Chapitres 5-8

7- Sonia

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Les trois esclaves n’avaient pas revu Sonia, ni Priscius. Magenta, l’esclave qui les avait surveillées pendant l’absence de l’éducatrice patienta pendant ce qui semblait une éternité, sans jamais permettre à aucune des trois captives en dressage de parler ou bouger. Le moindre manquement se soldait par la décharge de l’aiguillon. Elle semblait n’avoir pas plus de pitié que sa consœur, mais elle avait retenu l’avertissement, et les décharges étaient faibles. Sonia avait, pour Magenta, le rang d’une supérieure, et elle l’appelait d’ailleurs « maitresse », comme elle l’aurait fait, astreinte à cette règle, devant une femme libre par respect.

Magenta était considérée comme l’assistante de Sonia et officieusement, son souffre-douleur. L’esclave avait une trentaine d’années, et appartenait à Priscius, qui l’avait éduqué lui-même, depuis son quinzième anniversaire. Elle portait ce nom pour la couleur de ses yeux, d’un rose vif, un trait rare et exclusif aux peuples de l’Imareth. Avant l’arrivée de Sonia, Magenta était la seule éducatrice de l’esclavagiste ; mais cette dernière l’avait détrôné sans mal, cinq ans auparavant. Elle restait certes une des favorites de Priscius, mais elle avait mal vécu sa rétrogradation au rang de seconde dans l’éducation des filles de la maisonnée. Ce qui n’était rien en comparaison de ses frustrations et colères devant les tours odieux et méprisants que Sonia lui faisait endurer. Mais à la différence de celle-ci, Magenta était d’une obéissance non seulement sans faille et aveugle, mais presque militaire dans la discipline qu’elle imposait aux captives en formation ; quand Sonia semblait quant à elle dédaigner le respect des ordres de Priscius, sauf si cela servait ses intérêts ou son travail d’éducatrice.

Plus de deux heures passèrent pour les trois jeunes femmes dans un douloureux supplice. Un calvaire d’autant plus cruel que la moindre tentative de bouger était immanquablement punie, et que, forcées à l’immobilité, elles souffraient aussi de soif. La plus rebelle des trois, toujours bâillonnée, tenta bien plusieurs bravades rageuses, mais en vain.

Enfin, alors que le jour tirait à sa fin, un des hommes de main de Priscius vint pour les détacher. Celui-ci, un noir massif et musculeux, aux yeux dessinés de khôl, et aux oreilles ornées de lourdes boucles d’argent, chassa d’un aboiement hargneux Magenta, et procéda méticuleusement pour attacher le collier de chaque fille à la suivante, les libérant des anneaux au fur à mesure. Il les traitait tel du bétail dont on s’assure la docilité.

La plus âgée des deux sœurs, décidément têtue, tenta de se débattre et le frapper hargneusement. La gifle qu’il lui lança d’un revers donna l’impression qu’il aurait pu assommer un buffle ; elle roula au sol après un voltige, sonnée.

Selyenda, puisque c’était désormais le nom de celle qui dans une autre vie, s’était nommée Lisa, hurla de peur. Cénis retint quant à elle un cri d’effroi, dans un claquement de mâchoires.

Selyenda tenta de se redresser pour porter secours à son ainée. Cénis lâcha un « non ! » entre ses dents en se penchant vers elle. Elle savait très bien ce qui se passerait si jamais la jeune femme intervenait. Son mépris par principe pour la barbare venait de céder le pas à l’instinct de préserver une camarade de leur funeste destin. Magenta, que l’assistant de Priscius avait chassé telle une mouche, se tenait à quelques pas et reculait un peu, observant la scène partagée entre crainte et intérêt.

L’ainée suffoquait, étourdie. Au-dessus d’elle, l’homme décrocha de sa ceinture un fouet plat, long de deux mains, fait d’un cuir lisse et rigide. Il donna une volée de coups, visant cuisses, dos, fesses, même le bras que la jeune femme tendait pour se protéger de son bourreau. Hurlant des ordres que Selyenda ne pouvait pas plus comprendre que sa sœur ainée, il força celle-ci à retourner à sa place, rampant presque sous les coups cinglant l’air et claquant sur sa peau, en la faisant rougir. La jeune captive rousse criait en suppliant, en même temps que son ainée qui pleurait de douleur. Cénis, livide et figée, en avait des haut-le-cœur, et Magenta avait disparu en optant pour la fuite prudente, préférant ne pas se retrouver visée elle aussi, emportant avec elle l’aiguillon et sa charge de loss, sans savoir qu’elle venait d’accomplir un geste de grande prudence.

Au milieu des pleurs et de l’hébétement des trois captives, l’assistant de Priscius acheva sa tâche, avant de tirer sur la corde rattachée au collier de Cénis et la forcer à suivre, ce qui entrainait les deux autres, toujours toute trois mains attachées dans le dos. Traversant le jardin, il guida le trio sans se soucier des pas trébuchants et des plaintes des esclaves dont les jambes, après tant de temps à genoux, se dérobaient.

Elles furent conduites dans les caves du domaine, où se trouvaient les cages. Les filles au dressage déjà avancées étaient logées au rez-de-chaussée, dans deux pièces confortables pièces communes, incluant coussins, tapis et couches agréables, avec à leur portée de quoi se laver, prendre soin d’elles, et se parer.

Mais c’était une tout autre affaire pour les esclaves nouvellement arrivées : leur seul confort serait une cage trop basse pour pouvoir s’y tenir debout, au sol couvert de paille, sans une once de commodités. Une autre humiliation traditionnelle du Haut-Art, savamment orchestrée pour forcer les captives à réaliser de la plus misérable manière qu’elles étaient bel et bien des animaux que l’on pouvait traiter comme du bétail. La brutalité de l’assistant faisait partie du même processus. L’homme était utilisé à dessein comme objet de fixation aux terreurs et aux peurs des esclaves. Son rôle était d’être craint et haï, en malmenant les nouvelles acquisitions sans le moindre égard. Ainsi il cristallisait en elles, de la manière la plus brutale possible, comment les hommes pourraient maintenant les traiter et les considérer. Et rendre précieuse toute attention, ou tendresse pour elles.

***

Les trois filles furent poussées dans une cage commune sans ménagement, et l’assistant laissa les liens qui les attachaient l’une à l’autre, les enchainant au mur par leur collier.

Retenues par une poignée de maillons, les mains jointes au dos par des cordes d’une solidité à toute épreuve, les colliers reliés fermement entre eux, les trois jeunes femmes n’avaient ni assez de liberté pour qu’elles puissent se toucher, ni assez pour parvenir à s’écarter les unes des autres. Selyenda se retrouvait au milieu du trio. Elle était accoutumée aux crampes maintenant. Mais elle ne se faisait pas d’illusions sur celles que la nuit viendrait lui apporter.

Le seul égard qui leur fut accordé, un instant après le départ de leur tortionnaire, fut le retour de Magenta. Sans un mot, elle retira le bâillon de l’ainée des deux sœurs, et prit un moment pour les faire boire à tour de rôle, avant de laisser les trois captives dans la pénombre, seulement éclairée par un soupirail où se devinait le jour mourant.

Recroquevillée de son mieux, Selyenda tentait vainement de retourner à l’entropie reposante des brumes de son esprit. S’y noyer semblait plus doux que d’admettre qu’à moins d’un mètre d’elle, aussi invraisemblable que ce soit, sa sœur aînée était là, partageant désormais son sort, et non plus quelque part sur Terre, en sécurité, loin de ce monde étranger et dément.

Mais la jeune femme n’eut pas ce répit. Son ainée, le corps endolori et lui cuisant des coups et des brûlures, la tête bourdonnant d’une migraine terrible, déchaîna de mille jurons toute sa rage sur sa cadette. Sa colère coulait en un flot d’insultes haineuses déversées en français.

Cénis ne comprit pas un traître mot de ce qui put suivre.

« — Putain, mais qu’est-ce que tu fous là ? Je te croyais morte ! Tuée par ta saloperie de dope, et moi je nageais dans les emmerdes ! Et je me retrouve ici avec ces tarés qui me prennent pour une esclave, et toi, là ? Toi, vivante, qui ne bouge pas, qui ne dit rien ! Tu es toujours shooté, ou quoi ?! »

Il y eut quelque chose comme des sanglots en réponse. Cénis essayait vainement de comprendre le sens de ces hurlements, constatant amèrement que sa voisine semblait se laisser crier dessus sans même l’effort et la fierté de réagir.

Une autre volée d’injures diverse plus tard, le regard noir de l’aînée, flamboyant de colère, se posa lourdement sur Selyenda :

« — Répond-moi quand je te parle ! Assume au moins tout ce que tu m’as fait ! »

Cénis se mit à crier à son tour, excédée. Même si elle avait pertinemment idée que la plus grande des deux sœurs ne comprendrait rien, elle s’agaçait elle aussi :

« — Mais arrête de crier, tu me brises les oreilles ! Et puis, ça ne sert à rien, tu vois bien qu’elle est brisée, déjà ! »

Selyenda répondit, après un autre bref silence, dans un souffle, en athemaïs :

« — Elle crie sur moi… parce que je l’ai volé, et que j’ai menti, et que… je lui ai fait beaucoup…. de mal. »

La jeune rousse découpait les syllabes lentement, le temps de trouver les mots. Elle bégayait. Cénis ouvrit des yeux ronds, malgré tout, surprise de sa maitrise de la langue locale :

« — Et tu te laisses faire ? … Mais… Au fait, comment sais-tu parler notre langue ? »

Selyenda quitta sa prostration pour se redresser, en larmes et tête basse. Sa sœur ainée lâcha hargneusement :

« — Ha quand même ! T’es bonne qu’à te planquer de toute façon, alors assume un peu ! C’est de ta faute ! »

« — Ha, mais qu’elle se taise ! » répliqua Cénis.

Il fallut à Selyenda toute sa volonté pour faire l’effort de parler assez fort, et trouver les mots corrects en athémaïs, dans son esprit embrumé de chagrin :

« — Je suis dans… votre… heu… monde depuis vingt… vingt-trois jours?… Je… j’ai appris vos mots en écoutant. »

Cénis ne répondit pas tout de suite, les yeux écarquillés de surprise. Comment pouvait-on apprendre aussi bien une langue en si peu de temps ? C’était peut-être un truc de ces barbares après tout. Mais elle finit par demander, choisissant à son tour des mots simples pour parler à la jeune femme, comment était-elle arrivée là, qui était-elle en fait ?

Selyenda raconta le peu qu’elle savait de son histoire, et qu’elle arrivait à exprimer dans cette langue qu’elle maitrisait mal. Elle traduisait dans les deux sens les questions de sa sœur, qui s’était calmée, malgré des propos encore remplis de fiel envers son sort et sa cadette. Sa colère se mourrait au fil de l’horrible récit qu’elle découvrait. Selyenda devait faire des efforts pour arriver à raconter et traduire ses deux semaines de supplice, sa voix s’étranglant en larmes et se brisant de chagrin, de peur.

L’ainée se révulsait, et une autre colère sourde l’envahissait, bien plus intime et profonde, de celles qui donnent naissance à la haine : elle songeait déjà leur ferait payer ce qu’elle avait enduré et ce qu’on avait fait subir à sa sœur. Qu’importe le moyen, et le temps, elle était sûre, qu’elle trouverait bien comment tôt ou tard ; et cette pensée ne la quitterait plus.

Cénis écoutait Selyenda, qui ne pouvait pas aborder certains concepts, par manque de vocabulaire, mais s’efforça de répondre au mieux aux questions de la jeune femme. Les deux sœurs parlèrent beaucoup, chuchotant dans la pénombre silencieuse, qui s’épaississait et laisserait bientôt place à une presque totale obscurité. Elles étaient seules dans les caves. Du moins, elles en étaient persuadées.

L’ainée, que Cénis apprit s’appeler Elena, raconta ce que le sort lui avait réservé à la disparition de sa petite sœur.

Elena s’était retrouvée dans une situation démentielle, sans le sou, devant tenter d’expliquer la disparition de sa cadette et pousser la police à la rechercher. Personne ne la prenait vraiment au sérieux : sa sœur n’était-elle pas une droguée et criminelle récidiviste ? Il y en avait tant qui disparaissait ainsi après un dernier vol, sans que jamais on ne les retrouve, que le sujet n’avait pas vraiment d’intérêt pour les forces de l’ordre. Elena, en désespoir de cause, avait parcouru Paris à pied de long en large, photo de sa sœur en main, dilapidant ses derniers euros pour imprimer un avis de recherche sommaire, placardé partout.

Dans sa quête désespérée, elle avait manqué se faire agresser plus d’une fois, avait du emprunter de l’argent à des amis, mettre en gage le peu de précieux qui lui restait. Elle avait inondé de messages les réseaux sociaux, avait appelé partout, et elle avait même tenté de trouver les complices et les dealers de sa sœur qui auraient pu l’aider et la renseigner sur sa cadette. Mais personne ne savait où avait disparu Lisa. Tout le monde, d’ailleurs, avec dédain, pensait qu’elle avait du crever quelque part.

Pendant plus de dix jours sans sommeil ni repos, elle avait mis sa vie entre parenthèses pour retrouver Lisa, s’enfonçant à son tour dans la fange où sa sœur s’était noyée tandis qu’elle remontait sa piste. Elena plongeait dans cet enfer sur terre qu’elle avait bien trop touchée du doigt, au gré des arrestations de sa cadette, des visites de cellules de commissariat et des centres de désintoxications fermés.

Jusqu’à cet après-midi où, à force de suivre la piste de Lisa, Elena s’était perdue dans un squat de banlieue perdu derrière une gare de triage quasi oubliée. Elle avait entrevu deux silhouettes sinistres voulant la rejoindre discrètement ; elle ne se faisait guères d’illusions sur leurs intentions, et avait déjà ramassé une barre de fer avec laquelle elle comptait bien leur rendre la tâche difficile. Mais il se passa quelque chose. Alors qu’Elena les attendait de pied ferme, cachée contre un angle de mur, les deux voyous s’étaient enfuis, en hurlant des imprécations de terreur, parlant de diable et de folie, d’aliens et de monstres, au milieu de leurs injures épouvantées, avant de courir à toutes jambes.

Elena dit qu’elle était sûre d’avoir vu quelque chose, d’assez horrible pour hurler de peur à son tour, mais sans se rappeler ce que c’était.

Puis un trou noir suivi d’une nausée terrible et de l’impression de mourir. Et enfin son réveil ; elle était nue. Elle grelottait alors qu’il faisait chaud, perdue dans une plaine herbeuse, où elle se rappela avoir aperçu au loin un petit village. La suite était sa capture par des gens vêtus comme des personnages orientaux de films de cape et d’épée. Puis les coups, les liens, la terreur : elle fut trainée de force par ces individus aux allures totalement étrangères, comme si elle était un trophée. Et les cages, cette immense lune bleue barrant le ciel de jour comme de nuit ; la prise de conscience qu’elle était sur un autre monde parmi d’autres captives terrorisées comme elle, transbahutées comme des animaux dans les cales d’un navire ancien. Et enfin, son arrivée dans ce jardin.

Cénis pesta quelque peu de ne rien comprendre au récit d’Elena. Mais Selyenda traduisit de son mieux pour la jeune Etéoclienne. Celle-ci était curieuse de l’histoire, mais aussi de savoir à quoi ressemblait la Terre. Selyenda ne put expliquer que maladroitement quelques concepts, mais pour le peu qu’elle parvenait à faire, la jeune aristocrate était perplexe et dubitative. C’était si difficile, si étranger, qu’elle ne saisissait presque rien, d’autant plus que Selyenda n’avait tout simplement pas le vocabulaire suffisant pour l’expliquer.

La nuit était tombée, et la cave était maintenant totalement plongée dans le noir. Tandis que le sommeil et l’épuisement gagnaient le trio, Cénis rajouta quelques mots :

« — Ils t’ont choisi pour nom Selyenda. C’est une petite fleur des champs, qui pousse dans nos plaines, loin d’ici. Nous en faisons des bouquets, des décorations de table, on en fait sécher les fleurs pour parfumer l’eau des bains. Les jeunes filles, et aussi les esclaves en porte des couronnes dans les cheveux ; chez moi, on dit que c’est la fleur des amoureux. Je pense qu’ils t’ont choisi ce nom, car tu vas devenir une esclave destinée aux plaisirs. »

Selyenda traduisit à son aînée, qui fixa l’obscurité d’un regard noir :

« — Ouais, une pute quoi. »

L’ainée se reprit plus tendre, plus douce, quand elle vit sa cadette pleurer à sa réponse :

« — Nous allons toutes devenir des esclaves des plaisirs. Mais je ne leur faciliterai pas la tâche, et le temps d’apprendre les règles de leur jeu, je saurais bien comment le leur faire payer. »

***

« — Tu lui apprendras à parler. Tant qu’elle ne comprendra pas les choses les plus simples, elle ne mangera pas. »

L’ordre était sec, la voix mordante comme un vent glacé. Sonia était penchée sur Selyenda, accroupie un genou à terre, tenant son menton de ses doigts fins. Elle fixait la petite rousse de son regard bleu électrique, où passait un éclat étrange et malsain. Ses lèvres pulpeuses, presque de la couleur des cerises, s’ourlèrent d’un sourire sinistre.

Cénis, qui était elle aussi à côté en détourna la tête, dents serrées, le ventre noué d’angoisse.

« — Et je t’interdis de te servir de ta langue barbare. Oublie-la et vite, comme tout le reste de ta vie passée. »

L’ordre était un jeu de dupes, et Sonia le savait pertinemment. On n’oublie rien sur commande. Les trois captives dormaient dans les caves, sans surveillance, et allaient encore y séjourner quelques jours. La nuit, surtout avec un tel ordre, Selyenda ferait tout son possible pour apprendre l’athemaïs à sa sœur, et l’éducatrice était curieuse de voir si Cénis les aiderait. La veille, dans le plus profond silence, elle s’était glissée sans bruit près de leur cage, par l’escalier donnant sur les réserves de la cuisine, et avait écouté leur conversation. Elle en avait ainsi appris beaucoup.

Mais même ci c’était bel et bien un jeu de dupe, elle savait imprimer dans l’esprit de la jeune rousse la peur non de la conséquence si jamais elle osait désobéir, mais celle de voir sa sœur continuer d’être affamée. Aucune des trois n’avait été nourrie depuis la veille. Selyenda avait faim, Cénis aussi, mais Sonia savait qu’Elena n’avait pas pratiquement rien mangé depuis plusieurs jours. Elle devait être affamée à en vivre des crampes douloureuses, et s’affaiblissait. C’était le but recherché : lui retirer toutes forces pour se rebeller. Celle-ci était juste à deux pas, à genoux cuisses ouvertes comme les deux autres ; mais penchée en avant, elle vacillait de vertiges et ne cessait de déglutir, le teint pâli.

C’est à dessein, qu’avant que Sonia ne les rejoigne, les trois captives avaient été à nouveau rassemblées devant la fontaine, puis laissées sous la surveillance de Magenta. Elles avaient patienté pendant près de deux heures, et encore une fois, réduites au silence et à l’immobilité, mais cette fois sous la contrainte du fouet. Sonia ne laissait plus l’aiguillon électrique à son assistante, pour s’occuper de ces trois-là.

Attendre de nouveau à genoux était, pour chacune des trois, une torture qui se prolongeait. Et Sonia prenait son temps, comme un chat jouant avec sa proie.

Elle avait rejoint le trio en portant une petite corbeille de fruits. Certains totalement exotiques pour les deux terriennes, dont des baies grosses comme des mandarines, à la couleur de rubis strié d’or. D’autres, plus identifiables : une grappe de raisins, et quelques pommes. L’éducatrice avait posé le tout derrière elle sur un banc jouxtant la fontaine, avant d’approcher les trois esclaves, les examinant en déambulant à pas léger, son corps ondulant avec lascivité. Elle avait gardé un sourire inquiétant durant toute l’inspection, avant de s’accroupir devant Selyenda.

« — As-tu compris, esclave ? »

Selyenda acquiesça, murmurant un « oui » étouffé.

« — Plus fort ! Oui, qui ? » le ton de Sonia devint plus incisif, son sourire plus menaçant, relevant encore le menton de la jeune terrienne pour lui retirer toute chance de détourner le regard.

« — Mai… tresse. Oui, maitresse. » Sa voix était presque éteinte et elle devait se contrôler pour ne pas se recroqueviller, les pupilles dilatées et palpitantes de peur. Selyenda détestait devoir lâcher ce mot, elle en avait parfaitement compris le sens et son aspect révoltant. Mais si elle pouvait adoucir le fauve cruel qui la toisait, peut-être que sa sœur pourrait manger.

Cénis ne l’entendait pas ainsi. Même effrayée, affamée et épuisée par l’attente, elle protesta, le menton haut :

« — Tu attendras longtemps avant que je ne t’appelle ainsi, esclave ! »

Sonia, toujours accroupie, ne lâcha pas le menton de la jeune barbare, et tourna simplement son regard bleu et malsain sur la petite aristocrate qui tentait une bravade :

« — Tu sais donc au moins reconnaitre une esclave. Mais dis-moi, si tu n’en es pas une, que fais-tu alors à genoux, cuisses ouvertes, exhibant ta nudité impudique, hm ? Pourquoi ne tentes-tu pas de te suicider comme le font ceux de ta race, pour sauver ce qui te reste d’honneur ? »

Cénis resta sans voix. Ce regard… elle en était pétrifiée, incapable de répliquer. Mais l’éducatrice n’en avait pas fini ; en un mouvement, elle était sur l’Eteoclienne, attrapant son visage d’une main pour s’en approcher, souffle contre souffle, avec un sourire menaçant :

« — Je pourrais t’y aider. Une princesse ne sait-elle pas qu’il vaut mieux la mort, que finir à genoux ? » Elle pencha la tête dans un angle sinistre, ses yeux se plissant toujours plus cruels, la voix toujours plus suave. « Veux-tu mourir ? »

La jeune femme était maintenant muette de peur, regrettant amèrement l’orgueil de sa provocation. Jamais elle ne l’aurait avoué malgré tout. Sonia tentait de l’épouvanter, elle se battait pour y résister de toute sa fierté, se maudissant de se laisser aussi terriblement intimider.

« — Qui ne dit mot consent…. » Sonia se redressa soudain, pour aller vers l’anneau qui retenait Cénis au sol et le détacher. « Je vais donc exaucer ton souhait ! »

La jeune femme glapit de terreur, les yeux ronds. Selyenda lâcha un cri, et même la plus épuisée des trois, Elena, vacilla en arrière, se cabrant d’effroi à la nouvelle. Mais cela n’affecta pas Sonia, qui tira sur la laisse libérée de l’anneau pour forcer la jeune aristocrate à suivre, alors que celle-ci se débattait vainement en criant des « non ! » terrifiés.

Mais c’est un autre « non » qui la fit s’arrêter, alors qu’elle se dirigeait vers le bassin, à quelques pas. Selyenda se tenait pratiquement debout, autant que le lui permettait le lien qui la retenait, et elle fixait l’éducatrice avec un mélange de révolte et d’horreur. Elle venait de crier et répéta, suppliante :

« — N…non… ne faites pas ça ! »

Immédiatement, comme elle l’avait anticipé, Sonia sentit l’aiguillon électrique pendant contre sa cuisse vibrer légèrement. Ce n’était pas l’appareil qui était affecté, mais les quelques grammes de loss de sa dynamo, qui entraient en résonnance avec la jeune terrienne. Et ce frémissement, que Sonia avait déjà ressenti, était un avertissement, rarement perçu, peu connu, mais pourtant clair : Selyenda était une Chanteuse de Loss.

Sonia en fut perplexe, mais lire sa surprise aurait été ardue. Elle avait prévu de provoquer les rébellions de la jeune femme si brisée, pour la forcer à lutter et se battre. En temps normal, Le Chant de Loss ne s’éveillait que si celui qui pouvait en user était en danger mortel, et que sa volonté de vivre était assez vive pour le forcer à révéler son pouvoir. Un pouvoir que nul ne savait vraiment contrôler ou canaliser, et pour cause. Ces êtres étaient si rares ; et on les asservissait tous. Ce qu’en savaient les lossyans, c’est qu’il ne fallait pas laisser ces individus à proximité d’une source de Loss, la source de leur si terrible don. À part cela, ils étaient incapables de savoir qui était Chanteur, ou pas. Sauf quand l’Éveil se produisait, avec son lot de destructions et souvent, de morts.

« — Non ? » Les yeux de l’éducatrice devinrent deux fentes, son sourire devint venimeux. « Tu oses me dire non, et me donner un ordre, animal ? »

Selyenda trembla de tout son corps dans un spasme de peur vive. Mais elle était debout, et elle avait désobéi ; il était trop tard. Elle baissa les yeux, alors que son cœur devenait fou à s’emballer, et d’une voix quasi inaudible, murmura: « Pitié… maitresse… ne faites… pas ça. »

Sonia ignora la vibration de l’aiguillon, qui s’intensifiait encore un peu plus :

« -— Tu ne sais pas ce que je vais faire. À genoux ! »

L’ordre claqua vif et sec, le ton haut. Les trois captives obéirent d’instinct, tombant au sol avant même de le réaliser. Même Cénis, pourtant tétanisée de peur aux pieds de l’éducatrice, s’exécuta péniblement.

Sonia vérifia d’un regard que la petite princesse ne bougeait pas, et s’écarta pour aller poser l’aiguillon sur un des bancs du jardin, à une bonne vingtaine de mètres de là. La distance était suffisante pour éviter que le loss n’entre en totale résonnance avec la jeune terrienne, ce qui éviterait des ravages. Mais l’éducatrice voulait vérifier quelque chose, quelque chose qu’elle seule sans doute, du moins le pensait-elle, pouvait encore une fois comprendre et donc anticiper.

Les lossyans ne savaient plus rien du Chant de Loss. Ils avaient tous, depuis l’époque du Long-Hiver et sous la pression de l’Église du Concile, décidé que c’était un don démoniaque et dangereux qu’il ne fallait pas étudier. C’était devenu un tabou. Mais pas chez les San’eshe, qui comprenaient la nature de ce pouvoir autrement, comme l’expression vivante de la volonté de Loss elle-même. Le Chant ne s’éveillait qu’en cas de danger mortel, chez un individu ; mais chez Selyenda, la chose se passait différemment. Il n’y avait pas encore d’Éveil, et déjà, le loss semblait vibrer avec elle quand elle avait peur pour autrui. Sonia savait que cela existait, ou du moins, que dans les légendes de son peuple on racontait que cela avait déjà existé chez une autre Chanteuse. La plus légendaire d’entre eux.

Sonia revint vers Selyenda, et se pencha pour détacher la laisse, presque nonchalamment. Elle restait néanmoins prudente, surtout à la plus âgée des deux sœurs, qui malgré sa faiblesse, fulminait en la fixant haineusement. Bien qu’elle n’aurait aucune chance de se libérer, Sonia n’aurait pas été surprise qu’elle tente de se jeter sur elle. Tirant la cadette par la laisse à son tour, elle attrapa celle de l’Eteoclienne, et força les deux esclaves à la suivre jusqu’au bassin, où elle les entraina toutes deux. L’eau leur arrivait au-dessus des genoux.

« — Je vais donc te montrer esclave. » La voix de Sonia était froide, et détachée.

Et dans un mouvement brusque, les tenant la laisse serrée au plus près du cou, elle les précipita dans l’eau, les retenant immergées dans le bassin. Elle les noyait.

Cénis et Selyenda se débattirent aussi furieusement qu’elles le pouvaient ; mais elles n’avaient aucune chance de faire céder l’éducatrice, aux talents martiaux accomplis. Elle les retint tête sous l’eau, puis les remonta, le temps de leur faire croire la fin du supplice ; mais à peine avaient-elle reprit elles leur souffle, qu’elle les précipita à nouveau. Elle recommença deux fois, puis trois, et encore une fois de plus. En quelques instants, leurs efforts à résister devenaient une panique vaine, qui ne faisait qu’accélérer l’inéluctabilité de leur sort.

Impuissante, la sœur de Selyenda usait ses dernières forces à jurer en hurlant, et donner des à-coups, debout pour essayer de faire céder sa laisse. Sans prévenir, Magenta déboula de la tonnelle voisine, ayant saisi l’aiguillon au passage, pour terrasser la rebelle. Celle-ci finit au sol, à vomir sous les ondes de spasmes électriques de l’appareil, réglé au maximum.

Sonia n’eut pas le temps de crier. Elle aurait bien écorché vive Magenta et la bêtise mortelle que celle-ci venait de commettre. Mais il était trop tard. Au moment même où, se faisant noyer par l’éducatrice, l’instinct de survie de Selyenda était mis à l’épreuve, il y avait du loss près d’elle. Et elle avait entendu, sinon vu, sa sœur subir les décharges de l’aiguillon à pleine puissance.

Pendant une seconde, Sonia songea à sa mort immédiate, sans pourtant aucune réelle crainte. Elle l’avait souhaitait si souvent qu’elle y était indifférente.

Il y eut comme une note de musique cristalline, grandissant pour faire vibrer l’air. Sans en avoir conscience, Selyenda Chantait et sa voix devenait inhumaine, tandis que le loss résonnait avec elle, faisant onduler la trame du réel comme l’eau troublée par le galet qu’on y jette. L’eau du bassin sembla exploser, et se répandre en gerbe, autour d’une bulle qui la repoussait violemment. Sonia lâcha Cénis, qui propulsée par l’onde de force alla heurter le bord de la fontaine, et pesa de tout ses forces sur la jeune terrienne pour la plonger dans ce qu’il restait encore d’eau.

À l’instant où Selyenda se retrouva immergé, tout s’arrêta. Ca n’avait duré qu’une brève seconde. Sous l’eau, le Chant était aussi efficacement bâillonné que si Sonia lui avait bloqué la mâchoire. Elle pesa encore sur la jeune femme, décidée à la noyer assez pour la plonger dans l’inconscience. Derrière elle, deux personnes fixaient la scène, les yeux exorbités. Elena n’avait vu le spectacle qu’à demi, et ne l’aurait pas compris. Mais Magenta était paralysée. Elle savait, elle.

Sonia attrapa la cadette inerte, par un bras, et Cénis assommée par l’autre, et les jeta toutes deux hors du bassin. À part l’eau qui avait giclé sur le dallage, il n’y avait aucun dégât physique, donc aucune trace de l’événement.

Magenta était toujours debout, paralysée, la mâchoire tombante, l’aiguillon en main. Sonia la gifla avec assez de force pour la faire saigner du nez, sous le regard ébahi de l’ainée des deux terriennes, qui était encore étourdie elle aussi. À peine Magenta tomba au sol, que l’éducatrice l’attrapa pour l’étranger d’une clef de bras, avec une efficacité et une violence inouïe. Elle gronda, la voix froide et mortelle :

« — Tu as fait une erreur de trop. Je t’avais dit de ne plus toucher l’aiguillon pour ces trois-là… »

Sonia n’ajouta rien ; elle tirait Magenta vers la fontaine, un bras l’étouffant, l’autre retenant l’aiguillon électrique dans la main de la jeune femme qui bleuissait à vue d’œil. Sous le regard médusé d’Elena et Cénis, elle la jeta dans l’eau, l’engin mortel réglé à pleine charge tombant avec son assistante. L’électrocution fut presque immédiate ; l’aiguillon grilla dans un court-circuit, et en moins de dix secondes, Magenta gisait inerte dans le bassin. Elle n’avait même pas eu le temps de crier avant de pousser son dernier souffle.

Le silence qui suivit fut presque palpable. Selyenda était la seule encore inconsciente, les deux autres avaient tout vu, le regard exorbité. Sonia se tourna vers elles, sans une attention pour sa victime, affichant une sorte de sourire satisfait et malsain, les yeux éclairés d’une lueur de plaisir sinistre :

« — C’est ce qui vous attend, si vous parlez de ce que vous avez vu. Est-ce compris ? »

Deux hochements de tête maladroits répondirent en chœur. Sonia attrapa la laisse de Cénis pour la propulser sans ménagement vers Elena, et elle retourna se pencher sur Selyenda, qui toussait piteusement, reprenant péniblement conscience. Elle vint l’aider à se redresser avec une étonnante tendresse, la soutenant tandis que la jeune femme vomissait de l’eau. Sonia murmura tout en l’aidant, toujours aussi doucereuse, comme si la mort de son assistante avait été une jouissance pour elle :

« — Pareillement pour toi. Magenta est morte, parce qu’elle a fait ce qu’il ne fallait pas faire, et vu ce qu’il ne fallait pas voir. Ce qui s’est passé, tu n’en parleras jamais. Car même si je serai plus tendre avec la manière de te tuer, je te tuerai sans hésiter… »

Elle aida la jeune femme titubante à rejoindre les deux autres, avant de se tourner un instant sur le cadavre gisant dans l’eau, puis revenir aux captives. L’ainée tirait sur ses liens rageusement, et lâcha avec colère, en français : « Pourquoi ? »

Sonia haussa les épaules, faisant mine de ne pas comprendre. Et de toute manière, elle ne l’aurait pas expliqué. Elle avait découvert un être rare, un être presque unique sur Loss, qui était une arme et un moyen, et elle avait bien l’intention d’en protéger le secret, condition indispensable à s’en servir au moment opportun. Priscius ne devait jamais être au courant. Et tuer Magenta pour cela ne l’avait non seulement pas dérangé, mais satisfaite ; malgré le risque éventuel que serait la colère noire de son maitre, quand elle irait elle-même lui apprendre que celle-ci avait stupidement glissé dans le bassin, avec l’aiguillon allumé à pleine charge ; une maladresse remarquable d’idiotie. Elle se contenta de sourire, finalement :

« — C’est dommage. Vous auriez pu goûter aux fruits et peut-être manger à votre faim. Mais je dois aller prévenir notre maitre de la mort maladroite de l’une de ses préférées… »

***

Sonia avait ramené elle-même les trois captives dans leur cage commune. Passé l’effroi de l’événement, Cénis, en déglutissant, se mit à murmurer, non sans être sûr que personne n’entendrait, ce qui était le cas ; Sonia était partie rejoindre le maitre du Jardin des Esclaves :

« — Que s’est-il passé ? »

Selyenda refit la traductrice, pour sa sœur ainée. Mais elle était bien incapable d’expliquer ce qui était arrivé. Elle ne se rappelait vraiment que de la terreur, l’impression qu’elle allait mourir, puis soudainement, la sensation qu’elle ne s’appartenait plus, et que quelque chose d’autre agissait pour elle, avant qu’elle ne s’évanouisse en avalant de l’eau à plein poumon.

Elena elle-même n’avait pas vu grand-chose :

« — Il y a eu comme une explosion, quelque chose s’est produit dans le bassin, cela a mis cette folle, là, Sonia, en rage. J’ai presque vu de la peur dans ses yeux, avant qu’elle ne saute sur l’autre salope qui venait de m’électrocuter. »

Cénis répondit à son tour, mais elle tremblait encore :

« — Je n’ai pas eu le temps de voir quoi que ce soit. Mais il y a eu quelque chose. C’est très grave ce que Sonia a fait. Elle a tué l’autre fille ! Non seulement c’est un crime, mais un crime d’esclave à esclave du même propriétaire. Si le maitre de la maisonnée l’apprenait, ce Priscius, il la ferait exécuter sauvagement, et nous pourrions risquer gros nous aussi, simplement d’en avoir été témoins. »

Elena répondit, toujours avec la traduction, maladroite et lente, de Selyenda :

« — Si elle pouvait crever, cela m’arrangerait ; mais que veut-tu dire ? On pourrait prendre cher nous aussi ? »

« — Ho oui. Il pourrait décider de nous tuer, ou nous revendre à un porc pour finir enchainées à vie sur une paillasse de maison de plaisirs pour des soldats ivres. Cette femme, Sonia, est bien pire qu’une catin, et c’est un monstre, oui. Mais aussi sordide soit notre sort, il peut être bien pire encore ; et dans notre malheur, ici, nous avons une chance. »

« — Une chance ? Tu veux rire ? »

« — Ho que non. Vous ne pourriez comprendre, vous êtes terriennes. Mais songez que l’esclavagisme est naturel, pour nous. Mais il y a les esclaves heureuses, et celles malheureuses, au sort horrible. Ici, c’est une Maison des Esclaves de luxe. Nous sommes destinées à être vendues une fortune dans des enchères pour de riches acheteurs. Même si cela peut mal finir, notre prix, c’est notre protection. Et notre confort futur. Je sais que c’est difficile à saisir, parce que…. même pour moi, c’est horrible, et ça ne fait que commencer. Mais cela pourrait être bien pire. Et il faut à tout prix l’éviter. »

« — Donc… tu veux dire qu’il faut se taire sur ce meurtre ? »

Cénis fit un oui de la tête :

« — Nous allons nous taire sur ce qui s’est passé. Ne rien dire, et ne pas en reparler, même entre nous, vous comprenez ? Et toi, Elena, tu dois à tout prix apprendre à parler. On va t’aider… « 

Elena souffla d’agacement, mais finit par accepter à contrecœur. Selyenda n’était pas intervenu, sauf pour traduire, mais elle hocha la tête à son tour. Elle était surtout angoissée, à l’idée que sa sœur ainée puisse être laissée à mourir de faim. Elle n’était pas certaine que ces lossyans aient la moindre compassion à ce sujet.

Cette nuit-là, Cénis et Selyenda veillèrent longtemps, et firent de leur mieux pour enseigner au moins quelques mots à Elena. La faim les tenaillait autant que l’angoisse et les crampes ne cessaient pas : elles avaient à nouveau été attachées par leur collier contre la paroi de la cage, leur interdisant la posture allongée.

Dans la pénombre et le silence de la cave, les trois captives perdaient vite la notion du temps. Affamées, entravées, même le sommeil ne pouvait pas les reposer, et l’urgence de veiller l’une sur l’autre, la crainte d’être extraites de la cage pour une autre torture, sans aucune notion exacte du temps qui passait, ne faisant qu’alimenter leur angoisse.

Le lendemain elles étaient épuisées, et nerveusement à bout. Elles se retrouvèrent à nouveau sur la place de la fontaine, face à Sonia, qui semblait rayonner, toujours aussi hautaine, et froide, affichant ses sourires sinistres. Jamais elle ne parla de comment s’était passé sa confrontation avec Priscius pour lui annoncer la mort de Magenta. Le seul indice que Selyenda remarqua, puis les deux autres avec elle, fut la joue enflée et un peu bleuie de l’éducatrice, qui semblait ne pas s’en soucier.

Et les leçons se poursuivirent. Cela devint un rituel qui dura les deux jours suivants : elles étaient amenées sur la place au matin, par l’assistant de Priscius, qui les secouait systématiquement sans aucun égard, et punissait la moindre maladresse de son fouet plat. Laissées deux heures à genoux sous la surveillance de la nouvelle assistante de Sonia, dans l’attente épuisante et douloureuse du bon vouloir de l’éducatrice.

Puis elle apparaissait enfin, et la leçon commençait. Elle discutait avec chacune d’elles, et au second jour, avait détaché et fait se lever Selyenda, avant de lui ordonner de se remettre à genoux. Et longuement, de gestes sensuels, ou rudes, elle la força à se redresser, se cambrer. Puis faire de même debout, la faire se tourner, marcher, se tenir droite. Et recommencer, d’abord avec Cénis, puis Elena. Et reprendre encore, pour chacune, patiemment, sans que leur épuisement et leur saleté éveillent la moindre pitié en elle.

Elle gardait toujours l’aiguillon en main. Elle en usait maintenant en faibles décharges ; le simple geste de l’approcher de la peau des trois esclaves les tétanisait. Elle les forçait à suivre ses consignes de la pointe de l’instrument, parfois accompagné de ses caresses, jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite. Et seulement à ce moment-là, elle leur permettait de manger, mais à genoux, devant croquer les fruits qu’elle leur tendait, sans user de leurs mains. La faim suffisait à leur faire abandonner toute dignité et admettre d’être nourris ainsi.

Quand la leçon prenait fin, l’attente immobile à genoux reprenait sous la surveillance de l’assistante de Sonia, qui maintenant les forçait à devoir le faire droites et cambrées. Et enfin, elles retrouvaient les cages, épuisées et à bout, souvent secouées de crises de larmes.

Leur premier privilège, au bout de ces trois longs et terribles jours, fut un vrai repas, bien qu’un peu frugal, et le droit de se laver dans la fontaine, se partageant un unique bout de savon. Elles en pleurèrent.

Sonia nota les larmes en souriant. Son cruel et implacable travail, pour lequel elle était si douée, et dénuée du moindre remords, avançait.

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2 réflexions sur “7- Sonia

  • editionsstellamaris

    C’est terrible… Et toujours aussi génial, je me régale toujours autant ! Bises, Axelle, et bravo !

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    • Merci ! J’avoue, j’hésite à ces chapitres là, dois-je donner un avertissement que c’est dur ? Surtout que… c’est pas le plus dur de ceux qui suivent….

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