été clairement clarifiée, ignoraient tout de la réelle identité d’Elena derrière le masque de Thin. Et bien sûr il tenta d’embarquer Elena dans le jeu, une façon, surtout, de cacher sa curiosité :

— Je retire ce que j’ai dit pour la somme, mais fallait prévenir qu’elle était belle comme ça et qu’en plus, on allait l’avoir déjà toute habillée ! Enfin… déshabillée à ce stade, parce qu’à part la capeline…

— Et tu t’empresserais de l’en débarrasser et d’y goûter tout ton saoul et dans toutes les positions, j’ai entendu ; tes amis aussi. Ils vont devoir se rabattre sur autre chose. On n’y touche pas.

Janus protesta énergiquement :

— Hey, tu déconnes ? Tu sais très bien que les esclaves des plaisirs sont dressées à cela et c’est tout ce qu’elles demandent ! Tu veux m’en coller une sous le nez et me dire de pas en profiter ?

Elena tourna la tête pour peser du regard sur le voleur, histoire de s’assurer qu’il n’ait pas la maladresse d’oublier qu’en dehors de la plus stricte intimité, il devait lui parler comme à un homme et la nommer Thin.

— Toi, peut-être, on en parlera. Eux deux, non. Ils se contenteront de leur prime.

Berrel, le plus maigre des deux compères lâcha avec agacement :

— Et pourquoi nous, on pourrait pas ?

Elena choisit le ton de ses mots avec soin :,

— Parce que vous ne comprenez pas l’intérêt qu’il y a à se laver et avoir des frusques propres.

La réponse, aussi sinistre que définitive, accentuée par l’aspect implacable du masque, mit fin aux ambitions du duo.

 

Cénis se tenait droite, cambrée et superbe, presque arrogante de beauté juvénile. Elle ne portait qu’un pagne de soie brodée, rehaussée de clochettes et de breloques d’argent et un large collier-plastron de tresses colorées décoré de perles de bois assorties, dissimulant à peine sa poitrine.  Pas un instant, elle ne fit mine de jauger la pièce vétuste qui semblait tenir de logis pour son nouveau propriétaire. Elena n’était pas dupe de son impassibilité docile et sensuelle ; il y avait dans ses yeux de l’angoisse à son sort, ce qui rassurait quelque peu la terrienne. Cénis n’était pas tout à fait devenue une créature pareille à Sonia, elle tentait juste de jouer le rôle qu’on lui avait imposé par tous les arts de l’asservissement.

Devant le silence du face-à-face, Cénis baissa les yeux et lâcha dans un murmure :

— Maitre ?

Elena passa ses mains sur les côtés de sa capuche :

— Pas tout à fait…

Le masque glissa comme une seconde peau, révélant son visage délicat et métissé, au visage constellé de taches de rousseur. Une mèche auburn glissa sur son front tandis qu’elle fixait Cénis de ses yeux d’un vert profond, encore plus frappant avec l’épais khôl qui les entourait et bavait sous ses paupières.

L’esclave murmura encore, pas de déférence cette fois, mais de surprise, le souffle presque coupé :

— Athéna ?

— Désormais mon nom est Thin, Cénis…

 


 

Jawaad fixait Lisa, à genoux devant lui, comme il le lui avait ordonné. Elle ne cachait pas très bien qu’elle n’aimait pas forcément cette posture, mais cachait encore moins bien que, pour lui, elle n’hésiterait pas à attendre ainsi, tête basse, des heures entières sans bouger s’il en exprimait le souhait.

 

À son arrivée, il avait trouvé ses deux esclaves en train de rire joyeusement, jouant avec Kato, le petit lori de Lisa, en compagnie de Sonia qui semblait, bien qu’autrement pareille à elle-même, satisfaite et repue. Le maitre-marchand, qui avait examiné ses deux propriétés sous toutes les coutures pour voir l’état de leurs blessures tout en interrogeant le trio sur leurs péripéties, avait noté la morsure au cou de Lisa. Elle en avait rougi de honte, comme prise sur le fait, quand il la vit immanquablement. Celle-ci était si marquée, presque au sang, que Jawaad comprit l’intention de Sonia de signer son passage ; il n’eut pas de mal à en conclure le reste. Il ne trouva pourtant aucun intérêt à commenter sa découverte, retirant à la licencieuse et indocile esclave le plaisir supplémentaire qu’elle eut pu goûter à éveiller la possessivité du marchand.

Jawaad envoya Sonia et Azur préparer le souper, en leur confiant le contenu du sac de victuailles qu’il avait apporté avec lui. Il n’avait pu saluer au passage Duncan et quant à Lilandra, il ne l’avait vu qu’en coup de vent alors qu’elle s’assurait de la prise en charge des derniers blessés de l’incendie. Tous les hospices de la ville avaient fort à faire et beaucoup étaient aux limites de leurs moyens. À la grande surprise de la noble femme médecin, Jawaad proposa son aide pour la nuit, sans même mentionner celle de ses esclaves.

— Vous avez quelques notions médicales, demanda-t-elle, un peu étonnée de la généreuse proposition ?

— Celles qu’on acquiert sur un bateau au bout de quelques années.

Lilandra opina, avec un sourire de gratitude :

— Reposez-vous un peu, cependant, et allez voir vos filles ; elles se languissent de vous et ont vécu une journée fort difficile. Mais si vous venez nous prêter main-forte, votre aide sera des plus bienvenues.

La conversation s’arrêta là, Lilandra appelée par une de ses assistantes. Les couloirs étaient encore encombrés de blessés et de traumatisés, heureusement maintenant plus clairsemés que dans la journée. Quand Jawaad rejoint les appartements de la doctoresse, le brouhaha de l’hospice n’était plus qu’un murmure.

 

Lisa attendait sans un mouvement, le regard sur les pieds de son maitre, sa vaste masse de cheveux roux retombant en cascade depuis le demi-chignon qui avait pour rôle de les discipliner un peu. Quelques mèches avaient roussi, d’autres brulés. Jawaad s’accroupit et en attrapa une, sourcils froncés. Il n’avait besoin de rien dire, Lisa se doutait bien qu’il était mécontent de constater que sa chevelure avait été abimée aussi bien que le reste de son corps, même si c’était sans gravité. Il attrapa le menton de son esclave, pour la forcer à le fixer. Le regarder sans détourner les yeux lui demanda un effort plus lourd encore qu’elle l’avait imaginé. Elle avait peur, mais se demandait de quoi véritablement. Elle ne le craignait plus vraiment, tout du moins pas comme on pourrait craindre un tortionnaire ou un bourreau. Tandis qu’il la fixait de son regard noir et dur qui sembler la percer, elle réalisa : sa peur, c’était, bien plus qu’autre chose, celle de le décevoir. Un étrange constat, poignant et irrépressible, qui fit battre son cœur d’une manière douloureuse et lui brûler les yeux dans des larmes naissantes.

— Pourquoi ?

Le ton de Jawaad était sec et, comme souvent, la question lapidaire semblait attendre qu’elle se suffise à elle-même et soit comprise sans hésiter. La moue perdue et paniquée de Lisa ne laissait aucun doute qu’elle n’avait pas su l’interpréter, comme le confirmèrent ses balbutiements :

— Pa… pardon, mon maitre, je… je… je ne voulais pas…

— Shut !

Lisa resta encore plus décontenancée, alors qu’elle n’avait pas su retenir ses larmes, que Jawaad regarder glisser le long de ses joues. Elle aurait eu du mal à dire s’il en était attendri ou satisfait, mais il ne semblait pas en colère. Juste pareil à lui-même, comme bien souvent. Il précisa sa question, achevant de désarmer encore Lisa :

— Tu as pris des risques pour sauver beaucoup de gens. Pourquoi ?

La réponse vint péniblement, après que Lisa ait dégluti de son mieux en essayant de ravaler sa panique naissante :

— Pa…parce que je… je ne pouvais pas les laisser mourir !

— Si, tu pouvais. Tu n’aurais ainsi pris aucun risque pour toi, ce que je t’ai ordonné de faire. Qu’as-tu ressenti ?

— De… de la peur, avoua-t-elle en baissant les yeux.

Jawaad hocha la tête en réponse, toujours aussi impassiblement :

— Tu aurais pu être blessée ou mourir et tu le savais, mais tu as sauvé des gens. Un démon Chanteur de Loss a sauvé des gens innocents aujourd’hui, c’est la rumeur qui court. Qu’est-ce qu’avoir peur, mais avoir agi quand même ?

Lisa déglutit, relevant les yeux avec peine :

— Vous…vous ne… n’êtes pas en colère que… que j’ai désobéi, mon maitre ?

La voix de Jawaad se fit plus sèche :

— Réponds.

— Je… je… Lisa faillit répondre qu’elle ne savait pas, mais osa pourtant sortir le terme qui s’avérait le plus évident, alors même que lui revenait en tête les paroles de Sonia, dans cette même soirée : du… du courage ?

Jawaad opina encore, esquissant un bref sourire :

— On ne punit personne pour son courage, pas même une esclave. Azur dormira avec moi et pas toi, pour que tu te rappelles de mon ordre. Mais tu m’as fait honneur. Montre-moi ton cou.

Lisa se pencha en avant, croisant ses mains dans son dos et relevant la tête, les yeux clos, avant même de réfléchir à l’ordre donné, suivant une posture enseignée de force pendant son séjour au domaine de Priscius. Jawaad se servait peu des ordres-clefs employés dans ces dressages pour conditionner les réactions instinctives et l’obéissance des esclaves, mais il ne s’étonna pas que Lisa y réagisse aussi mécaniquement. Après tout, il avait appris lui-même à Azur à obéir ainsi au doigt et à l’œil.

D’une main, Jawaad repoussa quelques mèches de cheveux, passant ses doigts sur la nuque de la jeune femme, qui frémit immédiatement. Malgré un autre sourire, il ne s’y attarda pas. Lisa ne bougea pas, tandis qu’il posait près de lui une vieille boite de bois précieux, qu’il ouvrit d’un geste. Elle ne vit rien, mais sentit le froid du métal tandis qu’il glissait, de chaque côté de son cou, les deux parties d’un torque plaqué de platine, forgé et travaillé avec un art consommé, malgré une absence totale du moindre ornement. Un petit cliquetis mécanique confirma que le collier était désormais scellé au cou de Lisa. Jawaad avait cessé de compter les années depuis lesquelles il avait fait fabriquer cet ensemble de bijoux, un  collier et deux bracelets, auprès de l’un des plus réputés orfèvres d’Allenys. L’artisan y avait passé près d’une année, dont une bonne partie consacrée à perfectionner les serrures pour que les torques puissent être verrouillés sans espoir de pouvoir les ôter, à moins d’y mettre beaucoup de moyens. Mais leur plus grande valeur ne résidait ni dans leurs complexes serrures, ni dans le platine pur qui recouvrait leur corps d’acier dragensmanns.

Désormais tout contre sa peau, Lisa frémit à nouveau de la présence du collier, mais pour une autre raison que sa caresse. Jawaad vit la légère réaction, la petite moue intriguée de son esclave et eut un autre sourire avant d’ordonner :

— Tes mains !

Toujours intriguée par ce qu’elle ressentait et qui lui paraissait désormais évident, Lisa se redressa, le dos cambré, tendant ses mains, paumes vers le ciel. Elle avait rouvert les yeux, suivant timidement du regard les gestes de Jawaad tandis qu’il venait sceller chaque bracelet à ses poignets. Il commenta :

— Tu l’entends…

Ce n’était pas une question, juste une évidence. Lisa fit oui de la tête.

— Tu as une langue.

— Ou…oui… je… je l’entends, mon maitre. Il… il y a du loss-métal dans les bijoux… Pourquoi ?

— Sans loss, pas de Chant. Répondit Jawaad, accroupie devant son esclave, lui tenant fermement un poignet. La guerre ne faisait pas partie de mes plans, mais tu vas devoir la vivre. J’avais prévu, si tu répondais à mes attentes, que tu portes ces bijoux. Ce sera simplement plus tôt que je l’avais estimé.

Lisa détailla un instant Jawaad. Il y avait mille questions dans ses yeux, des interrogations qui faisaient écho aux révélations de Sonia. Mais elle savait bien que Jawaad ne daignerait répondre qu’à sa manière, si tant est qu’il jugerait d’intérêt de même y répondre. Elle décida surtout de parer au plus important, qui se justifiait immensément au vu du cadeau qu’elle venait de recevoir. Elle se pencha, sans tenter de dégager son poignet, et s’inclina jusqu’à ce que son front touche la botte de son propriétaire, avant de murmurer : « merci, mon maitre. »

Jawaad laissa faire son esclave et la fit même patienter quelques instants dans cette situation de totale servilité, avant de la tirer par le poignet pour qu’elle se redresse avec lui. Amusé par la différence de taille et le regard de la jeune femme qui se serait bien jeté sur elle, il afficha cette fois un large sourire, alors qu’Azur et Sonia revenaient avec les plats du souper.

— Cela risque d’être ta seule occasion avant longtemps, alors qu’attends-tu ?

Lisa se ne fit pas prier. D’un saut, elle se jeta sur Jawaad, s’accrochant à sa taille par les jambes en lâchant un rire, pour venir sans hésiter chercher ses lèvres, qu’il lui céda sans un petit mouvement de réprobation purement symbolique.

À quelques pas, Azur vit la scène, mais bien plus le regard de Jawaad que celui de Lisa attira son attention de Psyké. Et ce qu’elle vit, même dissimulé dans toute l’impassibilité apparente du Maitre-marchand, lui réchauffa le cœur.

C’était de l’espoir.

 

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