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Chapitre 3- Dans les flammes

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Il ignorait son nom et ne le connaitrait sans doute jamais. C’était un jeune marin, qui n’avait peut-être même pas quinze ans ; il était aussi effrayé que la fille face à lui, aussi démuni et désarmé qu’elle pouvait le montrer, fasciné par la même terreur dans ses yeux verts que celle qui devait sûrement briller dans les siens. Il n’était vêtu que d’un pantalon court, trop grand pour lui, et une tunique de lin élimé qui devait avoir l’âge de son propre père. Il était piteusement armé d’une simple rame, trop grande pour ses bras frêles. La jeune femme, si petite que, dans un premier temps, il l’avait confondue avec une enfant, était vêtue d’un sarouel de soie mauve pastel, brodé de bleu et d’or, et d’un gilet court sans manche et ouvert sur sa poitrine nue, qu’il cachait à peine ; une tenue que seules les esclaves osaient porter. Mais de toute manière, même sans apercevoir de collier annelé à son cou, il n’aurait pu douter qu’elle fut autre chose : emportée par le vent et le souffle des boulets hurlant dans le ciel, la vaste masse de ses cheveux roux volait pareil à des mèches de feu incandescent.

Il allait mourir. Pas que ce fut écrit ou qu’une vieille sorcière le lui ait prédit, mais, quand les navires du port lâchèrent leur troisième salve destructrice sur leurs adversaires et partout sur les quais, il vit les boulets qui chutaient inéluctablement vers lui et ses compagnons de misère. Ils n’avaient même pas tous encore embarqué sur le petit canot armé qui, face aux énormes galions en train de s’entredétruire dans la hanse du port intérieur de Mélisaren, faisait figure de fétus de paille. Les masses de fer incandescentes n’avaient pas besoin d’être explosives : leur simple impact projetait des éclats de pierre et des échardes de bois de plusieurs kilos avec assez de puissance pour couper un homme en deux. Son père et son oncle avaient fini ainsi et il semblait que ce serait son destin, alors qu’il voyait rugir la pluie de mort fonçant vers lui, vers cette esclave rousse si étonnante, vers ses compagnons d’armes dont il ne connaissait pas la moitié de nom.

Mais la fille se met à crier… non, plutôt chanter. Mais encore une fois, non, ce n’était pas un chant ; ça n’avait rien de commun avec la voix humaine, aucune corde vocale n’aurait pu donner vie à ce qui lui semblait être la cacophonie stridente, cristalline et irrésistible à la fois de mille voix de concert. Il y eut une vibration dans l’air, comme si l’eau et le ciel se mélangeaient dans la palette d’un artiste tournant ses couleurs. Il la vit tendre le bras vers le ciel et ce qui ne pouvait être qu’impossible arriva pourtant : les boulets de canon qui auraient dû tous les tuer furent frappés de langueur, devenus mous et lents comme des marcheurs en flânerie. Ils tombèrent lourdement dans les eaux juste devant le canot et les quais, tandis qu’à moins de trente mètres de là, d’autres frappaient leur cible aveuglément en projetant des bouts de bois, de pierre et de corps humains ravagés par les explosions. Le marin fixa encore la fille rousse, incrédule, comme tous ses collègues en vie, contre toute attente.

— Par les Hauts-Seigneurs, que soient témoin les Étoiles de te bénir ! s’exclama-t-il, pris soudain entre un fou rire irrésistible et des larmes brûlantes de peur.

La fille lâcha un sourire, le regard épuisé, mais repartit en courant vers les entrepôts sans s’attarder. Il y eut un tonnerre d’exclamations à son passage, à peine couvert par les explosions des canons des vaisseaux qui continuaient à cracher la mort. Le plus vieux des marins s’exclama :

— Une Chanteuse de Loss ! Un démon Chanteur de Loss !

Le jeune garçon, essuyant ses larmes, lui tapa sur l’épaule :

— Mais elle nous a sauvés…

 


 

Les légionnaires fondaient en une seule ligne de casques et de boucliers sur le pont à la proue du Défiant, chacun protégeant son voisin d’un rempart de cuir et de linotorci infranchissable, seulement brisé par la gueule de leurs lances-impulseur et de leurs pistolets. Il n’y avait aucune hésitation chez ces hommes agissant comme une seule machine parfaitement coordonnée. Impossible non plus d’y distinguer la moindre peur ; les casques d’hoplites des Ordinatorii cachaient pratiquement tout le visage et ce qu’on aurait pu en apercevoir était barbouillé de cendre grasse et de brou de noix. Ainsi grimés, engoncés dans leur armure noire, les manches de leur chemise rouge écarlate, comme les jambes de leurs chausses amples, on ne pouvait les apercevoir blessés que s’ils flanchaient totalement. Le mur des vastes boucliers semblables à des scutums devenait une entité mouvante et inhumaine sur laquelle même la hardiesse des plus valeureux se brisait.

À vrai dire, c’eut été sur un autre pont que celui du puissant navire corsaire d’Erzebeth, une telle arme humaine de discipline mortelle aurait suffi à un massacre qui aurait anéanti tout un équipage. Mais le second du capitaine, aidé par deux porteurs de boucliers de marine, dont une autre femme facilement aussi costaude que Caldia, venait de surgir à la droite de Jawaad, alors qu’il s’élançait sur les marches accédant au pont avant et brandissait fermement un énorme zoadzu, une couleuvrine Hemlaris.  Le maitre-marchand anticipa que la puissante Femme d’Épée ne tiendrait pas dix secondes devant les tirs des Ordinatorii et s’avança devant elle, formant un rempart humain que n’importe qui aurait jugé suicidaire. Mais il Chantait depuis qu’il s’était élancé à l’abordage avec Erzebeth. Le son grave qui sortait de sa gorge et faisait vibrer les tympans des combattants autour de lui, la faible lueur qui auréolait ses sangtis et la boucle de sa ceinture, étaient les seules traces visibles de son Chant. Mais autour de lui, balles et shrapnels étaient arrêtés comme si on les avait vidés de toute force. Il ne pouvait soutenir un tel effort bien longtemps : le Chant de Loss lui interdisait la possibilité de reprendre son souffle, sans compter la terrifiante dépense d’énergie qu’il représentait. Mais pour au moins trente bonnes secondes encore, il resterait un dieu invulnérable au milieu d’hommes mortels. Et tandis qu’il Chantait, le monde n’était plus pour lui que simplement une somme des sens, mais la trame nue d’un réel à la clarté infinie, où le plus furtif mouvement lui était aussi évident que s’il s’était s’agit de flammes ardentes.

Deux balles n’atteignirent jamais leurs cibles, les autres ratèrent leur coup et Caldia fit rugir son zoadzu, pratiquement en même temps que celui d’un autre trio, un peu plus bas sur les marches. Le mur de boucliers fut violemment percé dans une gerbe de sang, de chair et d’os par le boulet de deux kilos vomi par son arme, tandis que l’autre couleuvrine ratait sa cible, mais non sans emporter la tête d’un légionnaire. Erzebeth hurla un ordre de tous ses poumons, que personne ne comprit vraiment, mais son geste et son cri étaient clairs : vingt marins se lancèrent à la mêlée avant que les Ordinatorii ne puissent refermer la brèche. Jawaad s’empressa d’emboiter le pas d’Erzebeth, lui fournissant un bouclier à sa droite, tandis que sa gauche était occupée par les plus solides des combattants de son équipage, un mélange d’hommes et femmes tous armés de pied en cape, équipés de cuirasses de linotorci et appuyés par des boucliers de marine.

La percée du mur se changea en l’espace d’une respiration en une mêlée chaotique. Frappé frontalement par le rostre du Défiant, le navire de Nashera ne pouvait jeter ses troupes sur son assaillant que de proue à proue, dans un espace étroit changé en goulet mortel. Les tirailleurs des deux bords tentaient de s’abattre les uns les autres pour faire gagner aux fantassins un peu de temps avant d’être fauchés par un tir mortel. Les canons étaient manœuvrés sous les balles et les jets de pot-à-feu, pour tenter de pilonner les hommes du bord adverse et, enfin, pleurant et priant pour que la mort ne les prenne pas, des adolescents, des gamins à peine sortis de l’enfance, courraient en tous sens, soit seau à la main pour éteindre les flammes, soit hache brandie pour trancher les cordages des grappins jetés de chaque bord pour envoyer toujours plus d’hommes à l’abordage.

Il ne fallut pas une minute pour que le pont avant du Défiant se couvre d’une couche épaisse et poisseuse de sang et d’eau mêlées, aussi glissante qu’un verglas, dans lequel pataugeaient, dans un corps-à-corps chaotique, plus de cent silhouettes se confondant dans la suie et les viscères. La discipline des Ordinatorii ne faisait plus aucune différence, pas plus que la stratégie des vétérans d’Erzebeth : c’était un massacre, où, pour se battre, les deux camps poussaient au loin et jetaient par-dessus bord leurs propres morts afin de faire de la place aux renforts tentant de briser la mêlée et donner l’avantage à son camp. Ce serait à qui céderait le premier et verrait l’adversaire envahir et dévaster son propre pont. Et pendant ce temps, les canons-impulseur ne cessaient de vomir leur fer sur les vaisseaux et les canots à portée, dans un vacarme dément, comme un porteur de mort aveugle qui ne sait rien de ce qu’il est en train de tuer.

Erzebeth venait de vider ses pistolets tandis que Jawaad avait délaissé ses sangtis pour se saisir d’un bouclier de marine dont la porteuse agonisait à ses pieds. Prise dans la fureur de la mêlée, elle se préparait à dégainer son sabre et se jeter au corps-à-corps, quand le maitre-marchand hurla à son oreille, la voix cassée après avoir tenu un Chant de Loss pratiquement deux minutes durant :

— À l’arrière ! Un canon !

La capitaine-corsaire tourna la tête pour entrapercevoir ce que Jawaad lui montrait, un bras tendu pour appuyer son cri. Malgré les tirs qui ne leur laissaient aucun répit, les marins du navire Nasherien étaient parvenus à tourner une de leurs petites pièces mobiles vers le pont avant du Défiant. Malgré l’évidence qu’ils feraient de nombreux morts dans leurs propres rangs, ils s’apprêtaient à tirer dans le tas pour briser la mêlée et lancer un assaut. Derrière le canon, abrité sous ses boucliers, attendait tout une cohorte de légionnaires, sans doute une bonne centaine, pratiquement tous les renforts dont devait disposer le galion. Si la moitié seulement de ces guerriers parvenaient à prendre pied sur le pont du vaisseau d’Erzebeth, son équipage se ferait balayer. La farouche Femme d’Épée s’abrita dos à dos contre Jawaad, extirpant de sa ceinture une grenade, semblable à une sorte de petit boulet de la taille d’un pamplemousse. Tassée sur elle-même, serrant les dents en priant ne pas être frappée pendant sa tâche, elle batailla pour enflammer la mèche avec un briquet à silex.

Jawaad n’eut pas besoin d’explication : il tira vers lui de son bras libre une porteuse de bouclier, en beuglant : Couvre-là ! tandis que lui-même faisait rempart de son mieux, le bras gauche portant la large plaque de linotorci, le droit reprenant un sangti avec lequel il tentait de dévier les glaives et les lances des légionnaires frappant de tous les côtés. Mais bouter le feu à une grenade en se faisant chahuter de tous côtés était un exercice aussi ardu que vouloir allumer une chandelle en plein vent. Jawaad frappait de son sangti, sentant céder sous la lame de titane une côte, suivie de la masse musculaire d’un cœur. Impossible de dire, dans le tas mouvant des combattants, à qui il venait d’ôter la vie.

— Erzebeth !!

— Ça vient, ça vient !

— Tu n’as plus le temps !

À ses côtés, Lounimia –Jawaad se rappela avoir entendu son prénom- s’effondra, la moitié de l’orbite gauche, l’arcade sourcilière et une oreille vaporisées par une balle. Il n’y avait plus que lui et son bouclier, qui commençait à céder et se déchirer sous les coups, pour protéger la capitaine-corsaire. Il ne tiendrait pas bien longtemps ; fugitivement, il pensa à la mort et cette idée se changea en une boule, non de peur uniquement, mais de colère et de révolte violente, tandis que l’appel du Chant de Rage tentait de le submerger. Il hoqueta, réfrénant l’instinct du pouvoir de toutes ses forces. Mais face à l’échéance inacceptable de sa propre fin, le maitre-marchand savait pertinemment qu’il ne tiendrait pas longtemps avant de provoquer un déluge de dévastation aveugle.

Au dernier moment, Erzebeth hurla en se redressant :

— Ça va péter !

Elle lança la grenade de toutes ses forces vers les servants du canon qui se préparaient à tirer. Ceux-ci virent bien la flammèche éclatante du projectile qui leur tombait dessus et tentèrent d’y échapper, mais ils ne purent anticiper la puissance du souffle, pas plus qu’Erzebeth elle-même. Jawaad se concentra sur la grenade et en fit le point central du Chant de Rage qui ne demandait qu’à vomir de ses entrailles.

Dans le vacarme, personne ne réalisa qu’un son de plus, inhumain de puissance, se mêla à l’explosion. Mais aucune grenade au monde n’aurait pu à elle seule faire les ravages que celle jetée par la Capitaine-corsaire accomplit ; toute le pont avant du galion fut dévasté par le souffle. Ce fut si puissant que l’ensemble de la figure de proue, du beaupré et des sous-barbes des canons d’avant fut arraché d’un seul bloc, comme s’il avait été réduit à du bois de fagot, avant d’être précipité à la mer. La gerbe d’éclats ravagea jusqu’au mât de misaine et faucha les deux premières lignes de légionnaires prêts à l’assaut. La moitié d’entre eux périrent sur le coup, les autres ne s’en remettraient sans doute jamais. Quant au galion, amputé de la quasi-totalité de sa proue, il était condamné à court terme et ne pourrait survivre à la bataille dans son état.

Erzebeth ne chercha pas à s’ébahir du résultat de son geste. Il serait bien temps par la suite de se poser des questions. Pour l’heure, elle se redressa et hurla vers ses filles derrière elle :

— À l’assaut ! Brisez-moi l’échine de ces moras ! Pas de quartier !

Jawaad recula et s’agrippa au bastingage, soufflant comme un cheval de trait exténué par l’effort. Le teint de cire que prit son visage passa inaperçu derrière la couche de suie, de sang et de sueur qui le recouvrait. Il laissa passer la masse ivre de rage des combattants d’Erzebeth, le temps de se reprendre. Son cœur, particulièrement douloureux, lui faisait payer cher son dernier effort, bien plus que de coutume, comme s’il avait voulu l’avertir qu’il devrait désormais compter avec le risque de recommencer encore un tel déploiement de puissance. Serrant les dents, le maitre-marchand ne put qu’en prendre mentalement bonne note. Mais s’il comptait bien ne pas réitérer l’exploit de suite, il ne pouvait pas encore se permettre de repos. Emboitant le pas à la mêlée, il enjamba à son tour les corps affalés sur le pont, puis les planches jetées en travers du bastingage, pour aller prêter main-forte et écraser la défense du galion Nasherien.

Avec une certaine ironie, il put, au passage, apercevoir le nom du navire, gravé en relief et marqué à la feuille d’or, sur un des linteaux arrachés par le souffle de l’explosion : l’Invicible.

Un nom bien mal choisi ; rien n’était invincible… Même pas lui-même…

 


 

Sianos et Batranas ahanèrent en soulevant, pour le vider immédiatement après sur le pont, l’énorme baril d’eau qu’ils venaient de remonter de la baie. La flèche, au mât d’artimon de la Callianis, était en feu et plusieurs gabiers prenaient des risques mortels à trancher toutes les drisses pour libérer la voilure avant qu’elle ne boute le feu au reste du gréement.

Damas tenait lui-même la barre, aidé d’un solide marin et d’un jeune mousse, tant la prise au vent brutale de la Callianis la faisait gîter. Il avait dû empanner le clipper pour se tourner à vent arrière, la manœuvre rendue terriblement serrée et incertaine alors que le navire était encore pratiquement contre les quais. Le virement de bord lof pour lof était déjà, en pleine eau, un exercice qui ne se faisait pas sans d’impérieuses raisons ; mais avec moins de deux mètres de fond sous la quille et la barrière des quais et de la jetée formant un couloir étroit, cela devenait un pari suicidaire. Il avait failli y perdre quatre hommes, mais il ne regrettait pas le risque pris, en tout cas pas encore. Le ponton où il était amarré quelques instants avant n’était plus qu’une ruine embrasée, sur laquelle chutaient encore des boulets incandescents ravageant tout à l’aveugle.

Geoffrey, le seul Forestier de l’équipage, dont tout le monde, vu ses origines, se demandait bien comme il avait fini marin, hurla depuis l’étambot d’où il guettait les manœuvres arrière :

— Bordée ! Le galion de tête veut nous aligner !

Damas pesta, tirant sur la roue tandis que la gouverne rechignait à répondre :

— Mais il n’a pas autre chose à foutre que de chasser un petit gibier ? Puis s’adressant au marin costaud qui peinait autant que lui et le mousse : tu pourras tenir la barre ?

— Oui, vas-y, le plus dur est passé !

Dama jeta un regard vers le pont quand les gabiers crièrent à la chute, après être parvenus, en un temps record, à faire choir la voile enflammée, qui s’écrasa sur le pont trempé d’eau. Les tirs des canons-impulseur de la flotte de Nashera étaient un pilonnage à l’aveugle pour assurer un maximum de dommages. L’homme qui commandait cette flotte n’avait même pas jugé utile de proposer une négociation avant de lancer l’assaut. De toute évidence, il se contrefoutait des traditions et de son propre honneur ou celui de ses hommes. C’était une tentative d’invasion brutale, qui n’avait pour but premier que de semer autant de ravages que possible, de toute évidence pour s’assurer la réussite d’un débarquement en force. Même si la flotte de Nashera devait reculer et céder le port, Damas estima qu’elle aurait accompli sans coup férir un de ses deux objectifs : semer la terreur et saper la résistance des troupes de Mélisaren.

Et, clairement, c’était tant pis pour les civils pris sous le feu. Il conclut même que l’attaquant espérait bien en massacrer autant que possible et faire couler à quai un maximum de navires marchands pour encombrer le port et bouter le feu à la partie portuaire de la cité. Aucune préoccupation à l’honneur, aucune considération de pitié, juste de l’efficacité : il en aurait presque approuvé la méthode. Mais lui ne tirait jamais dans le tas en tuant des innocents à dessein.

Le Jemmaï rejoint Geoffrey, le Forestier aux cheveux noir corbeau et au corps couvert de taches de rousseur et de tatouages couleur d’azur qui, arque-bouté au-dessus du bastingage et mal assuré par un seul bout lacé autour de son large biceps, mesurait du regard, avec entre deux doigts une écharde de bois en guise d’étalon, la distance parcourue par les navires adverses et leurs bordées.

— On prend du champ ?

L’homme des bois, qui à défaut de pied marin, avait un sens de l’équilibre imbattable, fit non de la tête en se tournant sur celui qui pour l’heure était maitre à bord de la Callianis :

— Ils ont le vent dans le dos et toute la baie pour leur élan, eux.

— Et une embardée de notre côté, on percute le fond. Pourquoi donc cet imbécile de tête nous aligne au risque de se faire pilonner par le port ?

— Le trophée, à mon avis. Ou alors il n’aime pas le pavillon Athémaïs ?

— On va lui donner une bonne raison de ne pas nous aimer. Calcule-moi la distance, je reviens !

Tout en courant vers le pont inférieur, au milieu des matelots en plein travail pour amener les voiles, Damas beugla :

— Lancez les moteurs à loss ! Prêts à la lévitation à mon ordre !

Le désordre ambiant, du pont jusqu’aux mâts des haubans, n’était qu’une apparence. Tout le monde à bord connaissait son affaire et celui qui hésitait se faisait reprendre sans pitié par ses collègues. L’ordre du Jemmaï ne mit pas trente secondes à atteindre les mécaniciens dans les chambres des machines ; le grondement sourd des moteurs et la vibration des appareils électromécaniques se répandit dans tout le navire en même temps qu’arrivait la consigne en retour : « moteurs en chauffe, fin prêts à son ordre ».

Damas attrapa ses deux fusils stockés dans l’armurerie qui abritait les armes à impulsion, les balles et les amorces de loss-métal. Tout ce qui explosait était rangé dans la sainte-barbe, le local à double-paroi blindée située sous la ligne de flottaison. Il n’y avait pas beaucoup de poudre sur la Callianis, à peine quelques barils et grenades ; mais même une petite quantité, mêlée de phosphore et de feu grégeois, ça ne se traitait pas à la légère. Le Jemmaï n’emporta qu’une seule giberne pour ses fusils. Au vu de l’idée qu’il avait en tête, il n’aurait pas l’occasion de lâcher plus de quelques coups et, de toute manière, il était, et de loin, le meilleur tireur à bord. Le seul aussi à penser réalisable l’exploit qu’il avait en tête.

Le Jemmaï remonta les marches quatre à quatre, pour courir vers l’étambot de poupe, où Geoffrey guettait toujours. Il lâcha l’ordre au passage :

— Dressez les voiles volantes, lévitation à plein régime !  Qu’on les force à mater notre cul !

L’agitation sur le pont redoubla : les mâts de travée venaient à peine de tomber le long de leur axe mobile sur les côtés du clipper, et leurs voiles stabilisatrices n’étaient pas encore totalement drissées. Ça allait chahuter sec le temps que le navire trouve son nouvel équilibre dans les airs. Les cris et les appels, les claquements secs du bois et du gréement, même la canonnade continue du port, tout fut couvert par la note grave, vibrante et intensément puissante des moteurs à lévitation de la Callianis, qui soulevaient les dizaines de tonnes du navire au-dessus des flots, dans un vacarme assourdissant.

Damas lança vers le Forestier une longue-vue tandis qu’il s’agrippait solidement au bastingage, le cul sur le bois, les cuisses serrant fermement leur prise :

— Trouve-moi les têtes galonnées de ce galion. Il veut se faire un ennemi ? On va lui en donner une bonne raison !

L’homme des bois écarquilla les yeux en attrapant l’instrument :

— Tu veux rire ? Il y a au moins trois cent dix bras entre leur pont et nous, t’auras jamais la portée !

— Mes fusils l’ont… et toi, tu vas être mes yeux. Cherche-moi leur capitaine et leur premier officier.

— T’as aucune chance, mais si tu veux t’y essayer…

Geoffrey commença à scruter le pont du galion de tête qui tentait de garder son nez et ses canons d’avant dans l’axe de la Callianis. Le navire était un monstre, au pont envahi par des masses de légionnaires qui vidaient leurs armes sur les navires de Mélisaren qui tentaient de les aborder de chaque bord après avoir raté leur éperonnage. C’était un sacré bordel et, à cette distance, même à la longue-vue, distinguer clairement le rôle et le rang des fourmis humaines qui s’y agitaient était un sacré défi.

Damas chargeait ses fusils, les calant contre le linteau supérieur de l’étambot, histoire de ne pas les perdre alors que la Callianis roulait sévèrement :

— On prétend qu’il n’y a pas d’œil plus acéré que celui d’un Forestier. C’est le moment de le prouver.

— On ne prétend pas, c’est une vérité ! Pont arrière, troisième tête, avec le tricorne, derrière les légionnaires casqués. Si c’est pas le capitaine, je me mange un doigt.

— Tu as vu son premier officier ?

— Juste en dessous des marches, l’ombre à grand panache qui dépasse du pont, le type qui agite sa canne.

Damas inspira un grand coup et mit en joue le premier de ses longs fusils. Il y avait largement trois cents mètres à couvrir de la gueule de son arme à ses cibles. Vu la distance, il devait atteindre directement la tête. Ses projectiles ne passeraient jamais un linotorci après un tel trajet. Il aligna la mire et son œil, patientant, retenant son souffle, le moment où le roulis de la Callianis s’accorderait à la houle du galion en une parfaite coordination. Avec les quelques mètres de hauteur gagnés par la lévitation, il pouvait compenser la courbe des trajectoires et s’assurer une plus large fenêtre de tir. Mais tout tenait à un battement de paupière : l’instant parfait ne durerait pas plus.

Il appuya sur la détente, progressivement. L’amorce de loss-métal se libéra brutalement et le fusil vomit sa balle de cuivre dans une secousse violente. L’éclair bleu et la détonation le surprirent un peu lui-même, comme toujours. Il ne se passa rien pendant un court instant et, soudain, la silhouette lointaine du capitaine Nasherien s’effondra comme une marionnette aux fils brutalement tranchés.

— Pleine tête ! Par la Déesse-mère, tu l’as eu en pleine tête !

Damas ne commenta pas… Il reprit sou souffle, expira une ou deux fois et attrapa le second fusil pour mettre en joue…

— Le second, tu le vois ?

— Attends… Oui, cherche le panache qui remonte les marches du pont arrière ! Sa tête va dépasser l’escalier !

C’était le même rituel. Ne penser à rien, aligner la mire, la cible et l’œil, faire du fusil l’extension de son corps et de sa volonté, accorder son souffle à l’action et attendre l’instant parfait, seulement dicté par un instinct forgé de centaines d’heures d’exercice. Il y avait une sorte de fugace pouvoir divin dans cette capacité à souffler la vie d’une simple pression, à une distance telle que la victime passait de vie à trépas sans jamais savoir qu’elle avait été en danger.

Le fusil cracha sa balle dans un éclair bleu. Damas aurait presque pu suivre par la pensée la trajectoire du projectile. L’homme qu’il visait, dont il ignorait tout sauf son statut d’officier de haut rang et, pour l’heure, d’ennemi à abattre, fut fauché en pleine course alors qu’il accourait pour voir ce qui était arrivé à son capitaine. Le Jemmaï n’en ressentit aucun émoi, à la rigueur seulement une certaine satisfaction. Il se détendit et glissa de sa posture contre le bastingage, sous le regard admiratif et ébahi de son marin :

— Deux tirs impossibles et tu les réussis ! Tu es bien pareil à ce qu’on dit, plus dangereux que le plus mortel des sicaires !

— Sans ton aide, j’avais aucune chance, le Forestier et de ça, tu pourras t’en vanter. Maintenant, ils vont avoir d’autres toshs à fouetter que nous et, puisqu’ils nous voulaient comme ennemis, je leur ai donné une bonne raison de nous craindre.

Le Jemmaï souffla et se redressa vers les barreurs, à quelque mètre de lui :

— En avant toute ! Allons nous réfugier vers le fleuve, maintenant ! Mets les murs de la ville entre le port et nous !

 


 

Lisa courait à toutes jambes, remerciant le précieux privilège de porter des mules ; pieds nus, comme elle avait passé le plus clair de son temps jusqu’à ces derniers jours, elle se serait déjà cruellement blessée sur les esquilles de bois et les braises qui jonchaient le quai de pierre. La semelle fine de ses chaussures ne survivrait sans doute d’ailleurs pas à sa cavalcade, pas plus que son sarouel, déjà troué par les éclats incandescents qui coloraient l’air de rouge.

Elle n’était pas la seule à courir. Depuis les rues s’ouvrant entre les ateliers et les entrepôts du port et jusqu’aussi loin qu’elle pouvait regarder, il y avait des centaines de personnes à s’agiter en tous sens et se débattre pour lutter contre les incendies qui ravageaient les navires et les réserves accumulées sur les pontons de bois, les quais, les entrées des magasins et des réserves. Le combat acharné de ces hommes et de ces femmes, parfois pour certains à peine des adolescents, était pourtant inégal ; toutes les trente secondes, peut-être moins, des bordées tirées par les assaillants vomissaient leur cargaison de fer et de mort. Certains boulets étaient incandescents et provoquaient de nouveaux foyers d’incendie dans des explosions ravageuses et, surtout, quand ils tombaient, la seule chose à faire était de trouver un abri et prier de s’en sortir en vie.

Mais après chaque pilonnage, ces inconnus qui n’avaient aucune des allures que l’on serait tenté de prêter à des héros revenaient courageusement sauver tout ce qu’ils pouvaient, évacuer et protéger les blessés, les canots, les navires, les marchandises, tout ce qui composait leur port et leur cité, avec un courage sans faille. Lisa fut fascinée, envieuse pour un instant de la force d’âme de ces gens qui risquaient leur vie pour les uns et les autres, avant de réaliser que d’une part, elle était prise dans le même enfer qu’eux, qui pouvait la faucher à tout instant et que, d’autre part, si elle y était, c’était parce qu’elle voulait, elle aussi, essayer d’aider le plus de monde possible. Elle n’était pas différente d’eux, et ce qu’elle leur jalousait, leur courage, leur détermination, elle en débordait elle-même à cet instant.

La jeune terrienne constata, alors qu’elle parvenait presque à hauteur de la large allée qui conduisait aux entrepôts du comptoir où se trouvait la taverne du Chien Salé, que le pilonnage semblait cesser. Ou, plus exactement, si les détonations des canons et le sifflement des boulets continuaient dans un vacarme de fin du monde, ce n’était plus les structures du port qui semblaient touchées. Elle se retourna pour fixer l’entrée de la rade et comprit de suite : les galions assaillants, à l’étendard rouge et or était désormais pris, bord contre bord, dans une mêlée furieuse face à tout ce que Mélisaren comptant de bâtiments en état de combattre. Les navires de Nashera ne pouvaient plus bombarder librement la ville : désormais, ils affrontaient un adversaire qui contre-attaquait dans un dispositif de tenaille redoutable, même si Lisa n’en comprenait aucune subtilité. Mais sous ses yeux, c’était l’évidence : le but premier de l’assaut était un échec. Le port n’était pas tombé, ses défenses n’avaient pas été submergées par la surprise. Il ne restait plus à ces vaisseaux que de tenter de survivre, sortir du port pour ceux qui en étaient encore capables et, pour les énormes bâtiments en tête de ligne, tenter de faire le plus de ravages possible avant d’être anéantit à leur tour.

Depuis les quais, il n’y avait plus d’horizon ou de ciel, seulement un brouillard couleur de feu qui s’épaississait au fur à mesure que les fumées des incendies s’accumulaient en vastes strates allongées. Lisa hésita à s’arrêter, fascinée par ce spectacle de couleurs surréalistes qui transcendait la violence meurtrière dont il était issu. Mais les cris, le bruit des flammes et des explosions fouettant son instinct de survie étaient une bonne motivation à reprendre sa course. Elle s’élança dans l’allée vers le comptoir de la Guide des marchands, bousculant, en lâchant un « pardon » désolé, les deux premiers gaillards d’une bande entière d’ouvriers des quais qui, armés de pelles et de seaux, venaient prêter main-forte contre les incendies. Et s’arrêta après une vingtaine de pas, en hoquetant de terreur.

Le Chien Salé était un brasier ardent.

 


 

Azur en eut assez de tenter de ravaler sa peur et de faire preuve de tout le courage qu’elle pouvait, depuis un temps qui lui semblait infini. Quand, rongée par un feu dévorant nourri à grand renfort des réserves éventrées d’huile de narva et d’alcool fort, l’une des poutres porteuses du plafond céda en emportant solives et lattes de parquet dans un fracas de bois et de flammes, elle se mit à hurler de terreur. Et il y avait de quoi ; la porte d’entrée n’était plus qu’un brasier depuis les tous débuts de l’incendie et désormais, avec la moitié du plafond effondré dans la vaste salle commune, il n’y avait plus aucune échappatoire apparente. Azur, Sonia et une douzaine de personnes, principalement des esclaves et des employés de la taverne, étaient pris à un piège qui resserrait autour d’eux ses mâchoires de fumée ardente et de flammes dévorantes.

— On va mourir !! On va mouriiir !

Sonia serra les dents dans un rictus de colère pratiquement haineuse, pour se retenir de gifler Azur. Elle l’aurait sans doute assommé si elle s’y était laissé aller.

— On ne va pas mourir ! Ne lâche pas Kato et fait-moi confiance, idiote !

La San’eshe se tourna vers les autres survivants piégés par les flammes. Peu ou prou, tous cédaient à la plus noire panique, mais elle fixa son attention sur un jeune garçon ; l’esclave, si elle se rappelait bien, chargé de veiller sur les glacières de l’établissement. Encore plus tétanisé qu’Azur, il ne réagit pas quand elle le héla et elle l’attrapa par un bras pour l’attirer à elle, en le secouant comme un prunier :

— Hé toi ! Les caves des glacières, tu sais y aller ?

Le gamin, techniquement un adulte selon les lois lossyanes, mais qui devait à peine dépasser les treize ans, glapit en réponse un truc noyé de sanglots, incompréhensible. Un des porteurs de fûts, coincé avec son collègue dans le bâtiment en feu, répondit pour le gosse :

— L’accès est dehors ! Mais tu as une bonne idée, esclave ! Il se tourna vers son collègue, levant le ton pour le faire réagir. La fumée devenait toujours plus dense et commençait à étouffer les survivants : Rathus ! Faut défoncer le plancher au fond du comptoir, dessous y’a la cave !

Le dénommé Rathus pleurait tout ce qu’il savait, malgré sa carrure de brute :

— Mais, Kaemos, on n’y arrivera jamais ! On va crever ici !

— C’est si on n’y arrive pas qu’on est morts, abruti ! Alors, bouge-toi le cul ! Vous autres, dit-il en désignant les deux autres hommes adultes du petit groupe, trouvez des marteaux, des pelles, des haches, tout ce qui peut attaquer un plancher !

Une des esclaves de service fut fouettée par la demande de l’ouvrier et s’activa :

— Je sais où, maitre, je sais où !

Sonia regarda l’accès supposé aux caves désigné par Kaemos. Elle se rappelait que le plancher à cet endroit sonnait bien creux ; elle n’avait jamais été y jeter un coup d’œil et n’y aurait vu aucun intérêt, à part pour voler de la glace pour son bon plaisir. Mais elle conclut vite que les planches du parquet, épaisses et lourdes, n’allaient pas céder aussi facilement, même avec des hommes motivés à sauver leur peau.  Il fallait gagner du temps. Elle s’exclama :

— On perce les fûts de vin, de bière, toute l’eau qu’on a !

— Mais ça ne va pas bruler encore plus ?

Sonia ne prêta pas garde à qui venait de répondre, paniqué. Bien sûr que non, ça n’allait pas brûler. Par contre, avec les dizaines de tonneaux stockés derrière le comptoir, plein de toutes les boissons possibles destinées à soulager le gosier des marins, il y avait de quoi arroser tout le rez-de-chaussée et bien plus encore. Sonia arracha de toutes ses forces le robinet du plus proche des fûts mis en perce ; le vin clair qui s’en échappa courait déjà sur le plancher rendu pratiquement étanche par des décennies de poussière et de saletés tassées.

— On va noyer ce feu ! On ne va pas mourir aujourd’hui, je vous le dis !

Azur comprit le plan avec enthousiasme. Elle allait lâcher le jeune lori qu’elle serrait dans ses bras et qui, bien entendu, paniquait lui aussi au dernier degré. Sonia l’arrêta :

— Toi, tu sauves l’animal d’Anis ! On a assez de bras, mais je te jure que si Kato crève, une vie ne te suffira pas pour te remettre de ce que je te ferai !

La psyké se figea, non pas à l’ordre de Sonia, mais à son regard. Il y brillait une colère noire et palpitante et Azur sut tout de suite que la San’eshe pensait le moindre de ses mots : elle ne pourrait pas se pardonner s’il arrivait malheur au petit mammalien qui appartenait à la jeune terrienne. S’il y avait une raison pour Sonia de se battre pour survivre à cet incendie, celle-ci était une évidence frappante ; ce qui lui importait plus que tous les gens piégés dans la taverne, c’était Anis, qui devait se trouver quelque part dehors, sous le feu de la canonnade. Et elle ferait tout pour la protéger et, à défaut, ce à quoi cette dernière tenait. Y compris, au grand soulagement de la Psyké, sauver aussi sa plus proche amie : Azur.

Cette dernière hocha la tête, se tenant baissée, alors que la fumée se faisait toujours plus dense. De toute manière, même s’il ne devait pas peser plus de trois kilos, tenir le lori qui paniquait et se débattait de toutes ses forces était un travail à temps plein. Et elle n’aurait pas donné cher de la peau de l’animal s’il lui échappait.

Autour d’Azur, le petit groupe de survivants s’était divisé en deux équipes. La première tentait de défoncer le plancher à l’aide de tout ce qui pouvait servir à casser et arracher les planches épaisses, la seconde se démenait pour éventrer et répandre dans la grande salle tout ce que la taverne comptait de liquides non inflammables. La fumée se faisait toujours plus épaisse, désormais mêlée de vapeur, dans un mélange âcre et dégoutant d’odeur de bois, de vin et de bière brulés ; l’asphyxie serait ce qui tuerait tous ces gens si ce plan désespéré échouait, bien avant les flammes. C’était un maigre réconfort et Azur, impuissante, ne pouvait retenir ses sanglots de peur.

Sonia avait rapidement pris la tête de son groupe et, à la force des bras, les derniers tonneaux étaient jetés par paquets à bas des alcôves où on les stockait. Ceux qui ne s’éventraient pas dans leur chute étaient roulés vers les flammes et la pression de leur contenu bouillant se chargerait de les faire exploser en répandant leur contenu. Mais, au bout du comptoir, le plancher commençait à peine à céder, alors que la fumée s’entassait maintenant à hauteur d’homme, commençant déjà son travail de sape dans les poumons des survivants. La panique donnait encore plus de force à certains, mais les autres, impuissants, y cédaient en criant de terreur, rapprochant encore l’imminence de leur mort.

Des craquements sinistres, suivis d’un souffle assourdissant, achevèrent de convaincre Sonia qu’ils ne leur restaient que quelques instants pour s’en sortir : les solives du plafond au-dessus du comptoir cédaient à leur tour et le poids des meubles et des parois intérieures allaient faire s’effondrer tout un pan du premier étage sur eux sous peu. Elle sentit son cœur faire un bond violent, alors qu’elle pensait à la mort. Elle s’en réjouit brièvement : c’était bien la première fois en un siècle qu’elle ressentait enfin autre chose face à sa propre fin qu’une totale indifférence.

Cette soudaine pulsion de vie, cet instinct qui se réveillait après des décennies de sommeil fut peut-être la raison pour laquelle elle sentit autre chose : quelque chose de familier s’approchait et grandissait ; un peu comme on ressent, avant de la voir, l’approche d’un être familier dans la pénombre. Sonia ferma les yeux et écouta le murmure des symbiotes l’entourant. Le sien s’agitait et lui parlait frénétiquement, l’avertissant que ce qu’elle ressentait, cet autre symbiote qui approchait, si familier qu’elle en eut un bref élan de tendresse, était aussi synonyme d’un danger immédiat.

Sonia comprit de suite. Attrapant d’un bras Azur et de l’autre le gamin affolé, elle hurla de toutes ses forces :

— À terre !

La seconde d’après, toute la façade autour de la porte d’entrée de la taverne explosa comme si on y avait jeté des barils entiers de poudre. Dans un souffle qui déformait l’air au point de sembler déchirer le réel, tout était balayé sur les côtés de la grand-salle. Poutres, moellons, pans entiers de plancher, meubles et braises étaient avalés par une vague de feu et de fumée qui repoussait tous les débris comme s’ils n’avaient pas pesé plus que des plumes voltigeant au vent.

Et derrière l’écran des flammes qui se mourraient déjà, soufflées et étouffées par le manque d’air, il y avait une petite silhouette frêle, bras tendus. Elle semblait auréolée de bleu.

 

 

 

 

 

 

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Une réflexion sur “Chapitre 3- Dans les flammes

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