Chapitres 13 à 16Livre 3

Chapitre 14- Le siège

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Erzebeth pesta en lâchant brutalement la corde, y laissant une trace sanguinolente. Sa plaie à la main gauche s’était largement rouverte et suintait à travers les bandages. Mais ce n’était pas une blessure et un peu de sang qui allaient arrêter la farouche capitaine-corsaire. Elle resserra sa prise pour se remettre au travail avec ses hommes et surtout ses femmes, en majorité dans son équipage. Mais une main ferme se referma sur son poignet :

— Tu en as assez fait.

Jawaad se tenait juste à côté, encore une main sur la corde qu’il tirait jusque-là, lui aussi. Il fixait la redoutable femme droit dans les yeux, le visage grave et fermé, avant de rajouter :

— Ils sont assez nombreux à s’occuper de ton navire.

Erzebeth se figea, surprise par la profondeur du regard noir du Maitre-marchand rivé sur elle, qui trahissait bien plus de sentiment que cet homme taciturne avait coutume d’en montrer. Elle dégagea finalement son poignet de la prise, d’un geste sec :

—  J’ai l’air d’une petite poupée citadine fragile, l’Armanthien ?

La bande de solides marins, qui s’échinait à soulever une vergue pour l’amener à hauteur de gréement du Défiant, fut prise de rire, lançant des exclamations enthousiastes vers sa capitaine. Celle-ci fixait Jawaad avec un sourire joueur : elle le provoquait à dessein tout en assurant son autorité sur son équipage, qui avait bien besoin de motivation après les derniers jours passés, particulièrement rudes et pesants pour tout le monde.

Le Maitre-marchand saisit l’objectif que sa vis-à-vis cherchait à atteindre par ses mots. Il décida qu’il allait suivre la même voie et répondit d’une boutade, tirant un sourire en coin :

— Pas plus que je n’ai l’air d’un gratte-papier des villes, non ?

Il y eut un second éclat de rire général suivis de tapes dans le dos et d’exclamation joyeuses, avant que l’ensemble des marins ne se remettent à tirer sur la corde pour soulever la lourde pièce de bois. Cependant, une puissante main calleuse, assez vaste pour englober tout un visage dans sa paume, se posa sur l’épaule d’Erzebeth :

— Il a raison capitaine, tu en as fait assez ; tu n’as rien à prouver et puis si tu mets du sang sur le boute, ça va devenir glissant.

Caldia était la seconde de la corsaire, son premier maitre d’équipage et un colosse fait femme, si imposant qu’elle faisait hésiter les plus braves à la défier. Mais elle était aussi comme une mère poule avec sa capitaine, qui lui accordait toute sa confiance ; cette dernière avait toujours une oreille attentive à ses conseils. Elle fit donc une grimace de réprobation de principe, avant de reculer et céder sa place à la manœuvre. Jawaad allait reprendre la sienne, mais la seconde intervint, goguenarde, claquant l’épaule du Maitre-marchand :

— Et puis, toi aussi, l’homme, va avec elle ! Notre capitaine a besoin de soins et de repos et tu me parais aussi têtu qu’un ghia-tonnerre, il faudra bien ça pour la convaincre !

Le Maitre-marchand bringuebala sous le coup amical de la puissante maitresse d’équipage, manquant tousser sous l’impact. Il leva un sourcil vers elle circonspect, mais n’ajouta rien. Tout le monde riait et poussait des exclamations joyeuses. Après tout, ces hommes et ces femmes étaient, contre toute attente, tous bel et bien en vie, après avoir vu la Mort de si près qu’ils s’étaient tous pensé emportés. Même quatre jours plus tard, ils s’évertuaient encore à fêter leur victoire… et surtout leur survie. Le Défiant avait perdu plus d’une vingtaine de marins, dont quelques-unes des vétéranes les plus expérimentées du bord. Derrière les rires, les boutades et les sourires de façade, tous ces gens portaient les plaies encore à vif du deuil et pleuraient silencieusement la perte de leurs amis.

Le même sentiment hantait tous les nombreux survivants, ouvriers et marins, à travailler, sans relâche, le long des quais. La peine, la peur et la rancœur habitaient les esprits, mais il valait mieux chanter et se réjouir pour les vivants que de pleurer amèrement les morts. Les Étéocliens chérissaient la mémoire de leurs disparus, mais, comme les Athémaïs, ils avaient pour coutume de les célébrer sans s’attarder au chagrin. Les larmes, ça ne ramène pas les morts, affirmaient-ils. Les bûchers funéraires s’étaient éteints, la veillée funèbre était passée, les défunts étaient honorés : il fallait maintenant s’occuper des vivants.

Jawaad entraina doucement Erzebeth à l’arrière des travailleurs, pour quitter le ponton auquel était amarré son galion, encore en piteux état. Les réparations duraient depuis six jours, dans l’angoisse qu’il ne soit pas prêt avant le prochain assaut. La question était sur toutes les lèvres et revenait à chaque discussion : quand l’armée de Nashera tenterait-elle encore de frapper, et comment ? La capitaine-corsaire grommela encore tandis que Jawaad l’escortait, silencieusement, comme à son habitude :

—  Si jamais ces salopards venaient à attaquer encore, je n’aurais plus qu’à regarder mon vaisseau se faire achever comme un gibier pris au collet.

Le Maitre-marchand se pencha pour poser son regard noir sur sa compagne, tout en remontant sur les quais :

— Peu de chances dans l’immédiat. Ils se sont réfugiés derrière l’horizon ; ils ont peur, désormais.

Erzebeth s’arrêta. Jawaad venait de lui saisir à nouveau le poignet et, sans un mot, dénouait le bandage imbibé de sang de sa main gauche. Le laissant faire, elle poursuivit :

— Ils ont peur parce que ta rouquine a semé la mort dans leurs rangs quand elle nous a sauvé la peau. Mais ils ne sont sûrement pas … Aïe ! Ils ne sont pas idiots. Passé la stupéfaction, ils vont comprendre ce que c’était et que cela ne recommencera sûrement pas. Ils doivent bien avoir des Chanteurs de Loss, eux aussi.

Le Maître-marchand étira un bref sourire, dévoilant la paume de la main de sa camarade. La chair était à vif de la naissance du pouce à l’index et la plaie suppurait. L’hémorragie était due à un éclat oublié, qui se devinait maintenant, comme une sinistre tache noire plantée dans les muscles. Il fronça les sourcils à voir ce spectacle désolant :

— D’autres à ta place auraient crié autrement plus fort. Et, oui, ils ont sûrement des Chanteuses de Loss, aussi, il est possible qu’ils les questionnent. Mais ce sont des esclaves, maintenues ignorantes ; elles ne sauront quoi répondre et, pour leurs maitres, il restera le doute : est-ce vraiment l’œuvre d’un Chanteur, est-ce seulement possible, n’est-ce pas la preuve qu’une main céleste protège Mélisaren ? La peur les fera hésiter.

Erzebeth détournait la tête, ne voulant pas regarder sa blessure. Mâchoire serrée, elle avait perdu quelques couleurs, signe qu’elle souffrait, même si elle ne voulait rien en montrer :

— Ton assurance m’énerve toujours autant. Mais j’espère que tu as raison, vraiment, parce que le port ne tiendra pas aussi bien un autre assaut.

Une série de grondements lointains, suivie de détonations, fit sursauter la capitaine-corsaire, qui laissa échapper un cri de douleur au passage. Jawaad ne lui lâcha pas la main, mais se tourna par réflexe vers la ville. Tout le monde avait tressailli de concert, avant de reprendre sa tâche comme si tout allait bien, malgré les explosions lointaines. C’était désormais coutumier ; dès l’aube, puis toutes les six heures environ et jusqu’à la nuit, les légions faisant le siège de Mélisaren bombardaient les murs de la ville de leurs plus puissantes pièces ; s’ensuivaient d’autres tirs de riposte depuis les remparts, avant que le calme ne revienne. La première journée, tout le monde avait paniqué. Puis, constatant que la cité tenait bon et répliquait à chaque fois, les gens s’étaient accoutumés à cet étrange rythme.

Le Maître-marchand attendit que les détonations s’estompent, sans lâcher la main d’Erzebeth, avant de lui répondre. Ainsi, il s’évitait le désagrément personnel d’avoir à lever la voix.

— Pour le moment, tu en as fait assez et tu ne feras rien de mieux sans faire soigner convenablement ta main. Viens, je t’accompagne à la Haute-ville. Il te faut un bon chirurgien.

 


 

— Ce qu’il nous faudrait, c’est un chasseur d’artefacts. Ou mieux encore, un génie !

— Un quoi ?

Elena releva la tête, alors qu’elle déblayait ce qui, à priori, devait s’être apparenté à des étagères encombrées, il y avait quelques milliers d’années. L’amas de décombres qu’était devenu l’assemblage du meuble et de son contenu n’était plus qu’un fatras de métaux, de poussière et de matériaux exotiques mêlés si intimement qu’ils avaient formé des concrétions fossilisées.

— Un génie, répéta Janus. Un gars qui s’y connait dans les arts et les sciences mécaniques. Tu dis que tout ce bazar t’évoque les mécaniques de chez toi, non ? Un génie pourrait nous aider à les démonter, à savoir ce qui est important, ce qu’on peut casser ou pas. Tu te rends compte qu’on pourrait bazarder un artefact ancien parce qu’on ne sait pas ce que c’est, alors qu’un collectionneur serait prêt à nous refiler sa chemise pour l’avoir ?

Elena s’arrêta, attrapant un objet étrange et totalement corrodé. Avec beaucoup d’imagination, elle aurait pu le comparer avec un couteau de table disproportionné ou un décapsuleur tarabiscoté, voire les deux à la fois. En grattant de l’ongle un côté de la surface, elle constata qu’il était orné d’or. Elle fronça les sourcils en se tournant sur Janus :

— Des artefacts anciens ? Explique-moi ?

Janus se redressa, tout sourire, arborant d’une main quelque chose qui pouvait être une sorte de plat ou de plateau, gravé de motifs indéchiffrables. Il le fit briller en l’éclairant à la plus proche lampe de mellia :

— Tu vois ce truc moche ? Je suis sûr, qu’une fois gratté et nettoyé, un bourgeois qui ne sait plus quoi foutre de ses andris serait ravi de nous en offrir gros, pour avoir le plaisir de se pavaner avec ça devant ses amis. Maintenant, imagine quelque chose de plus précieux et, mieux, quelque chose qui soit mécanique ?

— Mais Cénis, toi, tes amis, vous dites tous que ces objets sont hérétiques, maudits, que vos prêtres seraient prêt à vous trainer au bûcher ou je ne sais quoi s’ils vous trouvaient avec ça ? Comment, alors, des gens peuvent vouloir en acheter et se montrer avec ?

— Il y a la loi, et il y a les libertés qu’on prend avec elle, Thin. Même les ordinatorii convoitent ces objets, qu’ils soient utiles ou pas et nombre de ces notables dévots ne se soucient guère de leurs propres Dogmes, surtout à Armanth. Ainsi, tu imagines bien que les bourgeois et les nobles capables de se les payer, non seulement courent après les artefacts, mais ne s’en cachent qu’à peine. Il n’y que pour les machines étranges que, là, il y a réellement un risque. Et, oui, alors, ça peut être la corde, le billot ou le bûcher pour qui se ferait prendre et n’aura pas su graisser la patte ou cirer les bottes de la bonne personne. Rien d’enviable, mais un homme malin et avisé saura toujours à qui les vendre avec un minimum de risque. Il suffit d’avoir le bon réseau et un peu de prudence.

Elena fronça les sourcils ; Janus se vantait souvent, elle avait appris à être prudente quand il fallait trier entre ses prétentions et ses moyens :

— Et tu serais de ces hommes-là ?

Janus répondit par un sourire enjôleur de toutes ses dents :

— Non madame, je ne m’y prétendrais pas expert, mais… je sais à qui il faut s’adresser, je sais comme procéder et même de quelle manière ne pas nous faire arnaquer au passage.

Il avait employé le terme madame à dessein et esquiva en riant la pseudo-fourchette plaquée or qu’Elena lui jeta rageusement, en lui rappelant, le ton haut, qu’elle, c’était Thin et rien d’autre. Il reprit, après son fou rire, devant une Elena agacée qui lui faisait les gros yeux, même en ayant compris la taquinerie :

— Mais pour que ça vaille le coup, il faut commencer par reconnaitre ce qui dans ce fatras a une grande valeur et, éventuellement, ce qui présenterait un risque. Je crois que tu n’as pas plus que moi envie de te faire sauter le melon en tombant sur, je ne sais pas, moi… une grenade qui aurait la forme d’une tasse à thé ? Et pour cela, il nous faudrait un génie, qui s’y connaisse en mécanique et se soit déjà frotté aux artefacts, ou du moins assez pour y trier le bon grain de l’ivraie.

— Tu en connais un qui soit sûr et compétent ?

Janus confirma d’un sourire entendu :

— Cela se pourrait, mais il va falloir me faire confiance, Thin.

La terrienne ne répondit pas de suite. À vrai dire, elle ne semblait pas avoir écouté. Jetant négligemment l’étrange récipient qui pourrait faire aussi bien office de coupe à champagne que de verre à dents tant il était méconnaissable, elle se redressa et inspira longuement, avant de fermer les yeux et se concentrer. En un instant lui parvint le tracé des lignes de force de la pièce, comme un fantomatique surlignage bleuté, toujours changeant, de tous ses reliefs. Elle pouvait dire ce qui y était métal ou pierre, ou encore d’autres matériaux plus exotiques, mais rien de plus. Elle ne ressentait pas plus de présence de loss-métal que de champs électriques qui eurent pu la guider vers quelque chose qui présentât l’intérêt réel qu’elle avait pour le contenu de ce bunker.

Ho, bien entendu, la simple fortune présumée que pouvaient valoir ces pièces de vaisselle corrodée, où elle avait d’ailleurs reconnu de l’aluminium et d’autres alliages, contemporains de la Terre mais totalement exotiques aux lossyans, justifiait largement les efforts et sacrifices endurés jusque-là. Janus avait pris la mort de ses deux amis avec philosophie et les avait veillés à la manière armanthienne des bas quartiers : dans une taverne, avec beaucoup d’alcool, de chants et de houris pour oublier le chagrin. Il avait fait monter un petit bûcher symbolique dans un jardin retiré, avant de dresser un petit autel orné de leurs objets personnels. Il avait enfin longtemps prié pour eux. Il les avait maudits aussi, ivre comme une outre, en pleurant, comme une forme de conjuration, car leurs bras viendraient à manquer pour déplacer le fabuleux trésor qu’ils avaient été trop avide à vouloir atteindre.

Mais la fortune avait beau avoir des aspects bien pratiques qu’Elena commençait à envisager avec un calendrier qu’elle organisait mentalement, au fur et à mesure que Janus répondait à ses questions et que sa culture d’Armanth et du monde de Loss s’améliorait, ce n’était pas ce qui la motivait à fouiller ces ruines. Ce bunker avait été construit par des créatures aux connaissances scientifiques et techniques bien plus proches de sa Terre natale du 21e siècle, que de la civilisation, arriérée à bien des égards à ses yeux, des lossyans ; et l’étrange astrolabe que portait Jawaad en pendentif venait des bâtisseurs de ce bunker. Elle ignorait la fonction de cet objet, autant que la nature de l’intérêt que des membres de l’Église, à commencer par ce Franello, pouvaient lui porter. Mais si elle en trouvait un exemplaire ici et si elle pouvait en comprendre la signification, il la mettrait sur la trace du Maître-marchand ; elle aurait en main le meilleur des atouts pour retrouver sa sœur et, sans nul doute, négocier sa liberté.

Avait-elle besoin d’un ingénieur spécialiste de mécanique, issu d’une culture en retard de quatre siècles, au moins, sur ce que pouvaient receler ces lieux ? Elle aurait immédiatement répondu non. Elle n’avait guère brillé en sciences durant ses études ; l’exigence de la danse professionnelle ne laisse guère de place à autre chose. Mais elle était bien plus familière que tout lossyan avec les machines présentes dans ces ruines Anciennes. Cependant, en prenant le temps de la réflexion, un individu versé dans ces connaissances, même en retard technologiquement, saurait mieux saisir l’intérêt des monceaux d’objets aux allures étranges et aux fonctions hermétiques entassés ici. Et peut-être même qu’elle pourrait apprendre de lui ce pan de la culture lossyanne pour lequel elle restait totalement ignorante : leurs sciences.

Elle se tourna vers Janus, qui venait de siffler d’admiration à sa trouvaille, une sorte de manchon orné de pierreries chatoyantes et qui faisait déjà mentalement le compte des andris qu’il pourrait tirer des joyaux une fois déchassés :

— Si tu dis qu’il est fiable et compétent, ton génie, alors c’est d’accord. Allons le trouver.

— À la bonne heure ! On peut déjà remonter avec nos trouvailles… y’a largement de quoi commencer quelques négoces fructueux !

Elena plissa les yeux en fixant son complice :

— Mais que les choses soient claires. Si j’ai le moindre doute sur lui, je n’hésiterais pas, y compris à le tuer. Et tu es bien placé pour savoir que je le pourrais et que je le ferais.

 


 

Jawaad se glissa sans bruit dans la chambre de Lisa, une des rares à n’héberger qu’un seul lit et accueillir qu’une seule patiente. Ce n’était pas un luxe offert à son esclave, mais, comme le lui avait expliqué Duncan, une nécessité de prudence et de discrétion. La terrienne avait encore fait voler des choses en rêvant et provoqué quelques menus affolements. Il y avait quelques personnes, surtout dans le personnel de l’hospice, à savoir que Lisa était une Chanteuse de Loss, mais Duncan préférait que la nouvelle ne s’ébruite pas ; dans le chaos et la tension que générait le siège de la cité, les esprits s’échauffaient vite et bien des gens cherchaient un coupable aux maux qu’ils subissaient : Lisa était toute désignée pour cela.

— Avec la peur qui s’installe en ville et ce qui s’est passé au port, je verrai bien un prêtre de l’Église un peu trop zélé décider qu’elle serait un parfait sacrifice à faire aux êtres du Concile Divin. Les mauvaises raisons ne manqueraient pas : la tuer pour apaiser leur courroux ou l’offrir en sacrifice pour les remercier de leur miracle.

Le vieux médecin était juste derrière Jawaad, à la porte de la chambre. S’essuyant les mains, la blouse tachée de sang, les cheveux blancs en bataille, il arborait des traits tirés qui ne laissaient aucun doute sur les excès qu’il faisait en ce moment pour soigner le plus de monde possible. Le Maître-marchand ne se retourna pas, regardant la jeune femme qui l’instant d’avant jouait avec son lori, sur le lit, mais venait de se lever pour rejoindre son maitre, dans un sourire hésitant.

— Je te dois encore une dette, dit-il, tout en tendant la main vers Lisa.

Duncan lâcha un rire fatigué :

— Considère, avec ce que vous avez tous les deux fait au port, qu’elle est remboursée et que je te dois encore des intérêts. Le vieux médecin montra d’un signe de tête les coussins et les paillasses confortables au sol, près de piles de livres et de quelques affaires de toilettes. Azur et Sonia se sont elles aussi installées ici, avec ma bénédiction. Cela évite les curieux et leur donne un coin où se reposer et prendre soin d’elles.

Lisa s’agenouilla une fois arrivée à hauteur de Jawaad, pour baisser timidement la tête, dans une réaction incertaine, presque craintive. Le Maître-marchand passa sa main sous son menton, dans une caresse pour relever son visage vers lui, répondant en même temps à son ami :

— Ce n’est pas moi qui ai sauvé le port, mais elle. Puis, fixant son esclave : comment va ta voix ?

Lisa répondit par un croassement endolori et Jawaad dérida un sourire, plaçant son pouce sur ses lèvres pour la faire taire :

— N’insiste pas. Ta voix est précieuse, repose-la.

Le Maître-marchand guida Lisa pour qu’elle se redresse, et ouvrit largement son bras pour l’attirer contre lui dans une étreinte tendre. La jeune femme ne se fit pas prier pour se réfugier contre son giron, inspirant son odeur comme un baume apaisant, avec une tendresse de chaton. Il dérida un autre sourire, le regard brièvement attendri avant de se tourner sur Duncan :

— Combien de temps pour qu’elle récupère ?

— Tu es pourtant bien le premier à savoir que je n’en sais pas assez sur les Chanteurs de Loss pour répondre à cette question. Pour le moment, c’est tisanes, miel, réglisse, fruits frais et anti-inflammatoires ; je ne peux rien faire de mieux, elle a besoin de repos. Son corps a été mis à rude épreuve, comme son esprit. Je suis d’ailleurs surpris que, toi, tu t’en remettes si vite.

— Elle a tout fait ; je lui ai juste donné l’impulsion première.

Duncan fronça les sourcils :

— Ce n’était pas une… comment tu appelles ça, ce truc que font les Chanteurs à plusieurs ?

— Une Chorale. Si, mais je suis incapable de suivre la puissance qu’Anis peut atteindre.

Jawaad ne laissa pas Duncan exprimer sa surprise à cet aveu si étonnant de la part du Maître-marchand et se pencha sur Lisa, fronçant les sourcils :

— Repose-toi et obéis à toutes les consignes pour te soigner, compris ?! Ta voix est ton arme, ton moyen de te défendre et tu en auras encore besoin.

Des coups de tonnerre lointains, roulant comme des échos funestes, firent piailler le lori qui fila se réfugier dans les jambes de Lisa, cherchant la protection de sa maitresse qui s’était elle-même blottie plus fort dans une grimace inquiète contre Jawaad. Les légions de Nashera reprenaient leurs salves d’artillerie contre les puissants remparts de Mélisaren.

Duncan lui-même sursauta, avant de réajuster ses lunettes, tournant la tête vers le couloir derrière lui, la mine embarrassée :

— Ils ne commencent pas à cette heure, le soir venu, d’habitude. Et c’est la septième salve de la journée. Veulent-ils donc gâcher leurs munitions juste pour nous faire peur ?

Jawaad hocha la tête, le regard noirci :

— Oui, car ils ont l’assurance que leurs renforts arrivent.

 


 

Jawaad et Duncan avaient retrouvé Erzebeth peu après, talonnés par Lisa, les bras occupés par kato, son lori, qui s’était pris d’une capricieuse envie de tendresse. À vrai dire, rejoindre la farouche capitaine-corsaire n’était guère un exploit, même dans la foule de blessés et de malades qui surpeuplait l’hospice ; elle râlait très fort. Deux salles de soin plus loin et un étage plus bas, on savait qu’on se rapprochait à ses éclats de voix agacés et colériques.

À l’arrivée du Maître-marchand et du chef de l’hospice, Erzebeth se sentit obligée de se justifier :

— Il a voulu me coller une baffe !

— Ha, commenta Duncan, assez perplexe. Ça explique.

L’un des médecins assistants de Duncan était affalé à terre, se tenant la joue, l’air sonné, non loin d’une chaise renversée, tandis qu’Erzebeth était debout au-dessus de lui, encore dans la posture où elle l’avait agoni d’injures. Une esclave se précipitait déjà pour ramasser le pauvre médecin qui se souviendrait longtemps du coup de poing qu’il avait reçu, tandis que Jawaad retenait Lisa qui avait voulu prêter secours à son tour. Le Maître-marchand était curieux d’avoir le fin mot de l’histoire, qui vint assez vite, quand l’homme protesta énergiquement, en prenant Duncan à témoin.

— Elle a menacé de me couper les couilles !

— Et de te les faire porter en boucle d’oreille ! Cela t’apprendra à traiter une Femme d’Épée de chochotte !

Duncan passa sa main sur son visage, dans un geste las, poussant un lourd soupire. Nidaros était un médecin de la vieille école, un produit presque archétypique de la bourgeoisie nantie de Mélisaren. Le genre d’homme pour qui la place inférieure et soumise des femmes ne se remettait pas en question. La seule fois où il avait dû côtoyer une Femme d’Épée, ce devait être dans un livre et encore Duncan n’en était-il même pas convaincu ; ça ne devait pas faire partie de ses lectures. Bref, pour Nidaros, une femme, ça restait à sa place et ça ne répondait pas quand on l’invectivait.

Erzebeth fulminait encore. Sa main gauche était bandée, mais le médecin n’avait pas eu le temps de finir le travail et d’achever de lacer le tout. Jawaad poussa doucement Lisa vers la femme, en lui faisant un petit signe de tête. Cette dernière comprit et posa Kato au sol pour aller lui prêter main-forte ; Erzebeth l’accueillit en lui ébouriffant les cheveux, avant de lui tendre sa main et la laisser faire, rajoutant, en reprenant un peu de calme :

— Et lui, il peut courir pour des excuses ! Ceci dit, maitre Duncan, je suis navrée de m’être emportée sur un de vos médecins, ce n’est pas la meilleure des idées en ce moment. Mais je n’ai pas frappé bien fort, rajouta-t-elle avec un sourire narquois à l’homme qui se redressait difficilement, un joli hématome naissant sur la pommette.

Le doyen soupira et se reprit :

— J’espère bien que vous êtes désolée en effet, lâcha-t-il d’une voix agacée et autoritaire ! Nous sommes en guerre, croyez-vous que c’est le moment de pouvoir me passer de médecins ?! Et vous, Nidaros, disposez ! Cela vous laissera le temps de réfléchir à la stupidité de méjuger une femme portant armes et uniforme de marine !

Jawaad dérida brièvement un sourire. Duncan avait beau vieillir, il n’avait rien perdu de son charisme, y compris quand il s’agissait de remettre des gens à leur place. Erzebeth venait d’en faire les frais et avait délaissé sa fierté colérique pour s’afficher plus humblement responsable, en hochant la tête, une fois que Nidaros eut quitté la salle de soin :

— Ca n’arrivera plus, maitre Duncan. Je me suis… emportée.

— Ne vous en faites pas, je comprends, capitaine. Il n’a sans doute pas volé la leçon, mais que cela se fasse en dehors de ma maison et surtout quand je n’ai pas besoin de tout le monde disponible. Ceci dit, j’espère qu’il a efficacement soigné votre main ? Ce n’était pas beau à voir à votre arrivée.

Lisa venait de finir de nouer les bandes de pansements à la main d’Erzebeth. Cette dernière avait grimacé pendant la manœuvre avant de remercier la jeune terrienne en la gratifiant d’un sourire. Elle aurait bien fait preuve de bravade devant le médecin, mais il n’avait rien manqué de ses expressions pas plus que Jawaad, qui se tenait un peu en retrait, laissant son ami gérer les choses ; après tout, il était chez lui.

— J’ai l’impression que des serpents de feu mordent mes chairs et j’aurais bien besoin d’un remontant ; cela faisait moins mal avant qu’il ne me charcute.

— Mais c’était une nécessité, capitaine. Un désagrément qui ne durera pas. Que diriez-vous de boire ce remontant en partageant ma table ? Je peux enfin me reposer et ce sera un plaisir de diner avec vous deux.

Jawaad acquiesça, poussant du pied vers Lisa le lori qui s’était pris d’envie de jouer avec les lanières de son kilt :

— Une soirée de détente ne se refuse pas. Anis, tu viens avec nous.

 


 

La nuit était tombée depuis un moment. Au soir, l’horizon se colorait de nuances étranges de vert et de magenta qui venaient éclairer les bancs de brumes crépusculaires de couleurs aussi fascinantes qu’inquiétantes.

— Tu dis que ce sont les volcans du Rift qui sont responsables de cela ?

Jawaad hocha légèrement la tête. Erzebeth était installée sur un banc couvert d’une douce couverture chamarrée, adossée contre le torse du Maître-marchand, qui n’avait eu aucun mal à lui proposer de se blottir tandis que l’air marin venait rafraichir la soirée. La tête contre son épaule, elle posa son regard sur le visage de son compagnon, pour en détailler les traits. Il semblait toujours impassible et lointain, presque froid ; il était aisé de se tromper sur son compte et elle avait constaté qu’il entretenait à dessein cette confusion. Il aimait à être perçu comme peu aimable. Mais le calme paisible de son regard attentif et tendre, ses bras retenant affectueusement la Femme d’Épée par la taille et son sourire léger mais constant trahissaient le bonheur qu’il goutait ce soir. Voyant qu’Erzebeth n’était pas convaincu, il expliqua :

— Ces événements ont déjà été décrits dans des rapports de marine et expliqués par des savants. Les volcans se réveillent ; ils crachent de la fumée et de la poussière, très haut dans l’air, au-delà de la vue. Les poussières s’étalent sur des milliers de milles, filtrant la lumière du soleil. C’est au matin et au soir que cela devient visible, avec ces couleurs fantomatiques. Le ciel couleur de sang ne l’est que par des poussières crachées par une colère de la nature loin d’ici. Aucun rapport avec les dieux.

Écartant une mèche bouclée couleur de jais, retombée devant ses yeux au gré d’un caprice de la brise, Erzebeth étira un sourire amusé, les yeux plissés :

— Je préfère imaginer que c’est une volonté des dieux pour nous montrer qu’ils désapprouvent cette guerre. Même si c’est faux. Je trouve que ton explication manque de romantisme.

— Pourquoi choisir ? Cela peut aussi bien être les deux.

La capitaine-corsaire étudia encore le visage de Jawaad, s’arrêtant à ses deux pupilles noirs comme l’obscurité d’un gouffre et tout aussi insondables. Mais ses pattes d’oies se plissaient un peu ; un autre signe, difficile à voir, qui trahissait son plaisir et son amusement.

— Mais tu n’y crois pas une seconde. Que ce soit le Concile Divin, les dieux et les esprits, tu n’es pas concerné, hm ?

— Cela te contrarie ?

Erzebeth pencha le visage vers le ciel nocturne, où brillaient les premières étoiles de la Tapisserie, la vaste voie lactée qui barrait le firmament. Ortentia trônait dans le ciel et lançait vers les masses de lourds nuages des reflets bleutés. Cette nuit d’automne s’annonçait particulièrement froide, comme la précédente.

— Au-dessus de nos têtes, chaque étoile est un être aimé, ancêtre ou contemporain que ses vertus ont juchés au ciel, près des êtres du Concile Divin. De là, ils nous regardent et jugent à leur tour de nos vertus. Quand nous prêtons serment, que nous jurons, ils en sont les témoins. Si tu n’y crois pas, qui donc prends-tu à témoin de tes promesses, Jawaad ?

Jawaad détailla le visage de la capitaine-corsaire ; à cet instant, il ne voyait que la femme, dans sa plus simple et humble beauté, loin des titres, des honneurs, des grondements et des exploits qui s’attachaient à son nom et son apparence. Une femme qui lui demandait s’il était digne d’assez de confiance pour qu’elle se permette les sentiments qu’elle avait pour lui. Lui-même n’aurait su répondre. Il n’était sûr que de la réciprocité de cette affection. Il avait joué avec plaisir à la séduire, parfois même à la provoquer et en avait tiré satisfaction. Mais ce jeu, empreint d’admiration pour les qualités, autant que les failles, de cette femme, s’était mue en une émotion profonde, un sentiment, agréable et pesant à la fois, qui ne le quittait plus, rivé à ses entrailles et qui remuait tel un serpent en sa présence, aussi bien que par le poids de son absence. Il aurait eu du mal à affirmer l’aimer. Cette notion manquait de définition concrète qu’il eut pu assimiler ; il avait toujours prétendu aisément que l’amour ne concernait que les enfants et les esclaves. Ceci dit, désormais, elle, par sa simple présence, le faisait douter.

Il approcha son visage de l’oreille d’Erzebeth, pour répondre, d’un souffle de sa voix grave et toujours égale :

— Toutes ces étoiles sont autant de soleils, autour desquels tournent autant de mondes, abritant autant de vies, si loin qu’on ne peut les compter, même pas à la lunette astronomique. Toutes les vies passées sont là-haut, mêlées à toutes celles présentes et qui sont à venir, sur chacun de ces mondes autour de chacun de ces soleils que nous voyons comme des étoiles. Pourtant, ma mère me regarde-t-elle depuis les Étoiles, parmi ces infinités de mondes ? Prétendre le contraire serait arrogant de ma part, et je me plais à penser qu’elle m’observe, de loin.

— Tu crois donc aux ancêtres et aux vertus ?

Jawaad étira un sourire et hocha la tête :

— Aux esprits aussi, dans une certaine mesure.

Erzebeth fronça les sourcils en revenant au Maître-marchand, son visage tout contre le sien :

— N’es-tu pas en train de me dire ce que je veux entendre pour me rassurer ?

Le Maître-marchand plissa les yeux, et s’approcha des lèvres de sa compagne, sans les prendre. Il savait qu’Erzebeth ne se laisserait pas avoir par si simple tour :

— Je ne dis jamais ce que les autres veulent entendre.

— Le promets-tu ?

— Oui.

La femme corsaire approuva, au moins pour un temps la réponse, tendant le cou pour offrir ses lèvres à la demande muette de son compagnon. Jawaad les prit avec passion, resserrant son emprise de ses bras autour de sa taille. Il y avait de l’assurance dans son baiser et son étreinte, la fermeté d’un homme qui aimait à tout maitriser. Erzebeth y répondit en s’y abandonnant ; à cet instant, elle n’avait plus à prouver ni sa indomptabilité ni son indépendance. Nul n’était témoin de ce moment ni irait à y regarder.

Jawaad glissa sa main droite contre le corset de son amante, suivant le chemin des lanières de cuir solide, jusqu’à atteindre à sa hanche, caressant l’étoffe de til épaisse ; trouver une voie pour goûter à sa peau serait ardu, il avait auparavant pu le constater. Erzebeth s’en était déjà amusé, mais cette fois, elle attrapa son poignet pour le tirer jusqu’aux premières attaches de son corsage, en invite silencieuse. Le maitre-marchand hésita, prenant son temps, tout à son baiser, quittant les lèvres de sa partenaire ô combien désirable, pour venir goûter à son cou, faisant crisser les poils de sa barbe de trois jours contre la peau douce de la jeune femme.

Erzebeth lâcha un soupire de plaisir ; non sans percevoir l’hésitation du Maître-marchand à s’attaquer à ses vêtements. Elle commenta, dans un souffle, inspirant avec délice :

— Tu hésites, toi ?

Jawaad répondit après un autre baiser, descendant le long de la gorge claire de sa compagne :

— Je prends mon temps. Ne t’es-tu pas refusé jusqu’ici ?

Erzebeth lâcha un rire envouté :

— Tu crains que je ne recommence ?

— Je profite que tu ne le fasses pas.

En d’autres lieux et avec d’autres compagnies, le maitre-marchands ne se serait pas gêné à forcer un peu les choses pour le plaisir, sans se soucier outre mesure des désirs de sa partenaire. Et il se doutait bien qu’Erzebeth avait connu des chevauchées endiablées, peut-être même parfois peu consenties. Mais il tenait à laisser sa marque ce soir, un souvenir autre qu’une partie de jambes en l’air, fût-elle plaisante, mais plutôt un événement mémorable, pas tant pour son éclat glorieux que pour son importance dans leur histoire commune. Cette nuit de trêve au milieu d’une bataille de siège, il la voulait, pour eux deux. Cette nuit lui appartenait, il avait tout son temps et il ne s’empresserait en rien.

La première boucle céda enfin, suivie de la suivante. Le corset était solide et ajusté, mais il put glisser sa main sous le cuir doublé, écartant d’une caresse le lin fin du chemiser de la capitaine-corsaire. Elle réagit d’un tressaillement et d’un rire, se tournant encore contre Jawaad en glissant sur le banc, lui offrant un regard noisette brillant de joie et de désir. Ce dernier, appuyé au parapet de pierre de la terrasse la fixait intensément, étirant un sourire qui faisait saillir ses rides et ses pommettes, ses mains s’agitant agilement pour faire maintenant sauter les autres attaches, tandis qu’elle se hissait sur ses bras en lui faisant face. Erzebeth, tout en sourires de joie et en regards enflammés, vint encore chercher les lèvres du marchand avec plaisir, lui confirmant une invitation à la dévêtir de tout son gré.

Taquin, Jawaad esquiva le second baiser, venant mordiller le menton de la magnifique femme, sous l’excuse d’écarter de son visage ses mèches bouclées :

— Tu ne crains pas d’avoir froid ? Tu sais que nous avons une couche, à deux pas d’ici.

— Tais-toi et dévêts-moi !

Lâchant un rire, Jawaad délaça la dernière boucle du corset, qu’il poussa de côté pour passer ses deux mains sous le chemisier d’Erzebeth, enfin libre de goûter tout son loisir à la peau chaude de son amante. Encore une fois, elle rit tout en frissonnant à la fois et se coula contre lui, dans une caresse alanguie, le chevauchant toujours. Ses mains furetèrent contre les hanches du marchand, avant de remonter l’étoffe pour dénuder son ventre ; si Jawaad prenait son temps en gestes attentionnés, Erzebeth n’avait guère d’enclin à ces égards. Il fronça les sourcils en prenant le temps, d’un geste, de ralentir l’ardeur de sa compagne. Et avant qu’elle ne proteste, ce qu’elle ne manqua pas de tenter de faire, il la plaqua contre lui pour la retenir, tirant sur son chemisier d’un coup sec, faisant sauter quelques boutons et achevant de libérer ses épaules, sa poitrine et les globes ronds de ses seins généreux.

La bataille engagée fut longue, à celui des deux qui aurait prise sur l’autre et le dévêtirait en premier, dans des regards de défi, des baisers et des grondements de désir. Erzebeth n’était pas plus chaste que Jawaad et il ne se faisait pas d’illusions : elle était belle, elle était volontaire et renommée, son rang de capitaine et sa liberté de Femme d’Épée lui offraient l’occasion de satisfaire ses besoins de luxure quand bon lui semblait. Et elle avait pour habitude d’imposer ses désirs, ce qui la mettait face à semblable à elle ; Jawaad avait ses esclaves pour les plaisirs de la chair, qu’il dominait au gré de ses caprices comme il dominait tout son entourage.

Finalement, il aurait été ardu de dire qui finit vainqueur, d’Erzebeth à califourchon, chevauchant Jawaad ou de ce dernier, qui l’enlaçait fermement et la dominait de toute sa stature. Tous deux torses nus, le kilt du Maître-marchand était largement ouvert et Erzebeth s’affairait à déboutonner son pantalon amplement gonflé ; son amant s’amusait à lui compliquer la tâche en prenant grand plaisir à déguster sa gorge et sa poitrine offertes à ses baisers. La capitaine-corsaire, emportée de soupires érotisés, finit par râler :

— Cesse donc de gigoter !

Jawaad lui pinça du bout des dents un téton avant de répondre, la fixant de son regard noir qui brillait de désir :

— Et toi de t’acharner.

Erzebeth gronda encore, se penchant sur le maitre-marchand, pour venir chercher ses lèvres, qu’il s’amusa encore à lui refuser :

— Mais ne vois-tu que je te désire ?

— Tu ne sens donc pas la bosse sous mes braies ?

La Femme d’Épée s’exclama, agacée :

— Alors, qu’attends-tu ?!

Jawaad décida de laisser son amante pouvoir enfin attraper ses lèvres, et il assura sa prise sous ses reins, se levant avec elle tandis qu’elle s’agrippait à son cou en l’embrassant avec avidité. Retenant Erzebeth d’une main, il attrapa la couverture, piétinant son kilt, pour traverser la terrasse jusqu’à la petite chambre sous les toits que Duncan avait mis à disposition du couple. Une fois devant le lit, il se laissa tomber, roulant de côté pour garder son amante face à lui. Elle le fixa, le regard voilé de plaisir et demanda avec curiosité :

— Pourquoi donc ? Et tu ne m’as pas répondu.

Jawaad étira un sourire, achevant de retirer le jupon d’Erzebeth et laisser sa main glisser sur sa cuisse, à la rechercher de la chaleur de son entrejambe. Il plissa les yeux en la regardant s’étirer de plaisir sous sa caresse :

— Écoute…

Les premières gouttes de pluie vinrent faire sonner les carreaux, préambule à une averse froide qui ne tarderait pas à s’abattre sur la cité endormie. Il reprit :

— Et je n’attends rien que ton plaisir… la nuit ne fait que commencer, j’ai tout ton corps à découvrir.

Se penchant sur son amante, le maitre-marchand vint gouter des lèvres son pubis, caressant ses cuisses avec délice. La découverte commença et devint rapidement l’étreinte d’une exploration charnelle mutuelle et passionnée. Toute la nuit était pour eux.

 


 

— Ne crois pas que tu me possèdes.

Elle était cheveux en bataille, allongée sur le tapis épais et les draperies du lit qui n’avait hébergé qu’une partie de leurs ébats nocturnes. À demi couverte par une couverture que Jawaad avait tirée contre elle, elle reposait, blottie, la tête contre l’épaule du Maître-marchand, qu’on aurait pu croire endormi. Il répondit pourtant, sans ouvrir les yeux :

— Je ne le crois pas. On ne met pas en cage une âme libre, sans la briser.

— Tu ne peux pas parler plus franchement ?

Jawaad étira un sourire et entoura de son bras le côté de son amante pour la retenir contre lui. L’air était glacé et la porte menant à la terrasse restée entrouverte. Dehors, la pluie continuait à tomber dans une musique de fond monotone et berçante.

— Je ne souhaitais que ton cœur, librement consenti, Erzebeth. Et tu ne souhaitais qu’avoir confiance en moi, sans y être forcée en rien. N’est-ce pas un échange équitable ?

La Femme d’Épée réfléchit un moment avant de répondre, se blottissant encore, autant pour se tenir chaud que par plaisir :

— Tu résumes notre histoire à cela ?

— Ce n’en est que le prologue… du moins, si tu m’en laisses la liberté ?

— Cela peut être une histoire courte, vu notre position, tu le sais.

Jawaad caressa doucement la hanche de son amante, se tournant un peu pour poser sur elle son regard noir, calme et rassurant :

— Alors, autant la vivre passionnément. Je ne suis en quête ni d’une mère pour des héritiers ni d’une femme qui attende mon retour au foyer. Quant aux jeux du plaisir, j’ai mes esclaves pour cela. Tu es, dans ce que je recherchais, bien au-delà de toutes ces préoccupations terre-à-terre.

Erzebeth plissa les yeux, dans un sourire ému, et demanda dans un souffle :

— Et que cherchais-tu, alors ?

Jawaad la fixa longuement, détaillant son sourire, les traits de son visage, ses cheveux en bataille… il prit son temps, avant de répondre enfin :

— En quelque sorte, mon égale.

 

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