Chapitres 13 à 16Livre 3

Chapitre 13- Le trésor

Read Offline:

Le lori surgit de l’ombre comme un diable, sautant de l’avant-toit de la cour de l’hospice pour fondre sur le tosh, en vadrouille vespérale, qui ne l’avait pas vu. La mêlée qui s’ensuivit fut sanglante ; la proie du petit fauve faisait aisément son poids et elle défendait chèrement sa vie. Face à elle, son prédateur naturel savait d’instinct comment le tuer en évitant ses griffes tranchantes et ses dents acérées.

Mais kato était un jeune lori ; il lui manquait encore deux bonnes années avant d’être adulte et il n’avait guère d’expérience de chasseur. L’instinct ne faisait pas tout et le tosh, lui, était habile à ces jeux de mort. Si la lutte n’était guère égale, le mammalien charognard n’ayant presque aucune chance de vaincre le fauve, il parvint à se dégager au prix de quelques touffes de fourrure perdue. Galopant à toutes pattes sur les dalles humides, il fila vers l’amoncellement des caisses et des planches le plus proche. C’est là que se trouvait un terrier, creusé par un clan de ses congénères, vers les égouts de Mélisaren Il n’avait que deux mètres à parcourir pour avoir la vie sauve. Un grand coup de râteau mit brutalement fin à ses espoirs.

— Saleté !

Azur releva son arme improvisée pour frapper encore. Mais le nuisible, aux allures d’un gros rat au dos couvert d’écailles, avec une gueule dentée et draconienne et une queue reptilienne, qui donnait à imaginer qu’un rat noir aurait copulé avec quelque effrayant lézard pour parvenir à tel résultat, était sonné. Grondant de protestation d’avoir raté son premier coup, Kato se jeta sur sa proie pour l’achever. Cela ne prit pas longtemps, faisant reculer la psyké dans une moue de dégout, tandis que le lori lacérait et égorgeait le tosh.

— Erk, et tu en mets partout… mais ?… Kato ! Arrête !

Le fauve secouait le corps encore pris de spasmes du tosh, ce qui projeta des gerbes de sang partout sur les dalles. Sonia approcha à son tour de son pas langoureux et nonchalant.

— Vu comme il est bien nourri, il a juste envie de jouer avec.

— Oui, mais c’est nous qui allons devoir encore nettoyer, râla Azur en tendant les bras pour essayer d’attraper le charognard sans vie. Kato n’était pas d’accord du tout et il recula en grondant, tenant sa proie entre ses crocs, avant de sauter vers le tas de caisses.

— Laisse, Azur, fit Sonia. De toute manière, c’est dans sa nature et il fait son travail. Tu sais que cela se mange au fait ?

La psyké plissa le nez à la réflexion :

— Le tosh ?! Je n’essayerai pour rien au monde !

Sonia eut un sourire sinistre :

— Ca m’est arrivé. Avec un peu de prudence, ces vermines ne sont pas difficiles à chasser et, quand tu as faim, tu es bien contente de pouvoir les faire griller. Mais je t’accorde que ce n’est guère ragoutant et j’espère, vraiment, que tu n’auras pas à devoir t’y essayer.

Il était impossible d’espérer dissimuler un sous-entendu à la psyké et celle-ci fronça les sourcils au commentaire de l’éducatrice :

— Tu penses que c’est ce qui risque de nous arriver ?!

Sonia lâcha son balai. Elle aussi se lassait de devoir faire les basses corvées depuis le matin ; elle méprisait ce genre de travail indigne de son statut sans le cacher. Elle répondit, sans sourire, fixant Azur de son regard bleu pâle :

—  Vers la fin de la dernière Croisade de l’Église, je suis restée coincée à Port Aldys, pendant plus de deux mois, avant de pouvoir trouver à m’évader, lors d’une sortie des Ar’anthia pour briser le siège. A ce stade de privations, tous les animaux qui pouvaient se manger avaient déjà été sacrifiés et les habitants commençaient à tuer leurs chiens. Mais pour nous, les esclaves, la faim nous tenaillait depuis bien plus longtemps ; nos rations avaient été réduites à la moitié, puis au quart en un mois. Les maitres les plus charitables partageaient ce qu’ils pouvaient avec leurs esclaves, ou achevaient les plus faibles ou malades, mais, pour la plupart, nous crevions de famine. Nous avons chassé tous les toshs de la ville, jusqu’au dernier.

— Tu t’es enfuie ? Mais tu es une languiren… Fuir pour un esclave est un crime, même en guerre, mais on le dit bien : aucune languiren ne fuit jamais, vous en êtes incapables par nature !

Sonia ricana :

— Tu ne devrais pas croire tout ce qu’on raconte. Du reste, mon maitre était mort et je ne pourrais appeler, sans un grand effort d’imagination et de mensonges, le marchand stupide et timoré qui décida alors que je lui revenais un… maitre. Oui, je me suis enfuie, avec beaucoup d’autres, au moment où les palissades ont été retirées et abandonnées, quand les derniers légionnaires tentèrent leur sortie. C’était une question impérieuse de survie. Car, pour les esclaves qui restèrent, je ne me faisais guère d’illusions à leur sort ; du reste, celui-ci me fut confirmé par les rumeurs, après que le siège fut enfin brisé, un mois et demi plus tard…

Azur plissa les lèvres et acheva d’elle-même le récit. Elle avait entendu parler de cette histoire, arrivée peu avant sa naissance et qui servait souvent de source à des contes effrayants que les siens se racontaient pour se faire peur lors des veillées autour du feu. Il n’y avait sans doute aucun Ar’anthia pour ignorer ces sinistres récits, entrés depuis dans la légende :

— On raconte que quand Port Aldys fut enfin libérée, la moitié de ses habitants était morte de faim et qu’il n’y avait plus un seul esclave en vie. Ils avaient été sacrifiés pour permettre à leurs maitres de survivre, qui… les avaient mangés.

Sonia opina :

— Oui, Azur. Et ce n’est pas une légende. Crois-tu que, poussé à devoir faire des choix et sacrifier leurs vertus devant la nécessité, Mélisaren soit meilleur que tes concitoyens de Port-Aldys ?

— Mon maitre ne fera jamais ça ! Et le maitre Damas non plus, Sonia ! Ils préféreront prendre tous les risques pour s’enfuir avec nous plutôt que d’en arriver à cela ! Et avant que tu ne le dises, non, je ne me berce pas d’illusions, foi de psyké !

— Ho, je te crois, lâcha l’éducatrice avec un sourire sinistre. Mais j’ai bien moins de certitudes sur le reste de cette ville et de ses habitants, quant à attendre de leur part quelque compassion. Nashera vient de perdre la bataille, mais nous sommes prises au piège, comme tout le monde. Je ne suis pas assez versée en stratégie pour savoir si Mélisaren peut briser ce siège, ni comment. Je sais seulement que d’ici peu, les si belles vertus dont se parent avec tellement de gloire les lossyans ne vaudront plus grand-chose devant la peur, la colère et la faim.

Azur reprit son râteau, avant de se pencher derrière les caisses entassées essayant de trouver où Kato avait pu disparaitre avec sa proie :

—  Ne jamais regretter hier, ne jamais craindre demain, vivre chaque jour comme s’il était unique. C’est notre devoir, en tant qu’esclaves, puisque nous ne sommes pas maitresses de notre destin. N’est-ce pas ce que tu enseignes toi-même à tes élèves ?

Sonia éclata de rire avant de venir prêter main-forte à sa consœur en grimpant sur les caisses, avant de soulever la plus haute :

— Qui a dit que j’appliquais à la lettre mes propres leçons ? Bon, où est cet animal ? S’il a caché la charogne là-dessous, ça va empester avant demain et je n’ai pas envie d’avoir à aller nettoyer. Combien de temps sommes-nous réduites à servir de filles de corvées domestiques ? J’avoue que je n’écoutais pas vraiment.

La psyké parvint enfin avec l’aide de Sonia à débusquer le lori. Il manqua filer avec sa proie, dont il avait fini d’arracher la gorge, mais sans la moindre envie apparente de se mettre à la dévorer ; mais Sonia attrapa le tosh par son épaisse queue reptilienne. Vexé, Kato grogna et piailla pour exprimer son mécontentent, mais sans insister. Le regarde de Sonia pouvait intimider n’importe qui ; le petit fauve ne fit pas exception et préféra éviter de la défier. Il décida donc d’aller voir ailleurs en sautillant vers la cour.

— Encore cinq jours, reprit Azur. Mais je préfère cela aux deux jours que l’on vient de passer sans manger. On s’en tire plutôt à bon compte si on considère l’étendue de notre bêtise.

— Une désobéissance, pas une bêtise. J’ai trouvé notre initiative plutôt intelligente, pour ma part ; pas toi ?

Azur fit une brève moue, avant de finalement sourire de toutes ses dents, joyeusement :

— J’ai eu une belle trouille, mais, j’avoue, je ne le regrette pas. Et puis, il y a eu pour ma part une belle récompense…

— Laquelle, demanda l’éducatrice avec curiosité ?

— J’ai pris un immense plaisir à voir avec quelle volonté et quelle détermination Anis a assumé ses décisions. J’espère qu’elle va vite se remettre, mais cela valait le prix qu’elle paie et nous avec elle.

Sonia posa sur la psyké son regard bleu pâle avec une rare et étonnante lueur de sympathie :

— Pour une fois, je partage ton avis… Bon, allez finissons de nettoyer cette cour avant de devoir achever notre corvée de nuit et sous la pluie.

 


 

— Puisque tu voulais me voir, fais vite ; je suis pressée.

— C’est donc toi, Jawaad le Maitre-marchand d’Armanth ? Tu as une étrange façon de t’adresser à un Impérius.

— Un Impérius est un titre, tu restes un homme, comme moi. Que me veux-tu ?

Zaherd se tenait debout, à compulser des schémas, devant une série de meurtrières taillées dans le mur de la tour, entouré de quelques ingénieurs-artificiers en plein calcul. Les ouvertures se situaient à plusieurs niveaux, et des cales accueillaient des compas munis de lunettes, permettant de faire des relevés angulaires précis. Le tout aurait laissé perplexe à peu près n’importe quel quidam qui ne soit pas versé dans les arts de la géométrie militaire, mais pour Jawaad, le tout, à défaut de lui être coutumier, ne le surprenait guère. Maintenant que les légions de Nashera avaient gouté avec amertume aux défenses de la cité, elles fortifiaient leurs positions pour assurer leur siège. Les ingénieurs de Zaherd calculaient les réglages de tir pour l’artillerie des remparts de Mélisaren, afin de maximiser la défense de la ville. L’Impérius aboya :

— Tout le monde dehors. Laissez-moi seul avec cet homme !

Tout le monde obtempéra, sans discuter. Quelques regards méfiants surtout de la part des deux légionnaires qui servaient de garde rapproché à Zaherd convainquirent Jawaad que l’entrevue n’avait rien d’informel, et sans doute peu d’amicales. Le Maître-marchand attendit que la pièce ronde et encombrée se vide, avant de demander :

— Qu’est-ce que l’Impérius d’une ville qui a autre chose à se soucier que d’un marchand d’Armanth me veut ?

— Ho, je suis persuadé que tu l’auras deviné de toi-même, Jawaad le Maître-marchand. Il y a trois jours, un miracle a eu lieu dans le port. D’aucuns disent que c’est la main des Haut-Seigneurs du Concile et que c’est le signe que notre cause est juste. Que cette rumeur enfle m’arrange ; elle ne fait de mal à personne et après tout, qu’une tornade surnaturelle ait dévasté la flotte de Nashera au meilleur moment nous a sûrement sortis d’un très mauvais pas. Mais je ne suis pas homme à croire aux miracles sans les vérifier, aussi, j’ai fait mener enquête…

Jawaad lâcha un imperceptible acquiescement de la tête :

— Et tu veux savoir ce que je peux dire de l’événement.

— Tu possèdes bien une esclave Chanteuse de Loss, n’est-ce pas ? Elle n’est guère passée inaperçue ces derniers jours, m’a-t-on dit et s’est attiré des problèmes.

Jawaad répondit en haussant vaguement une épaule, sans s’ouvrir à la moindre émotion :

— Cessons de faire perdre mutuellement du temps à l’autre : pose-moi ta question.

Il y eut un silence entre les deux hommes. Zaherd ne se sentait guère à son aise et la sensation lui était fortement déplaisante. Le marchand le toisait d’une demi-tête, le visage fermé et le regard sombre. En général, c’était lui qui intimidait ses interlocuteurs, par son statut, son autorité et sa franchise sans ambages. Mais il se tenait face à un homme plus abrupt que lui encore et si impassible que l’intimidation sembler glisser sur sa personne sans le moindre effet.

— Je serai curieux de connaitre ta position dans l’organisation de la Guilde des Marchands pour te permettre d’afficher autant de morgue face à moi, mais soit : est-ce que ta Chanteuse de Loss as fait ça ? Je serai vraiment tenté de dire que ce n’est pas possible et, au diable les légendes, je suis trop pragmatique pour croire qu’une seule personne ait le pouvoir d’accomplir un tel exploit. Mais voilà, j’ai des témoins qui jurent sur les Hauts-seigneurs qu’elle était sur le quai et qu’ils l’ont vu faire.

Jawaad esquissa un autre sourire bref :

— Tu connais la réponse, pourtant, de toute évidence et tu sais donc que j’étais aussi présent. Pourquoi donc me demander ?

Zaherd poussa un soupire en levant les yeux au ciel :

— Parce que si c’est bel et bien vrai, Jawaad, ton esclave est un danger sur patte, bien au-delà de tout ce que représente en termes de risque n’importe quelle Chanteuse de Loss. Personne n’a jamais vu une Chanteuse faire cela et, crois-moi, je me suis renseigné. Alors, face à tant d’informations, que je dois faire ?

— Je suppose que la franchise est de mise ici, sauf à souhaiter m’attirer des ennuis, c’est cela ?

— On peut dire cela en effet. Il n’y a pas que moi qui me pose des questions et m’inquiète des réponses. L’Agora n’est pas superstitieuse, ou tout du moins pas complètement. Elle réclame des réponses. Et des tiennes dépend le sort de ton esclave…

Jawaad prit le temps de la réflexion, ce qui apparut pour Zaherd comme un long silence détaché, presque indifférent et fortement agaçant.

— J’y étais en effet, lâcha enfin le marchand. Mon esclave se nomme Anis et elle est une très puissante Chanteuse de Loss, oui. Elle est unique, tu n’en verras jamais d’autre pareille durant tout ce qu’il te reste à vivre. Elle a été dressée pour m’obéir sans hésiter et m’être aveuglément dévouée. C’est sur mon ordre qu’elle est intervenue, afin de limiter les dégâts. Le pouvoir de ces créatures est toujours imprévisible, mais le sien est soumis à ma volonté. Elle ne l’emploie que pour me satisfaire et sauver des vies, jamais autrement.

Jawaad conclut, après une pause, en fixant l’Impérius :

— Satisfait ?

Zaherd fronça les sourcils, brièvement décontenancé :

— Tu me donnes l’impression d’avoir parlé en une fois pour tout un jour. Mais oui, moi, je suis satisfait. Cependant, d’autres ne le seront pas. Je te l’ai dit, il y a du monde à l’Agora pour exiger des réponses. Ils ne savent rien, mais ont entendu des rumeurs sur ton Anis. Ainsi donc, on parle d’un démon, qui, tu viens de me confirmer que c’est vrai, aurait coulé cinq navires dans une tornade prodigieuse. Des gens, des gens puissants je veux dire, commencent à avoir peur.

— Plus peur de ça que de cinq ou six légions en armes devant les murs de votre ville ?

Zaherd lâcha un sourire :

— Tu marques un point, marchand. Mais si je nous suppose parler entre gens raisonnables, nombre de ces consuls ne le sont guère. La superstition, tu vois. Je suppose que je ne t’apprends rien.

— N’est-ce pas toi qui me dis que beaucoup y voient un miracle offert par les Hauts-Seigneurs ?

Zaherd acquiesça :

— Et c’est ce que je vais affirmer officiellement. Ça m’arrange et je pourrais même en tirer grand parti, pour un temps. Rien n’est plus efficace pour remonter le moral des troupes et faire tenir le peuple tranquille qu’une bonne histoire d’intervention céleste pour appuyer un événement pareil et je ne suis pas homme à laisser passer pareille occasion. Et puis, je paye mes dettes, puisque je sais que tu as participé à la défense de ma ville. Mais il va falloir que nous soyons parfaitement d’accord sur un point.

— Lequel, lâcha Jawaad avec détachement ?

— Tu l’auras compris seul, mais autant être clairs : je ne veux plus entendre parler de ton esclave, pour quelque raison que ce soit. Si jamais d’autres de ses frasques parvenaient à mes oreilles, je ne pourrais les couvrir. Soyons clairs : je te suis redevable et je ne l’oublierai pas. Mais il y a des choses qui dépassent mes pouvoirs, même dans ma position de chef de guerre. Considère ceci comme une faveur payant partiellement la dette que je te dois. Si tu as besoin d’aide, pour ton navire et les tiens, je viendrais prêter main-forte pour achever de payer mon crédit. Mais pour ton esclave, je ne ferais rien d’autre. Je ne défierais pas l’Église deux fois ; seul un fou le ferait, tu me comprends ?

Jawaad acquiesça :

— C’était en effet entendu. Et je me souviendrais de ta dette, si j’en ai besoin.

Zaherd semblait sur le point de conclure la discussion et rappeler ses hommes qui attendaient dehors, quand il se ravisa et héla Jawaad, qui s’apprêtait à partir sans autres manières :

— Mais, dis-moi une chose, avant de partir. Pourquoi as-tu demandé ce prodige à ton esclave ?

Le Maître-marchand leva un sourcil :

— Est-ce important ?

— Sans toi et ton esclave, nous ne serions peut-être pas là, à pouvoir en discuter calmement. Aussi, je suis simplement curieux de ce qui a motivé ta décision.

Jawaad esquissa un sourire, avant de faire volte-face vers la porte de la tour, répondant nonchalamment :

—  J’y avais mon intérêt.

 


 

Elena ouvrit les yeux difficilement, le souffle court. Janus était penché au-dessus d’elle, dans une sorte de brouillard. La terrienne crut au premier abord que c’était sa vue encore troublée, avant de réaliser qu’une légère fumée, âcre, flottait bel et bien autour d’elle. Janus disait quelque chose en l’aidant à se redresser, mais Elena n’entendait qu’un son indistinct. Il insista encore :

— Tu m’entends ?

Elena fit un oui de la tête, encore étourdie :

— Que s’est-il passé ?

— Dans l’ordre ? T’as cramé un gardien et tu es tombé dans les choux juste après. Ça fait bien cinq minutes que je te secoue !

Elena remua la tête, pour reprendre ses esprits, chose qu’elle regretta de suite. Son crâne résonnait comme si tous les clochers parisiens avaient décidé de sonner le tocsin de concert. Il y avait dans l’air une odeur d’ozone et de plastique brûlé, assez écœurante pour lui soulever le cœur.

— Cénis ?… Et les autres… tes amis ?

— Cénis va bien. Je ne peux pas en dire autant de mes deux potes, malheureusement. Le gardien ne leur a laissé aucune chance.

La terrienne fronça les sourcils :

— Un gardien ?

— Un automate crée par les Anciens, pour protéger leurs tombeaux et leurs sanctuaires. Y’a pas grand-chose dont j’ai pu entendre parler qui ne soit dangereux que ces trucs.

Elena grommela, en se tenant la tête, toujours endolorie :

— Un automate… ça a l’air d’être le mot qui ressemble à ce que j’aurais dit de cette chose. Je… j’ai cru que je n’y arriverais pas.

— Ho, que si, tu y es parvenue et, sans toi, on serait en pièces. Tu l’as foudroyé comme si le feu tombait du ciel, mais je crois que c’était les limites de tes forces. Ben, au moins, je sais de quoi tu es capable, maintenant.

Janus fit une pause, se tournant sur la vaste caverne plongée dans une semi-pénombre brumeuse, avant de soupirer lourdement ; puis il reprit :

— Tu sais, Meeri et Berrel me manqueront, mais je savais bien qu’un jour, à force de ne jamais réfléchir, ils finiraient par faire une connerie de trop. Les Étoiles ont décidé que c’était leur heure…

Elena acquiesça aux propos du voleur, mais elle n’écoutait pas. De l’autre côté de la vaste cavité, une lumière blafarde provenant de l’ouverture de la vaste porte découpait la silhouette de Cénis en ombre chinoise. Debout, à quelque pas du corps mutilé de Meeri, elle donnait l’impression d’être figée, profondément fascinée par ce qu’elle apercevait. Elena se tourna sur Janus, sans un mot, l’air entendu, avant d’aller rejoindre l’Étéoclienne. Comme le voleur hésitait clairement à la suivre, elle le héla :

— C’est pour cela qu’on est venu ; tu ne vas pas renoncer maintenant ?

— Non, mais ça commence à faire un peu cher. Et puis, je me demande quels pièges mortels nous ont préparés les Anciens, tu vois ?

Elena le taquina, tandis qu’il se décidait à avancer :

— Tu ne cesses de prétendre qu’il n’y a pas meilleur voleur que toi, non ?

— Justement, je suis voleur, moi ! Pas un de ces chasseurs d’artefacts qui ont passé toute leur vie à étudier les sciences et les secrets des Anciens.

— Aie confiance, Janus. Ensemble, on y arrivera.

Cénis n’avait pas bougé, mais elle tourna la tête quand Elena arriva à sa hauteur. Elle ne dit rien, laissant la terrienne juger de ce qui la fascinait tant. Du plafond du couloir de section circulaire, presque aussi vaste que le hall d’une cathédrale pendait des sortes de lustres brillant de halos jaunes. Leur lumière faible se reflétait sur les surfaces métalliques piquetées de rouille, mettant en relief des arabesques martelées de ce qui paraissait être de l’or et du bronze brossé, si complexes que le regard se perdait à essayer d’en suivre le dessin. Et, sur les côtés, on pouvait deviner d’autres portes, semblables à celle que le trio était parvenu à ouvrir, bien que nettement plus petites et d’allure moins massives. Le tout donnait l’impression d’embrasser du regard un temple de silence, un lieu empreint de mystères sacrés.

Janus arriva à la hauteur d’Elena à son tour et brisa le silence, la voix angoissée :

— Foutrentrailles… c’est quoi ? Un tombeau ?

— Je ne crois pas, répondit la terrienne. Plutôt un abri fortifié. Il existe des choses semblables sur Terre.

— Semblable à ça ? Tu te moques de moi ?

Elena fit non de la tête :

— Disons similaires. Pas aussi impressionnantes, enfin, je ne crois pas. Mais dans ces lieux, on protège les choses les plus précieuses, y compris des ravages du temps. Cet endroit est un abri de vos Anciens, quels qu’ils fussent. Un abri pour ce qu’ils considéraient comme leurs plus précieux trésors.

Cénis se décida enfin à briser le silence :

— Maitresse, tu dois savoir qu’on dit ces lieux hantés ; qu’y entrer nous attirera la colère des Hauts Seigneurs du Concile Divin. Je sais bien que ce ne sont pas tes croyances et que tu ne connais rien de tout cela, mais, crois-moi, c’est très grave de profaner de tels lieux.

Elena sembla hésiter un moment, puis s’avança dans la vaste coursive, d’un pas décidé, ce qui fit quelque peu dresser les cheveux de Janus sur sa tête, qui se serait imaginé être autrement plus prudent, lui. Après quelques pas, elle se tourna sur l’Étéoclienne :

— Maudite, je le suis déjà depuis longtemps, sinon, je ne serais pas ici. Attends-moi si tu as peur, je le comprends. Mais, moi, ça ne me fera pas reculer.

Cénis eut une grimace pour toute réponse, hésitant clairement quant à s’avancer à son tour ou renoncer. Janus, lui, fit quelques lentes enjambées prudentes, l’œil aux aguets, une main sur la paroi, qu’il put constater sale et poussiéreuse. Elena avait déjà fait vingt bons pas, lui moins de la moitié. Mais il ne se passait plus rien et il ne décelait rien qui eut pu ressembler à quelque piège que se fut. Cela le rassura, bien qu’il aurait avoué que c’était presque décevant. La salle était vaste et impressionnante, certes. Mais elle était surtout vide. Où pouvaient donc se cacher les trésors tant espérés ?

Elena devait se poser les mêmes questions. Elle s’était arrêté à hauteur de la première porte et la fixait, sourcils froncés, l’étudiant de haut en bas. Janus arriva à sa hauteur, après mille précautions :

— Tu vois une serrure pour l’ouvrir, Thin ?

— Oui, une serrure à code, ici.

Elena désigna une sorte d’étrange renfoncement couvert d’arabesques mêlées, dans le métal épais.

— Heuuu… c’est une serrure, ça ?!

— Oui, avec un code de touches, qui s’activent avec de l’électricité, comme un système électromécanique. Mais plus proche des sciences de mon monde que du tien.

— Et on fait comment, alors ?

Elena posa une main sur l’étrange clavier. Elle esquissa un sourire, trahissant qu’elle était déjà inspirée :

— Tes chasseurs d’artefacts, ils font comment ?

— Ben ils comprennent sûrement certains signes ; ils savent aussi démonter ces trucs, bricoler ces mécaniques. Ils se démerdent, quoi.

— J’aurais pensé que tu me parlerais de magie, tu sais ?

Une petite voix vint de non loin derrière :

— Ici, c’est toi qui fais de la magie, maitresse.

Cénis se tenait là, avec son sac à dos et les affaires utiles qu’elle avait pu sauver des malheureux compères de Janus. Elle n’en menait pas large, mais entre rester seule dans la pénombre de la caverne avec deux cadavres et un monstre mécanique et prendre le risque de rejoindre Elena, elle avait préféré le choix rassurant d’être près d’elle et Janus. Regardant à droite et à gauche comme si elle s’attendait à voir surgir quelque autre monstruosité, elle rajouta :

— Il n’y a que les chamans et les Chanteurs de Loss à pratiquer ces choses interdites et dangereuses. Eux et… les sanctuaires maudits des Anciens et les choses qui en sortent.

Même parlant bas, la voix de l’étéoclienne résonnait dans le hall avec des échos qui avaient quelque chose d’inquiétant, qui fit frémir Elena. Mais la terrienne savait qu’elle ne vivait sans doute pas l’événement de la même manière que les deux lossyans. Pour elle, tout ce qui l’entourait était le fruit de la technologie et non de quelques sorcelleries.

— Je ne sais guère ce que sont les Chanteurs de Loss exactement, Cénis. Je sais juste ce que je peux faire ; ou disons du moins que je le découvre, au fur à mesure. Il y a du loss-métal dans cette structure et derrière la porte. Je peux le sentir vibrer. Et…

Elena ferma les yeux et se mit à fredonner… le Chant se mua en une musique étrange, courant en harmoniques discordantes le long des murs, suivis d’un vrombissement sourd, quand la porte céda en craquant pour commencer à s’ouvrir, comme sous l’action de quelque force mécanique cachée dans ses entrailles.

— Et… le Chant m’aide à saisir un peu comment fonctionnent ces systèmes. Je peux les voir, comme des spectres fantomatiques, se dessiner devant mes yeux. Le reste, c’est… comment dire… ce n’est pour moi que les bases des sciences de mon monde.

Janus resta bouche bée tandis que la porte coulissait dans le mur, révélant une pièce en apparence meublée et encombrée qui, d’abord plongée dans l’obscurité, s’illumina faiblement des mêmes sources de lumière jaune que dans le hall.

— Tu dis que y’a du loss-métal, ici ?!

Elena hocha la tête :

— Ho oui. Je ne sais pas combien il y en a, mais il y en a bel et bien.

— Par les Étoiles ! Alors notre fortune est faite, Thin !

 


 

Shalim Ibn Kaziim, l’Elegio d’Armanth, n’avait jamais apprécié le nom qu’on avait donné à l’Elegio Naudi, d’autant que l’ile avait été rebaptisée en son honneur. Une attention qu’il considérait exagérée et malvenue. Shalim n’avait jamais mené la moindre campagne militaire d’envergure et n’avait même jamais vu ou connu la guerre. Pour les vingt années qu’avait duré son poste de gouverneur suprême de la cité des Maîtres-marchands, il n’avait guère eu plus qu’à organiser quelques campagnes maritimes pour effrayer un peu les pirates de l’Imareth et déléguer aux princes de la ville, qui n’attendaient que cela, de régler les conflits locaux dans la vallée de l’Argas.

Son prédécesseur, lui, avait eu fort à faire. Ismalin Ranovio avait passé plus de dix ans à mener une campagne politique et militaire de grande envergure dans le seul but de mettre des bâtons dans les roues de l’Hégémonie et ses croisades, jusqu’à parvenir à une victoire éclatante qui avait forcé l’empire à signer des accords de paix avec la cité-État. Voilà un homme qui aurait gagné le mérite qu’une ile porte son nom. C’eut été d’ailleurs pour cette seule raison, sans doute. Ismalin était compromis jusqu’à la moelle et personne ne croyait au suicide qui avait mis un terme prématuré à sa gouvernance. Son attrait presque dément pour la richesse lui avait couté une gloire immortelle et le Conseil des Pairs avant même prit la décision de ne pas nommer la statue qui le représentait dans le hall des Elegios.

Shalim avait toujours trouvé cette décision discutable, mais, politiquement, il n’était pas du meilleur aloi que de défendre la mémoire d’un homme dont on voulait oublier les exploits. De toute façon, où qu’il fût, dans les Étoiles ou réduit au néant, ce qu’on pouvait penser de lui ne devait guère plus le concerner. Mais il restait le nom de cette ile… au moins, l’Elegio Naudi restait un terme assez neutre.

— Comme vous le voyez, votre excellence, les préparatifs avancent bien. D’ici à demain, la flotte sera parée.

Shalim quitta ses pensées pour être rappelé brutalement à la réalité : il était sur des quais pris d’une activité frénétique et lui-même entouré d’une foule compacte de ses secrétaires, des représentants du Conseil des Pairs, les tribuns en vue des chambres Hautes et Basses, et le troupeau de tous leurs courtisans, sans compter gardes du corps, serviteurs et esclaves. Lui qui aimait profiter des plaisirs de la solitude s’était accoutumé, en vingt ans au pouvoir, à se déplacer avec une cour au complet, lors de ses sorties officielles ; mais il n’appréciait toujours pas. Il se tourna sur le secrétaire de l’Amirauté qui venait de le héler :

— Ainsi donc, combien de navires ?

L’homme aux côtés du secrétaire répondit de suite. Vêtu d’un uniforme d’officier de marine tiré à quatre épingles, la tête élégamment ornée d’un tricorne, l’Amiral Urga détonnait de son supérieur, d’abord par sa stature impressionnante de vétéran qui en avait vu d’autres, ensuite par sa barbe foisonnante, presque rousse et, enfin, par son allure martiale qui donnait l’impression qu’il se serait tenu droit et imperturbable en pleine tempête.

— Vingt-quatre galions lévitant de commerce, bien armés. Comme l’indiquait vos ordres, aucun navire de guerre, mais des troupes et des équipages de notre marine en tenue civile. Avec les douze vaisseaux que Samarkin nous a promis, il y a là de quoi faire hésiter n’importe qui avant de s’en perdre à une telle force, mais sans que cela n’ait l’air d’une déclaration de guerre.

L’Elegio acquiesça :

— Nashera n’aura pas cette folie. Nous avons envoyé des émissaires afin de prévenir de notre intervention sans intentions belliqueuses, dans le but d’évacuer nos ressortissants et les populations civiles. La réponse nous arrivera sans doute quand vous serez en mer, nous veillerons à relayer les ordres au plus efficacement possible.

Le secrétaire Artorio Geniscaio grimaça, ce qui accentua les rides épaisses de son visage fripé, faisant deux ou trois sourires de convenance aux courtisans les plus proches qui veillaient à faire semblant de s’intéresser à la conversation. La plupart ne connaissaient de la vaste opération navale sur le point d’être lancée que les grandes lignes. Même les Pairs, qui l’avaient approuvé et planifié, n’étaient pas au courant des détails. Shalim, ses secrétaires et ses stratèges n’en avaient cependant pas fait grand secrets. L’opération était aussi officielle et publique que l’étaient la nature des alliances qui liait la cité des Maîtres-marchands et Mélisaren ; la nouvelle était ainsi assurée d’arriver aux oreilles des autorités de Nashera et, sans doute, de l’Hégémonie, même si cela prendrait un peu de temps. C’était un jeu risqué, un pari diplomatique dont l’enjeu était de faire hésiter l’ennemi sans en arriver à l’évident casus belli que ce dernier recherchait.

— Mais la ruse fonctionnera-t-elle, votre excellence ? L’armada se doutera bien que, même en arborant les couleurs d’autres cités-États, il s’agit bien d’une de nos flottes.

— Je ne doute pas que les amiraux de Nashera éventeront la ruse immédiatement, répondit Shalim. Mais là n’est pas le souci. Les drapeaux aux couleurs de Samarkin, Berregi, Sianna ou encore Rash’el Meï vont les mettre face à l’expectative. Nashera est très puissante et, nous en avons la preuve, désormais très audacieuse. Mais nous parions sur le fait que leur audace ne se changera pas en folie ; ils ne voudront pas risquer de défier toutes les cités de l’Athémaïs simultanément.

L’amiral Urga intervint :

— Ce n’est pas une flotte de guerre, mais une mission de sauvetage. Bien sûr, cela reste aussi une forme de démonstration de force et, si nous devons nous défendre, l’armement installé à bord de ces galions et nos soldats de marine expérimentés feront toute la différence. Le but est cependant de ne pas avoir besoin d’en arriver là.

— Et, pour l’Imareth, demanda Artorio ? On ne peut se fier à ces pirates et l’occasion est fort belle pour eux de s’en mêler à leur propre intérêt.

Shalim se tourna vers Landri Sora Aligaccio, représentant des Ainés des Maîtres-marchands, qui était resté jusque-là silencieux :

— Nous pouvons oser espérer que le Conseil des Pairs ait bien assez ouvert leur trésor pour payer leur neutralité ?

Le jeune homme altier fit un signe de la tête, au sourire entendu :

— Nous avions bien assez d’arguments pour les convaincre d’être généreux, votre excellence. Nous avons aussi été aidés par l’initiative de la maisonnée de Jawaad, qui a mis les moyens à sa disposition pour faciliter les transactions. Bien entendu, ils ont demandé quelques conditions…

— Lesquelles ?

— Rien d’exagéré, un des vaisseaux est le leur, avec comme passagers une partie de leur maisonnée. Ils souhaitent aller au secours de Jawaad eux-mêmes.

Shalim sembla plonger dans ses pensées, avant de secouer la tête et éclater de rire. La masse des courtisans qui l’entouraient cessa ses piaillements immédiatement, éberluée. Il était très rare d’entendre l’Elegio rire en public ; à vrai dire, la plupart d’entre eux ignoraient même que le vieil homme, sage et rusé, mais considéré comme austère, était capable de se laisser aller à de telles démonstrations.

Forcément, le rire fut communicatif et l’événement, l’hilarité exceptionnelle de l’Elegio, ferait la journée des ragots mondains de la cité. Mais Shalim se reprit, face à la tête surprise de ses interlocuteurs, tout sourire :

— Il y a des nouvelles que je trouve réjouissantes. Rien ne pouvait moins m’étonner que les amis de Jawaad prennent une telle décision.

 


 

Lisa hurla. C’était une réaction viscérale, en écho à ses cauchemars. Le sommeil, qui avait succédé à son inconscience, ne lui avait apporté aucun réconfort. Ses rêves étaient peuplés des hurlements de terreur et d’agonie de tous les marins et les soldats noyés par la trombe irrésistible du Chant du Gouffre. Leur mort était comme autant de milliers de voix mêlées dans une cacophonie d’effroi, qui se changeait en images de ravages et de sang, dans la dévastation de navires broyés par une puissance surnaturelle.

Lilandra cria à son tour, prise de panique. Les linges, les accessoires médicaux et tout le service du plateau de repas posé sur la table basse de la chambre s’étaient mis à voler en tourbillonnant lentement, suivi des fleurs du bouquet laissé là par Azur. Le plus effrayant était que ce mouvement n’était mu par aucun vent ni courant, mais par une force qui semblait s’affranchir des lois de la physique.

Duncan percuta de plein fouet une des esclaves qui, comme lui, accourait au cri de la médecin-cheffe de l’hospice et qui venait de se figer dans l’entrée de la chambre, devant le spectacle impossible qui s’offrait à ses yeux. Le Doyen poussa la pauvre fille sans ménagement pour se frayer un passage vers Lisa. Arrivé au-dessus d’elle, il lui boucha le nez ; presque immédiatement, le désordre surnaturel cessa, au grand soulagement de Lilandra.

— Qu’est-ce que c’était que ça ?!

Le vieux médecin aux cheveux blancs esquissa un sourire en demi-teinte en réponse, laissant sa main en caresse sur la joue de la jeune terrienne :

— L’Écho. Enfin, ses conséquences, devrais-je plutôt dire. C’est le nom employé pour décrire les contrecoups au pouvoir du Chant de Loss.

Lilandra reprit ses moyens, réajustant son étole blanche brodée de fil doré, en fixant sa patiente, qui semblait redevenue paisible dans son sommeil :

— Que voulez-vous dire, Duncan ? N’est-elle pas un danger, si cela recommence ? L’hôpital est bondé !

— J’avoue que c’est surprenant et moi-même, cela m’effraie un peu, mais, non, il n’y a rien à craindre, pas avec les calmants que nous lui avons administrés. Je m’inquiète plutôt des conséquences sur son esprit de ce qu’elle doit encore endurer.

— Cela ne m’aide pas à comprendre ma patiente. Vous pouvez m’expliquer ?

Duncan hocha la tête, se penchant pour ramasser quelques-uns des objets éparpillés dans la chambre, imitée par Lilandra, remise de ses émotions. Il sembla que le vieil homme, pourtant réputé alerte et l’esprit toujours vif, chercha ses mots avant de répondre.

— L’Écho, c’est le prix que paient les Chanteurs de Loss quand ils déchainent leur pouvoir. J’ignore comment cela fonctionne, faute d’avoir jamais pu étudier aucun d’entre eux, mais pour ce que j’en sais, il se crée entre eux et les victimes de leur pouvoir une sorte de lien, une connexion, brève, mais intense : ils ont une sorte d’aperçu très puissant de ce qu’ils infligent aux êtres vivants qui subissent les dégâts de leur Chant. L’impact est surtout mental et peut briser leur esprit ; plus ce pouvoir est puissant, plus il est employé pour commettre de dommages, plus l’Écho est ravageur.

Lilandra tiqua :

— Et cette gosse est plus puissante que tout ce qu’on raconte sur les Chanteurs de Loss. Mais je croyais que son coma, ces trois derniers jours, était ce… cet Écho ? Nous sommes-nous trompés de diagnostic ?

— Non, mon amie et soyez rassuré, vous n’avez commis aucune erreur. Je ne peux imaginer l’effort physique qu’a demandé son exploit, mais ce n’est pas une chose qu’elle pourra réitérer sans danger. Nous nous sommes occupés de son épuisement, mais quant aux effets sur son esprit, il nous faudra attendre et y veiller. Je ne suis pas sûr qu’elle pourrait recommencer pareille chose sans lui faire courir de grands risques.

— Et tant mieux ! Ce n’est qu’une gamine, pas une arme, par les Hauts-Seigneurs !

Duncan acquiesça :

— Une gamine prodigieuse, intelligente et au sort malheureux, je le sais et je ressens la même chose que vous. Son sort m’attriste et la voir dans l’état dans lequel Jawaad nous l’a ramené me contrarie autant que vous. Mais si cela peut vous rassurer, son maitre a beau sembler froid et insensible, il ne l’aura pas exploité ainsi sans en avoir lourdement pesé les conséquences. Il y aurait eu une autre alternative raisonnable qu’il n’aurait pas risqué la vie de cette jeune femme. Non seulement elle lui est véritablement précieuse, mais il tient la vie pour sacrée et chérit celle des siens.

Lilandra remit en place les fleurs. À l’entrée de la chambre, l’esclave osait pointer à nouveau le bout de son nez, mais hésitait franchement à entrer venir aider ses deux maitres.

— Eh bien, ne lambine pas dehors, tu vois bien qu’il n’y a rien à redouter ? Aide-nous plutôt à ranger ce bazar !

Elle se tourna ensuite vers Duncan :

— Vous le connaissez mieux que moi, et j’ai vu de sa part autrement plus de gestes de tendresse envers son esclave qu’il ne donne l’impression d’en exprimer. Mais j’insiste…

Le doyen l’interrompit :

— Je sais, je sais. Et je sais que vous vous êtes attachée à cette jeune femme. Je vous assure qu’il veille de son mieux sur elle. Et puis, nous sommes là, n’est-ce pas ? Je pense d’ailleurs que nous pourrions laisser Anis se réveiller, maintenant.

— Soit, mais pas sans surveillance, je préfère rester prudente, sauf votre respect, Duncan. Je vais assigner Azur près d’elle et je vais m’arranger pour ne jamais être loin, on ne sait jamais. Au passage, que fait donc Jawaad ?

Duncan ne répondit pas de suite et laissa passer l’esclave qui prenait sa place pour achever de ranger les dégâts qui, finalement, se limitaient à quelques affaires bousculées. Une assiette avait fini brisée et un ou deux livres s’en tireraient avec des coins de reliure cornés. La jeune femme était un peu inquiète que l’étrange phénomène qu’elle avait entrevu puisse recommencer, mais elle n’était guère intimidée par ses maitres. Si le personnel de cuisine et de ménage de l’hospice était géré par des contremaitres autoritaires qui ne s’en laissaient pas compter, Duncan et Lilandra étaient remarquablement justes et charitables avec les esclaves, un trait que partageait, peut-être avec moins de bonté, ceci dit, leurs principaux collègues. Duncan, particulièrement, pouvait entrer dans des colères homériques quand on malmenait son personnel, qu’il fût asservi ou libre. Et malgré toutes ses vertus, c’était un homme à la rancune tenace quand on avait attiré son courroux. Le vieux médecin se décida enfin, après un moment de réflexion :

— Je ne crois pas que Jawaad risquerait son équipage et sa vie pour Mélisaren, pourtant il a décidé de ne pas tenter de fuir, ce dont il eut été capable, je pense. Je pourrais trouver flatteur de penser qu’il reste pour son vieil ami, mais ce serait m’illusionner. Non, s’il a décidé de nous prêter main-forte pendant que nous sommes assiégés, ce qui le retient sans nul doute en ce moment, c’est pour une femme. Et quelle femme, d’ailleurs, que cette Erzebeth !

 

Read Offline:

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :