Chapitres 5-8Le roman : Les Chants de LossLivre 2

7- Lilandra

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            « —, Mais tu ne sais donc pas qui je suis ?! »

            Lisa fixait la plaine sans fin, à l’horizon duquel elle pouvait apercevoir les murailles formidables de la cité d’Antiva, sans que rien ne puisse lui expliquer comment elle pouvait connaitre ce nom. Et aussi loin que portait son regard, s’étalaient les campements d’une antique armée composée de dizaines de milliers d’hommes, de chevaux, de machines et d’animaux de guerre…

            … Une armée dont elle ne savait rien ; semblant figée dans l’attente d’un événement dont elle ignorait tout.

            La jeune terrienne recula d’un pas à l’exclamation de la femme en atours d’officier de guerre, qui aurait pu sortir tout droit des récits homériques de la guerre de Troie. Impressionnée par sa protagoniste aux cheveux aussi longs et roux que les siens, son regard s’arrêta brusquement sur la poitrine de celle-ci. Y trônait un pendentif de la taille d’une montre à gousset, fait d’un argent brillant et éclatant, qui ressemblait à une sorte d’astrolabe aux motifs et mécanismes complexes, enchâssé dans un fin tour d’or rose.

            Elle ouvrit la bouche, ébahie. C’était le médaillon que Jawaad portait toujours au cou.

            Elle se préparait à avouer qu’elle ne pouvait pas répondre à cette question, quand l’air se mit à vibrer intensément, comme pris d’un miroitement de plus en plus frénétique, brouillant la vue jusqu’à l’horizon. Elle vit le regard éberlué de la femme qui lui faisait face, et qui tournait la tête pour fixer avec effroi Antiva, à l’horizon. Au milieu des vagues d’ondes qui faisaient trembler le réel tout autour d’elles, les deux femmes furent submergées par un brutal éclair blanc, qui en un battement de paupière avala tout : firmament, plaines, armées sans fin, campements et collines, jusqu’à leur propre corps.

            Lisa réalisa que l’éclat fort comme dix mille soleils aurait dû les aveugler instantanément. Mais elle distinguait toujours, parfaitement. Et elle vit Antiva incinérée, s’effondrer tel du papier brulé sous l’impact d’une explosion si apocalyptique que son esprit doutât immédiatement que cela ai jamais put se produire. Le panache de fumées et de débris qui s’ensuivit, prenant la forme d’une boule de feu et de magma incandescent s’évasant en une forme de champignon de sinistre augure, s’éleva aux cieux jusqu’à en percer les hautes couches de l’atmosphère. Tout autour du cratère de cendres qui avait été cette cité de milliers d’âmes soufflée par l’explosion, le sol se soulevait en une onde de force le propulsant à des centaines de mètres de hauteur, en devançant la vague de feu.

            Lisa sut que rien n’y survivrait. Ce serait la mort, la ruine et une plaine de ravages stérilisée à jamais jusqu’à l’horizon.

            Et soudain, elle réalisa les hurlements. Elle pouvait capter l’agonie de ces centaines de milliers de vies fauchées au même instant. Elle les entendait tous ; si distinctement, si clairement, qu’elle réalisa avec un effroi indicible qu’elle aurait pu les compter. Elle touchait du doigt l’agonie de tous ces êtres mourant à la même seconde dans un seul et unique cri. Lisa hurla à son tour.

            Mais ce n’était plus un hurlement. C’était un Chant, venant frapper le réel comme une pierre jetée à l’eau briserait sa surface. Le Chant devint cacophonie hurlante et suraigüe à l’instant où la vague de feu percuta la colline et les deux femmes, charriant des millions de tonnes de terre et de pierre, de cendres et de ce qui pouvait rester de ce que furent des milliers de vies.

            Le temps s’arrêta. Il n’y eut plus que le silence…

***

            « — Tu te réveilles enfin ! »

            Lisa ouvrit brusquement les yeux, ce qu’elle regretta de suite. La lumière vive de la fin d’été frappa douloureusement ses prunelles en l’aveuglant. Son retour à la conscience la ramena aussi à une autre douloureuse évidence. Pendant un court instant, elle avait cru que tout ce qu’elle avait vécu jusqu’ici sur ce monde à l’immense lune visible de jour comme de nuit, cette planète que ses habitants nommaient Loss, n’était qu’un long, cruel et mauvais rêve.

            Mais ses sens contredisaient l’espoir qu’elle avait un bref moment entretenu. Son odorat lui rapportait des effluves d’alcool et d’éther, et derrière celles-ci des parfums de savons, et de fragrances d’été provençal. Et une légère odeur rassurante et intimement familière, mais qu’elle ne sut pas immédiatement reconnaitre. Aucune musique, ni de bruit de circulation routière, mais seulement le léger brouhaha venant des rues alentours, dans des mélanges linguistiques qu’elle ne reconnaissait que fort peu, et le chant des oiseaux. Ce n’était ni Paris, ni cette fin d’hiver morne et froide où elle s’était éteinte sans plus faire aucun cas pour sa vie. Ce n’était pas un rêve. Elle était sur Loss, et cela ferait bientôt trois mois qu’elle y était perdue.

            Lisa retenta d’ouvrir les yeux. Lilandra la fixait, patiemment. L’assistante de Duncan était une étoclienne à la chevelure bouclée d’un noir de jais, le teint très clair que marquait encore son regard noisette aux cils épais. Elle esquissa un sourire en voyant la jeune femme alitée se décider enfin à se réveiller :

            « — Tu es tirée d’affaire, Anis. Mais pour le moment, n’essaye pas de bouger. »

            « — À… Anis ? »

            Lisa eut une expression de surprise sur son visage encore émacié, et marqué par la fièvre et l’épuisement, en fixant Lilandra, penché au-dessus d’elle. La réponse à son interrogation vint d’un peu plus loin, hors de son champ de vision :

            « — Anis, oui. Le nom que je t’ai choisi. »

            Lisa tourna la tête. Jawaad était à trois pas d’elle, appuyé contre le mur de la chambre d’hospice, bras croisés, d’apparence toujours aussi maussade et nonchalant. Son regard noir et dur fixait la jeune terrienne sans tendresse. Lilandra en fut légèrement gênée, mais ne le montra guère ; elle attendait le réveil de sa patiente depuis un moment, et pouvait enfin procéder aux examens postopératoires pour vérifier si sa convalescence se présentait favorablement. Jawaad laissa le médecin faire, observant en silence. Il fixait toujours Lisa, qui grinça des dents quand Lilandra commença à démailloter son épaule blessée. L’étéoclienne commentait, en athémaïs, avec un accent prononcé :

            « — Je m’attendais à ce que tu aies encore mal, mais la cicatrisation s’annonce bien. Laisse-toi faire, et détends-toi. »

            Lisa dut retenir un cri. La tentative de faire bouger son bras donna ce qui semblait clairement un bon résultat pour Lilandra, mais une expérience douloureuse pour la jeune terrienne. Elle en eut des larmes aux yeux, et fort heureusement le médecin n’insista pas. Elle était satisfaite, les mouvements de l’épaule prouvaient que la blessure ne laisserait pas de séquelles importantes.

            Lisa n’avait plus dit un mot depuis le regard échangé avec Jawaad. Elle n’osait plus d’ailleurs le fixer, et suivait les gestes de Lilandra. Celle-ci, tout en commentant sans attendre de réponse, refit le pansement et le bandage de sa patiente, qui immobilisaient toute l’épaule et le bras gauche, avant de prendre son pouls, et sa température. Avec un thermomètre à mercure. Une autre surprise qui déconcerta Lisa, autant que le stéthoscope, bien que d’allure assez rudimentaire, que le médecin employa pour écouter son cœur et sa respiration.

            C’est Jawaad qui brisa le silence qui s’était installé dans la petite chambre, en s’adressant à l’assistante de son vieil ami. Il n’avait pas bougé de son appui dos au mur :

            « — Va-t-elle pouvoir se servir de son bras ? »

            Lilandra acquiesça en se tournant vers le maussade maitre-marchand. Elle ne l’avait jamais rencontré, et ne le connaissait que par les descriptions qu’en faisait son mentor. Elle s’était attendue à ce qu’il soit bien plus vieux d’apparence, d’ailleurs. Il lui avait fallu un petit moment d’adaptation pour intégrer son apparence assez jeune, même si l’homme portait une ambrose comme symbiote. Car aux récits de Duncan, le vieux médecin et le marchand avaient partagés de palpitantes et excentriques aventures de jeunesse. Et le doyen avait plus de cent cinquante ans, les ambroses, à son stade, ne pouvaient plus réellement prolonger encore sa vie et sa jeunesse depuis belle lurette.

            Duncan avait d’ailleurs dressé de Jawaad un portrait assez fidèle à l’individu qui se tenait face à elle. Un homme qu’il disait bon, généreux, courageux et fier, rusé et opiniâtre, mais sans manières, dédaignant le luxe et la politesse, et qui affichait constamment une humeur maussade et peu amène, sauf à de rares moments intimes. Celui-ci n’en était clairement pas un. Elle l’aurait pourtant cru ; rarement, elle avait vu à Mélisaren qui que ce soit se démener autant pour sauver une esclave mourante. Dans la plupart des cas, il aurait été décidé de l’achever proprement et sans douleur. Et durant ces trois derniers jours, Jawaad avait passé de longs moments, seul et silencieux, une tasse de thé à la main, à veiller sur la blessée. Elle se serait attendue à le voir accueillir le réveil de son esclave avec plus d’émotions. Mais il restait impassible… et son regard noir arrivait à la glacer.

            La réponse de Lilandra fut donc égale à la froideur du regard qui la toisait :

             » — Si vous vous inquiétez d’une perte de sa valeur marchande, ne vous en faites pas. Elle gardera une cicatrice visible, mais elle devrait s’estomper en une année et elle va retrouver un usage complet de son bras d’ici trois à quatre semaines, voire moins si nous lui regreffons un symbiote. »

            « — Je doute que tu saches ce qui m’inquiète. Je veux qu’elle guérisse sans garder de handicap. »

            Lilandra se demanda comment prendre cette réponse, lâché sans émotion ni empathie. Mais sa fierté en fut piquée :

            « — Hé bien, vous connaissez aussi bien que moi les talents de chirurgien de mon professeur, non ? Elle retrouvera plein usage de son bras, avec peut-être pendant quelque temps des douleurs et une faiblesse musculaire, mais cela passera. Et si vous faites confiance à maitre Duncan, je vous suggère de m’accorder la même confiance sur le point de vue médical. »

            Jawaad se gratta un instant la joue, faussement dubitatif :

            « — Nous verrons. Tu as fini ? »

            « — Oui, c’est terminé, je repasserai dans un moment pour la nourrir. Il va lui falloir du repos. »

            Jawaad acquiesça :

            « — Si tu as besoin d’aide pour préparer ses repas et la nourrir, Azur, mon esclave est tout à ton service. Laisse-nous, maintenant. »

            Lilandra tiqua encore. Elle jeta un regard sur Lisa. L’esclave n’avait pas bougé, elle paraissait presque tétanisée de peur, le regard tremblant légèrement. Elle en resta perplexe, mais cette étrange situation attisait sa curiosité. Jawaad avait apporté durant ses trois jours de veille des chemises et tuniques usagés qu’il avait porté, une différente chaque jour, qui avait servi d’oreiller pour la jeune femme blessée. Le médecin connaissait certaines pratiques et coutumes du Haut-Art, comme l’imprégnation des esclaves par l’odeur de leur maitre, mais il lui semblait incongru de se soucier de ces détails avec une femme dans le coma. Mais elle avait constaté l’effet apaisant qu’avaient ces sortes de doudous pour la jeune terrienne blessée. Elle se promit d’en apprendre un peu plus sur elle à la première occasion, tout en laissant le maitre-marchand avec son esclave :

            « — je repasse d’ici ce soir. À plus tard, Jawaad. »

            Bien entendu, il n’y eut aucune réponse à ses salutations.

            Il se passa un moment de silence pesant. Lisa n’osait plus fixer son maitre, et celui-ci ne la lâchait pas du regard. Elle avait peur ; une angoisse qui ne la lâchait pas, et bien sûr, elle savait que Jawaad le voyait sans aucun mal. Un bref moment, elle se demande à quoi cela menait d’avoir peur de cet homme, alors qu’elle se souvenait de ce qu’elle avait fait. C’était flou, mais elle avait crié pour le sauver quand il avait manqué se faire tirer dessus. Et il s’était passé quelque chose, à cet instant. Tenter de s’en rappeler la replongea immédiatement en pleine angoisse.

            « — Que dit une esclave quand elle voit son maitre, Anis ? »

            Jawaad avait posé la question calmement, mais sans un mouvement, et toujours en la fixant de son regard noir et pesant. Lisa répondit en bafouillant, la bouche pâteuse et la voix rauque :

            « — Bon… bonjour, mon maitre… »

            « — N’oublie plus. Et que dit une esclave à qui vient d’être fait le cadeau d’un nom donné par son maitre ? »

            « — Me…merci…. mon maitre ? »

Jawaad fit un léger signe négatif de la tête. Il n’avait toujours pas approché. Il posa une autre question :

            « — Sais-tu pourquoi tu as mérité le cadeau d’avoir un nom ? »

Lisa hésita. Elle pensa encore à ce moment, à son cri pour prévenir Jawaad, aux brumes qui suivirent ce moment. Un bref instant, celles-ci voulurent se dissiper, et elle eut un hoquet de terreur. Elle ne put répondre qu’en faisant à son tour non de la tête.

            « — Parce que tu as fait quelque chose d’exceptionnel, qui m’a sauvé la vie. Ce faisant, tu as exposé la tienne pour cela. »

            Lisa comprit bien sûr. Elle s’était jetée sur son maitre pour le protéger ; elle s’en souvenait, sans savoir pourquoi elle avait pris un tel risque pour lui. Elle ne répondit rien, des larmes noyaient ses yeux verts à ce souvenir. Jawaad esquissa un sourire, son regard s’attendrissant brièvement, à la vue de l’émotion de son esclave :

            « — Tu t’en souviens, donc. Tu as mérité ton nom, mais tu as aussi mérité une punition. »

Le maitre-marchand s’approcha du lit, sans un geste pour Lisa. Saisissant la chemise sur laquelle sa tête reposait, il tira sans ménagement pour la lui ôter, avant de se détourner, roulant le linge en boule :

            « — Ta vie m’appartient. Tu ne l’exposes pas et tu ne la mets pas en danger, fusse pour me sauver. Tu t’es abimé, et je ne l’admets pas ! »

            Lisa tressaillit de douleur, et de peur, sans comprendre réellement en quoi elle était punie dans l’immédiat. Elle ne le saisirait que plus tard. Prenant le chemin de la sortie de la chambre, Jawaad ajouta, sans se retourner :

            « — Quand je reviendrai, tu répondras à cette question : à quoi sert un nom ? »

***

            Jawaad ne revint pas pendant les trois jours suivants. Lisa comprit alors à son corps défendant quelle était la punition du maitre-marchand : son absence lui pesa dès le premier instant où elle tenta de dormir. Il manquait près d’elle un parfum, une odeur rassurante et intime, qui avait disparu avec lui et la chemise qu’il avait emportée. Le constat la laissa dans l’expectative, avant de la mettre dans une vaine et sourde colère. C’était comme de ressentir toutes les affres de l’amour et de ses émois, tout en sachant pertinemment n’avoir aucune raison de les vivre.

            Lisa savait parfaitement ce qu’était l’amour, à ses différentes échelles. Sauf de ceux qui créent une passion absolue, ou une fidélité pour la vie. Elle se serait d’ailleurs moquée doublement de cette idée et de ce genre de considérations romantiques. D’abord parce qu’elle ne s’était jamais laissé attacher à qui que ce soit bien longtemps, que ce fût homme ou femme -elle avait essayé les deux, par curiosité et jeu. Et ensuite parce que chez elle, sur Terre, elle ne songeait qu’à la drogue et aux angoisses de sa quête quotidienne, sans avenir ni projets, pour trouver sa prochaine dose. Elle n’avait jamais mérité être aimé, de son point de vue. Qui pourrait aimer une voleuse, une menteuse ; une junkie ? Et la seule qui avait eu pour elle ce sentiment au-delà de tout, c’était sa sœur, qu’elle avait trahie… et qui désormais était elle ne savait où, livré à elle ne savait quel sort méprisable sur ce monde étranger.

            Et là, elle ressentait le manque, le poids au cœur, l’angoisse de l’absence, la langueur du temps qui ne passe pas assez vite. Et la mémoire vivace d’un visage et d’une odeur la rassurant, occupant en permanence un espace de ses pensées. Tout cela pour un homme qui l’avait acheté ; non, pire encore selon les normes de ce monde : qui l’avait échangé pour rien, pour la traiter en esclave. Un homme détestable ; froid, rustre et odieux ; qui éveillait plus en elle quand elle y songeait dégout et peur que la plus petite amorce de respect et de considération.

            Sauf que…

            Lisa avait beau s’évertuer à se rappeler que c’était par la faute de Sonia, que c’était l’effet du Languori, que c’étaient ses sens, son corps, que l’éducatrice avait volontairement imprégné et conditionné à réagir ainsi et en aucun cas son esprit et son âme, elle ne pouvait pas endiguer le manque. Et il devenait mélancolie et poids de l’absence de Jawaad. Elle ne pouvait que ressasser sa colère, vidée de substance, immobilisée dans son lit. Dans le silence de la chambre, elle pleura plusieurs fois. La curiosité de Lilandra à son endroit fut une heureuse et fort bienvenue distraction.

            L’assistante de Duncan revint pour le repas du soir, apportant un bol de bouillon agrémenté de pain trempé.

            « — Je suis navrée, tu sais ? »

Lisa tourna un regard déboussolé sur la femme aux traits nobles. Elle devait avoir une vingtaine d’années, peut-être moins, c’était difficile à dire. Et bien sûr, elle la toisait aisément de presque une tête. Lisa commençait à mesurer l’ampleur de la différence de taille entre les terriens et les lossyans. Ils étaient tous grands, largement plus qu’elle, et largement plus que les humains de son monde d’origine. Mais ce qu’elle venait de dire en approchant pour lui tendre le bol de soupe l’avait désarmé.

            « — Na…. navrée de quoi ? »

            « — De ton sort. Tu es terrienne, n’est-ce pas ? Nous ne sommes nullement insensibles ; et je connais assez la Terre, du moins pour savoir que tu vis à ta manière aussi mal qu’une lossyanne d’être asservie.

            « – Je… je pensais que… les gens ici… sur ce monde, votre monde, n’avaient… aucune pitié, ou…. ou considération pour les esclaves, maitresse. On m’a… ou nous traite en animaux, en propriétés… C’est comme cela qu’on m’a traité jusqu’ici. »

            Lilandra hocha la tête, venant approcher la chaise qui se trouvait dans la petite chambre éclairée par les derniers feux du soir, pour aider Lisa à manger :

            « — C’est exact. Mais si tu étais un animal sans valeur, qu’on ne respecte pas et qu’on ne considère pas, il n’y aurait pas actuellement un médecin qualifié à ton chevet en train de te nourrir. »

            Lisa fit une moue, pensive, presque gênée. L’étéoclienne avait marqué un point, même s’il lui était amer de l’admettre. Cette dernière reprit, après un sourire entendu et rassurant :

            « — Cependant, c’est vrai, tu es esclave, tu es la propriété de Jawaad, l’ami de mon professeur et maitre. Il déciderait de t’ôter la vie que nous n’aurions légalement rien à redire, ni aucun recours et toi aucun moyen d’y réchapper. Car tenter de le faire te mènerait de toute façon à ta destruction tôt ou tard. Tu ne peux pas être libre. Non pas parce que tu es esclave et que c’est ainsi, même si, en effet, c’est bien le cas, mais parce que personne ne laissera jamais libre une femme rousse, ici. »

            Lisa ne put répondre de suite. Lilandra lui faisait tenir le bol de soupe de sa main valide et apportait elle-même les cuillères à sa bouche. La situation était infantilisante, mais elle avait vécu bien pire. Et de toute manière, elle n’aurait pas vraiment pu manger seule aisément. Le temps d’avaler une bouchée et elle leva ses grands yeux verts de jade sur le médecin :

            « —, Mais…. pourquoi ? »

            « — Personne n’a donc songé à faire ton éducation ? »

            « — Pas… pas sur ces points-là, maitresse. On ne m’a dit que… c’était ainsi : je suis terrienne, ici, les lois et les coutumes font de moi une esclave, c’est une tradition. Je sais que… que devenir esclave est le sort qui attend les femmes capturées dans vos guerres. Que c’est une des sentences pour certains crimes. Et que…. ici les pauvres vendent parfois leurs enfants aux esclavagistes quand ils n’ont pas d’autre choix… »

            « — C’est peu, en effet. Il y a tout un ensemble de coutumes, d’intérêts, de lois autour de l’esclavagisme, qui serait long à expliquer. Mais si toi, plus que n’importe qui d’autre ne peut être autre chose qu’esclave, c’est pour tes cheveux roux, pour tes yeux verts, pour les signes qui font de toi une Chanteuse de Loss, ou tout du moins un être qui peut le devenir. Même si les chances sont très minces que ce soit le cas, il est impensable de prendre le risque de laisser libre un être aussi dangereux et potentiellement néfaste.

            « — Je… je ne comprends toujours pas, maitresse… Chanteuse de Loss ? Qu’est-ce ? »

            Lilandra soupira, et prit le temps de la réflexion, le temps de nourrir sa patiente, qui n’osait pas briser le silence. Elle se décida enfin à répondre :

            « — Tu le sauras tôt ou tard. J’hésitais quant à l’initiative de te l’expliquer, mais tu accepteras mieux ton sort si tu en sais l’origine… »

            Lilandra s’étira un instant, avant de reprendre :

            « — Il ya des siècles, un cataclysme a failli tuer tous les lossyans, et a plongé le monde dans le chaos. Une catastrophe divine, comme un châtiment. Mais ce n’étaient pas les anciens dieux qui avaient provoqué ce désastre, mais une Chanteuse de Loss, la plus terrible et démoniaque de tous ces êtres. Son nom est impie, désormais ; puissent les Hauts Seigneurs me pardonner de le prononcer : Orchys de Parcia, qui a déchainé le Chant des Abimes et provoqué le Long-Hiver, qui détruisit le monde entier.

            Dans leur grande compassion, les Hauts-Seigneurs du Concile nous envoyèrent alors leurs prophètes, pour fonder l’Église, et guider les survivants pour reconstruire le monde tel que tu apprends à le connaitre. Tout ce que tu vois, nous le leur devons. Mais ton sort, aussi. Le Chant de Loss doit servir l’homme, non l’asservir. Les Chanteurs de Loss apparaissent le plus souvent chez les femmes, et encore plus souvent chez les femmes rousses… rousses aux yeux verts. La seule alternative à leur mort, c’est de les asservir, pour les empêcher de reproduire ce qui est arrivé. Tu pourrais être un de ces êtres démoniaques et si dangereux et nul ne te laissera jamais libre ; c’est ainsi. Non par cruauté, ou dédain de ton existence, mais pour le bien de tous ; tu ne peux être qu’esclave. Tu comprends ? »

            Lisa n’avait pas lâché Lilandra des yeux, décomposé tandis qu’elle écoutait et saisissait la portée des propos du médecin. Elle comprenait très bien, avec une sorte d’effroi, que son sort était scellé dès son arrivée sur ce monde. Elle aurait voulu crier, mais la peur revint lui nouer le ventre. Ce ne fut qu’un murmure, finalement :

            « — Je ne suis pas Chanteuse de Loss ! Je… je ne sais pas ce que c’est, mais je ne suis rien de tout cela ! C’est injuste… »

            « — Oui, cela l’est. Même chez les roux, les Chanteurs de Loss sont rarissimes, du peu que j’en sais. Mais ce qui est injuste pour toi est juste pour nous. C’est ainsi que notre monde peut fonctionner et s’épanouir, même avec ses imperfections et ses défauts, sans que nous ayons à craindre un jour qu’une autre Orchys ne se déchaine et dévaste le monde. L’Église n’est pas parfaite non plus et pas toujours juste. À Mélisaren, et dans le sud des Mers de la Séparation, certains de ses dogmes les plus durs envers les femmes ne sont guère considérés et tant mieux ; sinon, je n’aurais même pas le droit d’être médecin et de diriger des soignants et des serviteurs. Mais l’Église a imposé ses lois pour veiller sur nous et nous protéger au nom des Hauts-Seigneurs. Dans l’ensemble, ce sont de bonnes lois et ce sont des lois sacrées. Il te sera difficile de le comprendre si on n’a jamais fait ton éducation. Tu n’es après tout qu’une barbare, qui ignore tous de nos codes et de nos vertus. »

            Lisa se mit à trembler, retenant des sanglots, mais elle hocha doucement la tête en balbutiant :

            « — Je… je voudrais apprendre, maitresse… pour comprendre, au moins ! »

            « — Sait-tu lire ? »

            « — Non… non… pas vraiment. J’avais commencé à apprendre l’alphabet Athémaïs, mais… seulement un peu… »

            « — Il faudra commencer par là. » Lilandra lâcha un sourire malicieux, tendant une nouvelle cuillerée de soupe :

            « — Allez mange. Quant à t’apprendre à lire… Hé bien, je pense que ton maitre n’y verra aucun inconvénient puisque tu es immobilisée ici pour quelque temps. Nous avons des livres en Athémaïs, en Hellensa, aussi. Puisque tu as commencé, je devrais pouvoir prendre le temps de poursuivre ces leçons et une fois que tu sauras lire, tu pourras demander la permission d’accéder à des livres et de quoi ainsi mieux comprendre le monde où tu va vivre désormais… »

            Le bol de soupe ne dura guère. Même si son appétit avait largement baissé, Lisa n’en laissa rien et Lilandra décida même de retourner en cuisine en chercher une seconde portion, malgré les protestations timides de sa patiente. Lisa commença à se détendre un peu, même si dans un coin de son esprit voguait le constat de ce manque douloureux, dont l’expérience la mettait dans un trouble désagréable et colérique. Elle finit même par presque sourire, en se laissant nourrir comme une enfant, ce qui avait l’air d’amuser Lilandra :

            « — En général je suis accoutumée à des patients plus râleurs et difficiles, ce n’est pas désagréable d’avoir une malade aussi sage. »

            « — Je n’ai guère le choix non ?… Et… et je… j’essaye de m’habituer à la manière dont je… je suis traitée. La gentillesse est… devenue quelque chose d’inhabituel pour moi. »

Lilandra lâcha un sourire :

            « — Tu n’as donc pas fait partie des esclaves qui ont la chance de bien vivre les premiers temps de leur asservissement ? »

Lisa fit un non de la tête, le temps d’avaler ce qui restait de soupe. Elle était rassasiée et se sentait un peu enivrée et assommée par la quantité de nourriture. Même si elle mangeait bien depuis qu’elle avait été donnée à Jawaad, elle n’avait plus depuis longtemps fait ce qui pouvait s’apparenter pour les gens normaux à un vrai repas. Et c’en était un, ici. Surtout quand Lilandra se mit en tête de découper en quartiers une pomme fraiche épluchée, destiné à sa patiente en guise de dessert.

            « — Non, maitresse. Je… je ne peux rien comparer vraiment. Je n’ai… connu que les cages de… de mon premier bourreau, puis le Jardin des Esclaves où… où l’on m’a… dressée, avec ma sœur ainée. Il… il y a peu de moments heureux dans ce que j’ai vécu. Peu qui aient été… doux… ou même supportables.

            « — Il y en a eu quand même ? »

            « — Oui, maitresse. Ceux avec ma sœur, et une autre esclave, Cénis… c’est… c’est elle qui m’a appris à parler, à…à savoir un peu de choses sur votre monde. Et avait commencé à m’apprendre à écrire. Il… il y avait aussi des moments moins terribles que d’autres. Avec Sonia… ou quand nous avions permission d’aller aux bains. Et… et puis…. depuis que j’appartiens à Jawaad. Il… m’effraie, terriblement. Mais il a été patient… enfin presque, jusqu’ici. Azur l’aime, c’est évident. Et elle essaye de… de me convaincre que c’est un homme bon et que je n’ai rien à craindre. Oui…. oui, il y a eu des moments doux. »

            « — Tu auras tout le temps de me les raconter, les moments les plus doux et les plus cruels. Je suis curieuse des terriennes et Duncan l’est encore plus, il viendra sûrement te poser des questions sur ta vie sur Terre. Mais maintenant, tu t’allonges et tu dors ! Demain matin, je passerai avec quelques livres et nous verrons comment commencer tes leçons. »

            Lisa lâcha un doux sourire au regard brillant d’espoir. Elle n’arrivait pas à y croire, et pour tout dire, doutait encore qu’on lui accorde une chance pareille. Mais elle demanda comme pour se rassurer, la voix presque nouée d’angoisse :

            « — Vrai….vraiment ?… Vous… vous allez m’apprendre à lire votre langue, maitresse ? »

            « — Oui, vraiment. Une étéoclienne ne dit jamais rien en vain, même à une petite esclave, Anis. Maintenant, dort, compris ? »

            Il ne fallut pas bien longtemps à Lisa, repue et chaudement blottie dans le lit, pour suivre l’ordre. Mais la nuit ne fut guère aussi paisible qu’elle l’aurait souhaité.

***

            Sonia se massa distraitement une fesse endolorie. Damas n’y avait pas réellement été de main morte et à tous les sens du terme. Mais, sans surprise, il avait tenu sa promesse de lui faire payer sa provocation. Ce qui ne la touchait guère ; comparé aux coups de fouet de Priscius et à ce que l’esclavagiste avait prévu de lui infliger, Damas avait été sobre et mesuré. Sonia en avait rapidement conclu qu’il avait simplement décidé de marquer son territoire et sa nouvelle propriété ; la fessée qu’elle avait dû subir après leur étreinte brûlante ne lui apparaissait que comme un délice supplémentaire, bien qu’aux conséquences quelque peu cuisantes pour quelque temps.

            Sonia passa un doigt distrait et caressant sur le métal chromé de son nouveau collier. Elle se tenait sur les quais, devant le ponton qui montait sur la Callianis. Une foule entière d’ouvriers, de charpentiers de marine et de drapiers étaient en plein travail pour remettre d’état le voilier, leur enthousiasme à s’atteler à la tâche motivé par une double prime pour leur effort. Mais les plus proches de l’éducatrice avaient quelques soucis de distraction. Sonia était nue comme un ver, Damas lui avait retiré tout ce qu’elle portait la veille et depuis le matin, elle n’était vêtue que de son arrogante et provocatrice beauté. Et bien sûr, à cet instant, non loin de son nouveau propriétaire, de Jawaad qui discutait avec lui et de leur interlocuteur, elle jouait de ses charmes en affichant tout l’érotisme de sa féminité dans un pari contre elle-même pour voir qui des ouvriers alentours allait finir par tomber à la baille de trop la dévorer des yeux.

            Damas s’en régalait :

            « — Donc tu valides que je prenne possession de Sonia ? Tu es le capitaine de la Callianis, c’est donc toi qui a le dernier mot. »

            Jawaad hocha imperceptiblement de la tête. Qui regardait bien aurait pu voir une esquisse de sourire amusé vers son ami :

            « — Elle est tout à toi et je m’en porte garant au besoin ; mais de toute manière, peu de monde de sensé ira te la réclamer. »

            « — Heuuu, mais… hm… vous la laissez nue ? »

            L’administrateur du port était un jeune homme de l’aristocratie de Mélisaren, un fil cadet qui avait eu la chance et le talent d’hériter de ce poste auprès du Sénat de la ville. Mais sa jeunesse, dont il appréciait les mérites – il était de belle allure et sa fortune lui permettait quelques aises – avait quelques défaut avec à cinq pas de lui une des plus belles esclaves qu’il avait jamais vues, en train de contempler tous les hommes sur les quais en affichant un sourire de prédatrice affamée. Il trouvait qu’il faisait soudainement très chaud et se félicitait de ne pas avoir à porter la toge, costume officiel pour se présenter au Sénat.

            Damas se tourna vers l’administrateur :

            « — Oui, elle va le rester. Cela te pose soucis ? »

            « — Heu… non, non, enfin, pas sur les quais, bien que ce soit… troublant. Mais en ville, une esclave nue, c’est interdit, je préfère vous prévenir, la garde est à cheval sur nos lois. Mais donc, si vous permettez revenons à notre sujet, vous voulez bien ? »

            Jawaad acquiesça d’un vague signe de tête et répéta ce qu’il avait dit un instant avant :

            « — Je veux ta permission d’éclairer les quais ce soir et de laisser les ouvriers travailler de nuit sur mon navire. Pendant trois jours au moins. Dis-moi quel prix cela coûtera ? »

            « — C’est que ce n’est pas coutumier. Les règlements stipulent clairement que le couvre-feu débute une heure après la tombée de la nuit et que seule la garde portuaire est autorisée jusqu’au matin. »

            Damas fut un peu surpris, mais surtout amusé :

            « — Les marins sont des hommes qui boivent tard et ne se couchent guère au crépuscule. Comment faites-vous avec eux, d’habitude ? »

            « — C’est que cela ne représente que quelques allées et venues qui sont aisément contrôlées. La nuit, le mouillage est fermé, l’accès par la mer est même barré de chaines. Vous savez que le port est un point stratégique de la défense militaire de Mélisaren, que nos cales de guerre sont juste à côté et que nous ne sommes guère en situation de paix harmonieuse avec nos voisins. »

            Jawaad jeta un regard vers Damas, avant de répondre :

            « — Il n’est pas question ici de venir interférer avec la sécurité de votre port, Almerandis. Je te propose de rester à bord de mon navire et assurer la surveillance des hommes qui travailleront sur mon navire. Damas me relayera. Dis-moi ton prix. »

            Almerandis poussa un lourd soupire :

            « — Cela reste contraire au règlement, ça va être un peu compliqué de faire accepter cette consigne à la capitainerie et le seigneur-chevalier Siramarus ne va pas apprécier s’il apprend cela, vous savez ?` »

            « —, Mais rien qui soit impossible ? »

            « — Hé bien, si vous assumez le risque éventuel en cas de délit, non, rien d’impossible. Mais cela vous coûtera aisément dans les cent andris. »

            Damas souffla bruyamment :

            « — C’est une somme ! »

            Jawaad acquiesça :

            « — Il faudra cela pour graisser quelques pattes et passer outre une entorse à un règlement strict. Le prix me va Almerandis, mais si tu m’envoies les meilleurs ingénieurs moteurs de votre capitainerie. Ils seront bien sûr payés. »

            « — Hé bien, si c’est seulement pour trois jours, nous n’en avons pas besoin d’urgence pour la flotte de guerre, alors je vais voir ce que je peux faire ? »

            « — Si j’accepte ton prix exorbitant, fait mieux que voir ce que tu peux faire. »

            « —, Mais je ne peux pas m’engager à assurer quelque chose qui ne relève de mon autorité ! »

            « — Alors je ne m’engagerai pas non plus à régler la totalité du prix de tes services. »

            Damas intervint en souriant, après un regard vers Sonia, qui le lui rendit avec une ardeur joueuse et brûlante de provocation. Elle s’amusait d’autant plus de la situation que sa nudité arrogante émouvait largement l’administrateur qui faisait tout pour cesser de la regarder :

            « — Ecoute, je crois comprendre la difficulté de la tâche, mais si tu acceptes, je te prête mon esclave pour la nuit ; cela te dirait ? »

            Almerandis déglutit si fort que même Sonia pu l’entendre :

            « — ha… heu…. ha, mais… C’est… très généreux ! Hé bien, soit, je m’engage à assurer que nos meilleurs ingénieurs vous seront envoyés pour trois jours ! Après tout, je doute que nos capitaines en aient besoin et même Erzebeth saura s’en passer.

            Jawaad leva un sourcil en fixant l’administrateur. Un nom féminin, clairement d’origine Teranchen en parlant apparemment d’un capitaine de navire de guerre, dans la région, était des plus intriguant :

            « — Erzebeth ? »

            « — Oui, Erzebeth Atikasen, un capitaine-corsaire, des plus coriaces, une Femme d’Épée comme on en croise rarement. La moitié de son équipage est d’ailleurs lui aussi composé de femmes d’épées, des furies redoutables ; surtout son second, Caldia, on ne peut pas la louper où qu’elle soit, celle-là. Erzebeth a intercepté il y a trois jours un galion pirate de l’Imareth en perdition, qui tentait de trouver un mouillage dans la baie d’Ylias. Il devait espérer trouver de l’aide près des villageois du port local. Elle l’a coulé sans discuter. »

            Jawaad n’avait pas pris la peine d’expliquer la raison des dégâts que la Callianis avait subie. On lui avait posé des questions, mais il n’avait pas répondu, et personne n’avait eu l’idée d’insister avec le taciturne maitre-marchand. Du reste, ses hommes avaient dû en parler ; il n’avait donné aucune consigne et l’histoire devait déjà faire l’objet de récits épique dans les veillées des tavernes du port.

            Mais la coïncidence était troublante. Jawaad ne mentionna rien de ce fait, pas plus que Damas, qui jeta un regard vers Sonia pour s’assurer qu’elle n’allait pas commenter elle non plus. À vrai dire, elle souriait, amusée, en jouant de son regard au feu bleu si étrange à fixer le jeune aristocrate à qui elle était prêtée pour la nuit. Elle le déshabillait littéralement des yeux.

            « — Vous prenez les habitudes d’Armanth. J’irais saluer votre capitaine-corsaire,  » rajouta-t-il en tendant à Almerandis cinq barres d’argent. Celui-ci s’en saisit avec un large sourire, rajoutant :

            « — Disons qu’il est des vertus qu’on ne peut renier au nom des Dogmes, et Erzebeth et son équipage font preuve de trop de courage et d’honneur pour que cela puisse être ignoré. Bien, c’est donc entendu, Jawaad, je vais vous quitter et vous aurez vos ingénieurs et la permission de poursuivre vos réparations de nuit, avant ce soir ! »

            « — Bien. Salue les tiens de ma part. »

            Damas claqua des doigts vers Sonia au salut de Jawaad, et poussa celle-ci qui s’était approchée vers l’administrateur :

            « — Comme convenu. Amuse-toi bien, mais ne me l’abime pas. »

            Le second hoquet d’émotion sonore d’Almerandis et son expression de surprise béate faillirent arracher un fou rire à Damas, et à deux ou trois des marins de la Callianis qui travaillaient non loin. Jawaad esquissa un bref sourire, mais se tourna vers son ami sans plus se préoccuper de la scène :

            « — Nous avons du travail. Et puisque mon esclave va vivre, il est temps que je t’explique pourquoi elle n’a pas de prix. »

***

            Lisa était réveillée depuis bien avant l’aube, et le sommeil n’avait plus daigné lui laisser un peu de repos. Elle avait tenté de se lever, mais tenait encore trop maladroitement sur ses jambes et avait dû renoncer.

            Il n’y avait pas que son épaule qui avait subi des dommages. Elle avait un bandage à la cuisse gauche, là où se trouvait son linci. C’était un peu douloureux, cuisant au toucher, et elle ignorait ce qui avait pu se passer, n’ayant pas osé regarder sous le pansement. Mais elle avait surtout testé sa faiblesse générale. Sans miroir, elle ne pouvait voir ses traits tirés et les cernes rougis qui abimaient la clarté de son intense regard de jade. Et elle devinait seulement sa maigreur : elle était aussi émaciée que quand elle avait quitté le domaine de Priscius.

            L’envie pressante de pouvoir prendre un bain et se coiffer eut au moins le mérite de la soustraire à l’ennui et la mélancolie de sa solitude matinale. L’arrivée sans s’annoncer de Lilandra suivie par une Azur empressée fut un soulagement. Cette dernière s’écria :

            « — Petite sœur ! »

            Azur décida, une fois n’était pas coutume, d’ignorer les règles de prudence et de respect en présence d’une femme libre d’aussi haut rang que le médecin qu’elle avait suivi, pour filer rejoindre Lisa, qui passé la surprise, lui tendit son bras valide pour l’accueillir. Le tout sous le regard très amusé de Lilandra, qui portait quelques livres. Azur elle-même avait les bras chargés d’un plateau-repas qu’elle posa sur la table de chevet du lit, avant d’attraper dans ses mains celle de sa petite consœur blessée :

            « — Ho, comment vas-tu ? Je suis si heureuse, si soulagée, petite sœur. J’ai eu si peur, on a fait tout ce qu’on a pu, notre maitre a même risqué son navire et un naufrage pour que nous arrivions à temps ! Je suis si heureuse ! »

            Azur fondit en larme, serrant à lui faire mal la main de Lisa, qui elle-même n’en menait guère plus large devant une si touchante émotion. Elle ne sut que balbutier :

            « — Je… je vais bien, Azur. Je te le promets, je vais bien. »

Lilandra interrompit les retrouvailles en venant poser la petite pile de livres au pied du lit :

            « — Elle va bien, en effet, comme je te l’avais affirmé et elle a besoin de manger, Azur. Donc, écourtez ces effusions et fait-la déjeuner. »

            Le ton ne souffrait guère contradiction. Azur avait beau faire plus d’une demi-tête que Lilandra, elle avait, après une décennie d’asservissement, appris à obéir sans discuter. Enfin, cela dépendait des ordres ou de qui les donnait, soit ; mais elle savait faire bonne figure, et ses perceptions de psyké lui fournissaient l’outil pour savoir quand pouvoir prendre ses aises et quand faire profil bas. Elle hocha donc la tête, le regard baissé avec respect, sans besoin de se forcer pour montrer sa sincérité :

            « — Oui, maitresse. »

            Elle attrapa donc pour commencer le bol de soupe du plateau-repas et avec un sourire joueur fixa Lisa :

            « — On ouvre la bouche, on se laisse faire et on se fait chouchouter ! Mon maitre m’a dit qu’il t’a donné ton nom. Il est joli, n’est-ce pas ? »

            Lisa allait répondre, mais fut interrompue par Lilandra qui ordonna le silence le temps de vérifier la blessure de sa patiente, pendant qu’Azur l’aidait à manger. Cela ne prit guère de temps ; elle se contenta de retirer les bandages et les compresses, délicatement. Sous la clavicule, la plaie se refermait ; les sutures étaient encore à vif cependant, et le point d’entrée de l’esquille de bois ne cicatrisait que lentement.

            « — Duncan avait raison, ta chance, c’est que tu ne portais un symbiote que depuis peu de temps. Tu vas guérir plus lentement, mais ton système immunitaire n’a pas été affecté. Par contre, forcément, la cicatrice restera. »

            Lisa demanda, la voix chevrotant un peu :

            « — Les symbiotes… ce sont ces choses, ces Lincis, c’est cela, maitresse ? Je sais que certains prolongent la vie et qu’en général leur rôle est… est de soigner, de renforcer la résistance physique… « 

            Lilandra acquiesça :

            « — Oui, Anis. Il y en a des tas de différents, nous en élevons d’ailleurs ici, parmi les plus rares et précieux. Les avantages dépassent largement les défauts que peuvent avoir le fait d’en porter un, comme par exemple une immunité très fragile dès que le symbiote meurt. Une telle blessure guérirait vite, et sans laisser de cicatrice. Et quand on t’en regreffera un, tu seras hors de portée de bien des maladies qui seraient autrement mortelles. Mais tu es encore trop fragile, ce n’est pas d’actualité, nous en reparlerons dans quelques jours. Ton maître a donné des consignes à maitre Duncan à ce sujet et il a déjà payé ton symbiote. »

            Lilandra cessa ses examens, au grand soulagement de Lisa. Son épaule restait terriblement sensible, et elle devait faire des efforts pour se laisser manipuler sans protester et crier. L’assistante se baissa, et pris un des livres qu’elle avait laissés au sol, pour l’ouvrir et le montrer à sa patiente :

            « — Et voici un livre d’apprentissage de l’athémaïs ! J’ai demandé à Azur si elle savait lire, ce qui est le cas. Tu vas donc commencer à apprendre notre alphabet et nos premiers mots dès ce matin, en sa compagnie. Je superviserai quant à moi tes progrès. » Lilandra se tourna vers la psyké en tirant un sourire amusé : « Elle m’a affirmé savoir lire, oui… mais pas forcément très bien, et écrire encore moins. Je veillerai donc à ce que tu apprennes au mieux. »

            Lisa offrit à Azur un regard chaleureux et reconnaissant, esquissant un doux sourire avant d’imiter sa consœur pour remercier, regard baissé le médecin. Cette dernière tira un sourire satisfait :

            « — Un flèche peut atteindre un cœur. Un mot peut en atteindre des milliers. C’est ce que nous disons souvent, nous autres étéocliens. Je ne partage pas le point de vue qui consiste à dire qu’il est préférable de maintenir les esclaves illettrés et dans l’ignorance du monde. Mais cela reste une des bases du Haut-Art, à qui nous devons respect puisqu’il nous fut enseigné par l’Église. Cependant, tu es une terrienne. Je crois que vous savez tous lire et écrire, non ? »

            « — Pas exactement, maitresse… mais… disons que dans le pays d’où je viens, on ne peut pas… imaginer un enfant qui n’a pas été à l’école, n’a pas appris à… à lire, compter, connaitre l’histoire, et la géographie…

            Azur ouvrit des yeux ronds :

            « — Alors c’est vrai, tout le monde va dans une école apprendre à lire, et compter ? »

            Lisa hocha la tête, mais ce fut Lilandra qui répondit :

            « — Oui, les terriens vont tous à l’école, on ne fait pas travailler les enfants de ce que je sais. Ils apprennent tous des connaissances générales, et ne commencent à travailler qu’à ce que nous considérons déjà comme l’âge adulte. Ils n’ont pas besoin de leur aide aux champs ou aux ateliers, contrairement à nous : ils ont des machines qui remplacent les bras manquants. »

            Lisa confirma encore d’un hochement de tête, mais murmura :

            « — Mais ici, je…. je ne sais rien du tout. Juste ce que… Cénis et Sonia m’ont appris. »

            Azur intervint :

            « — Mais tu sais coudre et cuisiner ? Laver le linge, le repriser, tisser, tenir une maison propre ? »

            « — Heu… c’est que… enfin, on n’apprend pas cela à l’école non… Heu… je sais cuisiner, un petit peu… Mais pas coudre, non. Ni… ni ma sœur. »

            Azur souffla en roulant des yeux :

            « — Hé bien, il y a du boulot pour tout t’apprendre. Mais ne t’en fais pas, tu vas voir, je te montrerais. »

            Lilandra acquiesça :

            « — Oui, et c’est sans doute plus important encore que d’apprendre à lire dans ta situation. Une esclave qui ne sait rien faire de tout cela n’est guère utile, sauf à d’autres usages plus… exotiques et intimes. De toute manière ici, point de machines pour remplacer ces bras manquants, tu devras donc connaître tout cela et bien d’autres choses, je pense. Soyez sages toutes les deux, je vais voir mes autres patients, les consultations vont commencer. »

            Lilandra étira un sourire, mais sans se retourner, aux salutations polies des deux esclaves, pour les laisser seules. Elle ne manquait guère de travail à l’hospice et si Duncan ne lui reprocherait pas ses attentions particulières pour la jeune terrienne propriété de l’un de ses vieux amis, elle risquait quelques remarques de la part de ses deux autres collègues. Elle était femme et de l’aristocratie de Mélisaren, avec rang de princesse de la famille Aklimidès. Techniquement, il était attendu d’elle qu’elle soit enfermée dans les jardins et les salons du palais familial ; érudite et versée aux arts en attendant d’être offerte en mariage à un héritier de famille alliée.

            Le fait que la mort de son père et de son frère ainé l’ait placée comme héritière directe des Aklimidès, après sa mère devenue de facto princesse dirigeante de la famille, et qui faisait trainer son deuil depuis maintenant six ans, lui avait offert une émancipation dont elle n’aurait qu’osé rêver. Mais ce qu’on pardonnait aisément à des gens du peuple ou à la bourgeoisie marchande était nettement moins bien vu pour une fille de sang noble. Sans le soutien particulièrement insistant de son grand-oncle, Duncan, elle serait à nouveau enfermée entre quatre murs ; et ce même avec l’appui de sa mère, qui voyait son choix de devenir médecin d’un bon œil.

            Désormais elle était considérée impossible à marier. Et c’était tant mieux de son point de vue. Elle avait un frère et deux sœurs cadettes, à qui elle laissait sans regret la tâche d’assurer la lignée familiale. Mais Allasès et Rupidis, les deux autres assistants de Duncan, ne perdaient guère l’occasion de lui rappeler qu’elle avait failli à ses devoirs et qu’elle ratait la vie que les Hauts-Seigneurs lui avaient offerte à sa naissance.

            Elle avait depuis longtemps appris à faire avec.

***

            Lisa regardait les signes complexes sur la page ouverte, le livre posé sur ses genoux en écoutant attentivement les explications d’Azur. Elle reconnaissait les symboles de l’alphabet athémaïs, dont Cénis lui avait donné un premier aperçu en quelques rares leçons, le soir, dans les cages de Priscius.

            C’était ardu à apprendre. L’Athémaïs était un langage alphasyllabique. Certains signes étaient des phonèmes simples, comme l’alphabet qu’elle connaissait, d’autres des syllabes, voire des syllabes composées. Les phonèmes étaient employés pour signifier les voyelles de certaines syllabes. Ainsi, le graphème « n » se disait « na ». Pour changer le son en « ni », il fallait rajouter son phonème « i », qui remplaçait le son « a ».

            Lisa grimaça et commenta qu’il n’allait pas être facile de mémoriser un alphabet aussi compliqué. Elle l’aurait comparé à une langue que sa sœur et elle savaient lire et écrire : le japonais. Mais c’était nettement plus proche dans la construction générale, de ce qu’elle en savait, de la devanagari employée en Inde. Azur ria :

            « — Tu verras, on s’y fait, tu n’as pas besoin d’avoir mémorisé tous les signes pour commencer à lire des textes simples. Mais j’avoue, ce n’est pas facile. Je ne suis pas très douée, moi. Il n’y a pas de langage écrit pour la langue de mon peuple, j’ai dû apprendre comme toi, assez tard. C’est Jawaad qui m’a donné mes cours chaque soir, tu sais ? »

            Lisa esquissa un sourire, en fixant Azur. À chaque fois qu’elle parlait de leur maitre, elle avait le regard qui s’illuminait de tendresse et d’affection :

            « — Tu… tu n’as jamais regretté être esclave ? »

            Azur éclata de rire à la question :

            « — Ho si, bien des fois ! Surtout parce que je n’ai pas le droit de répondre ce que j’ai envie à des hommes idiots ou aveugles. J’ai dû apprendre à me mordre la langue pour ne pas la laisser faire. » Elle reprit son sérieux, en offrant un sourire tendre à sa consœur :  » Mais…. si, bien sûr, je l’ai regretté, plusieurs fois. Jawaad n’a pas toujours été aussi tendre, gentil et attentionné que tu le connais et le découvre. Il m’a fait payer chaque faute, chaque erreur, chaque bravade ; et parfois cruellement. Il n’a rien laissé passer. Il y a peu de choses qu’il n’admet pas : lui désobéir est la première, se blesser ou se mettre en danger la seconde, la troisième est d’entacher son honneur en faisant une grosse bêtise, surtout volontaire, devant des hommes et femmes libres. Mais tu sais, ce que j’ai vécu n’est pas grand-chose comparé à ce qu’aurait été ma vie chez moi. Ici, et ce même si je suis traitée et considérée esclave par tout le monde, je suis choyée et protégée par un homme que j’aime, et qui veille sur moi avec tendresse.

            Après un sourire devant la moue surprise de Lisa, qui restait perplexe, Azur reprit :

            « — Armanth est une ville aux mœurs libres. Et même ici, à Mélisaren, on traite bien les femmes. Pas chez moi. J’ai beau avoir perdu ma liberté, j’en ai bien plus que jamais ma famille ou mon époux ne m’en auraient laissé. Tu découvriras vite que l’honneur et le devoir familial des femmes, parfois, sont bien pires que l’asservissement. Même si… même si je n’aurais jamais supporté ce que tu as enduré. »

            Azur fit une seconde pause :

            « — Et puis je l’aime. Lui appartenir ne me pèse pas, c’est…. plutôt…. un cadeau, pour moi. »

            Lisa hocha la tête, avec un sourire devant le regard ému et attendri d’Azur. Elle n’avait aucun doute des sentiments de la psyké pour leur propriétaire commun. C’était en quelque sorte rassurant, d’entendre la tendresse avec laquelle sa consœur parlait de Jawaad. Mais elle n’arrivait pas à imaginer comment Azur pouvait accepter avec un si évident bonheur la satisfaction de sa situation et de son si misérable rang dans ce monde. Et, enfin, elle était troublée par les effets que pouvaient avoir sur elle de discuter de leur propriétaire. Le visage du maitre-marchand, son odeur, la hantait alors brusquement. Bien sûr, Azur le vit immédiatement :

            « — Il va revenir. Il est en train de réparer la Callianis avec les marins et les ouvriers du port, mais il m’a dit venir te voir quand ce sera fini, dans trois jours. »

            Lisa fit une moue :

            « — Il ne me manque pas. »

            « — Tsss… je le sais, cela se voit et ça, tu ne peux me le cacher, Anis. Même si je sais que ce n’est pas vraiment toi qui le ressens, mais ta nature de languiren. Il a retiré les chemises qu’il porte de la chambre, pour que son odeur te manque. Pour que tu retiennes la leçon de ne plus te mettre en danger. »

            « — C’est ce qu’il t’a dit ?

            « — Non. Mais je sais lire ce que les gens pensent sur leur visage et dans leurs expressions. Tu le découvriras vite. Jawaad ne peut rien me cacher et il le sait, alors il n’essaye pas et me laisse voir ce qu’il n’a pas besoin ainsi d’expliquer. »

            « — Comme… de… l’empathie ? »

            Azur hocha la tête :

            « — Tu apprends vite. Je connais bien des athémaïs qui ne connaissent pas ce mot. Oui, c’est un peu ça : je suis une psyké. C’est un talent très rare, je ne savais pas que je l’avais…. c’est…. Jawaad qui l’a découvert après… hm…. »

            « — Après ?… »

            « — Je te propose une chose : tu apprends à lire, et quand tu sauras lire, je te raconterai comment je suis devenue psyké, d’accord ?

            Lisa accepta avec un sourire, sans insister, ce qui soulagea Azur. Ce n’était et de loin pas son souvenir préféré, et elle ne tenait guère à devoir en parler. Mais au moins ainsi avait-elle largement le temps de s’y préparer et de reporter son histoire, car il faudrait des semaines pour que la jeune terrienne commence à savoir correctement lire.

            Mais Azur se trompait. Lilandra qui estimait pareillement que ces leçons seraient plus une occupation pour distraire sa patiente, qu’un réel enseignement efficace en resta ébahi.

            Lisa réussit à lire l’athémaïs en trois jours.

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4 réflexions sur “7- Lilandra

  • Je le crois pas… je me relis, et je vois des répétitons affreuses. Je vais me pendre…

    Répondre
  • editionsstellamaris

    C’est génial, Axelle, j’adore ! Et ça fait du bien de voir Lisa dans une ambiance plus sereine, presque tendre… Bises !

    Répondre
  • editionsstellamaris

    Et ne te pends pas, les corrections stylistiques, ce n’est pas un problème ! Bises !

    Répondre
  • Je déteste laisser ce genre de bourdes, je la corrigerai. Sinon, bha, on commence à voir Lisa devenir ce qu’elle va être au fur à mesure, un personnage qui va prendre de plus en plus d’importance, et plus seulement une victime.

    Répondre

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