Chapitres 5-8Le roman : Les Chants de LossLivre 1

Chapitre 6- L’Alba Rupes

Read Offline:

— Ca aurait pu très mal finir !

— Mais arrête de râler… cela s’est bien terminé, non ? Et tu as adoré la bagarre.

Damas répondait à Abba, en riant, un verre de schelentia à la main, une pipe d’herbes dans l’autre. Il faisait nonchalamment face au géant ; à côté de lui, elle aussi installée confortablement dans un large fauteuil de rotin, Alterma souriait largement. Seul Jawaad qui écoutait affalé sur un siège à la romaine, le dos appuyé contre le mur de la terrasse, ne participait pas à la discussion. Il avait bien trop parlé de la journée. Il dégustait un thé presque parfait, c’est à dire acceptable de son point de vue, préparé par Azur elle-même. La plupart des esclaves de sa maisonnée -et il y en avait une bonne dizaine- savaient le faire,  mais elles ne se battaient pas trop pour s’y essayer tant Jawaad restait difficile avec ce point, une de ses pires manies. Alterma jubilait, oubliant le léger bleu sur sa joue gauche.

— C’est allé tellement vite que je n’ai même pas réfléchi !

Abba allait lâcher un sermon, ce qui ne ferait que le vingtième depuis le retour de la troupe au domaine de l’Alba Rupes, mais Damas le devança en éclatant de rire :

— Ha ça ! J’étais parti pour devenir vraiment méchant avec ces gardes quand la gifle est tombée, mais… tu as réussi à me surprendre. Il doit avoir encore à s’en frotter le cul et les côtes de douleur. Quel vol plané ! Presque digne d’un jemmaï !

Alterma rougit, à mi-chemin entre l’effet du vin doux surmaturé qu’elle dégustait et celui du compliment d’un guerrier jemmaï pure souche. Abba grommela, lui aussi affalé lourdement dans un fauteuil de cuir tendu qui souffrait sous son poids. Sa main libre trifouillait tendrement la chevelure rousse de Joran, sa minuscule et adorable esclave personnelle, installée sur un coussin à ses pieds, tel un chaton ravi.

— Ce qui m’agace le plus, râla-t-il enfin, c’est que je n’ai rien vu et rien compris. Je parle à Jawaad et, la seconde d’après, je vois un sergent Elegiateri qui vole, avec casque et armes en vrac. J’ai sorti les poings, je n’allais pas regarder sans bouger non plus, mais en général j’aime bien savoir qui a commencé et comment avant de mettre des baffes !

Alterma fit une moue faussement penaude :

— En fait, c’est moi.

Damas répliqua :

— Ha non, c’est lui !

Abba soupira :

— Bon, vous me racontez ?

Et l’histoire commença. Joran ouvrit de grands yeux en écoutant le récit qui allait enfin expliquer pourquoi et comment son maître était revenu avec quelques bleus et les phalanges abîmées. Un détail dont elle n’allait pas se plaindre ; elle s’était empressée de saisir l’occasion de soigner ses égratignures et chouchouter le géant. La jeune femme s’installa contre le genou d’Abba, laissant couler sa masse de cheveux couleur de feu qui dégringolait au sol. Contre lui, la différence de taille entre l’esclave à la peau claire constellé de taches de rousseur et l’immense montagne vivante couleur d’ébène qu’était l’esclavagiste frappait remarquablement.

Ce fut Alterma qui entama le récit, fière et ravie de pouvoir narrer son récent exploit :

— Hé bien, le sergent s’était donc planté devant nous tous, en fixant tant Jawaad que la fleur de synthaïa au sol. Il était évident qu’il avait la ferme intention de profiter de l’événement pour faire du zèle devant le parterre des marchands et des nobles de la ville. Je crois que c’est le regard de Jawaad qui l’a vraiment fâché : on aurait un peu dit qu’il fixait, avec tout le mépris du monde, un gros tosh gras qui se serait trouvé sur son chemin et je crois que le sergent n’a pas apprécié. C’est là que… j’ai fait une petite bêtise.

Abba intervint :

— À ce moment-là, je demandais à Jawaad s’il fallait cogner ou négocier, c’est cela ?

— Je crois bien, en effet ! Et il se trouve que je me suis dit que je pouvais peut-être tenter un peu de diplomatie. Toujours est-il que je me suis avancé devant ce sergent, tout sourire, pour lui proposer de tout lui expliquer. Il était vraiment très contrarié et vraiment très, très, désireux de se faire bien voir ; et en général dans ces cas-là, on devient un peu idiot. C’est là, alors que je venais à peine de commencer à parler, qu’il m’a giflé, plutôt durement.

Damas tira un sourire aux sourcils froncés :

— Un mora élevé chez les moras. On se demande où l’Élegio recrute. Dans une bauge ?

— Je n’ai pas trop eu le temps d’y penser. Je suppose que j’étais un peu étourdie par la gifle ; tout ce que je sais, c’est que mon corps a su exactement quoi faire, alors que je crois que si j’avais eu les idées claires, je n’aurais peut-être pas osé. Je lui ai attrapé le bras et j’ai refait la clef que Jawaad m’avait apprise.

— Ha, d’accord ! C’est comme ça que ça a commencé, alors ? commenta Abba.

— Exactement, répondit Damas. Tu sais maintenant que tu t’es battu pour l’honneur de notre dévouée et ravissante comptable.

— Oui, mais parce qu’elle a répliqué comme une furie !

Alterma avala une gorgée de vin puis répondit, un peu confuse :

— J’avoue, je n’y ai réfléchi qu’après-coup ; mais il n’avait aucune raison de me gifler !

Abba lâcha enfin un sourire sur son faciès bestial :

— J’admets… il l’a bien mérité, mais sur le coup j’étais un peu embêté. Jawaad venait de dire que ce serait mieux de régler cela sans en venir aux mains, et ne voilà-t-il pas que ce sergent retombe à mes pieds tel un sac et se met à hurler comme un tosh après ses gardes. Il en avait une voix de fillette !

Damas et Alterma éclatèrent de rire de concert, suivis par Joran qui pouffait elle aussi. Jawaad, toujours silencieux et maussade, étirait un léger sourire. La comptable reprit le cours du récit, une fois qu’elle put se reprendre un peu :

— Les gardes arrivèrent alors à la rescousse, bien entendu. Je me reculais aussi vite que possible avant de prendre un mauvais coup alors que c’était un peu la cohue dans le hall, avec tous les notables hésitant entre se reculer prudemment et regarder le spectacle. Je crois que ceux qui ont préféré s’éloigner ont dû le regretter, car c’était incroyable !

Damas lâcha avec un large sourire :

— Quoi donc ?

— Mais vous deux ! Sans compter le sous-officier, ils étaient onze, vous les avez renvoyés à leurs baraquements à deux, avec autant de facilité que si vous jouiez aux quilles ! J’avoue, j’ai quand même eu la peur de ma vie ; je ne vous avais jamais entendu pousser un vrai cri de rage, Abba.

Le géant venait de délaisser la chevelure de Joran pour se pencher vers elle, et lui demander d’aller chercher quelque chose à grignoter. La jeune femme fit une petite moue boudeuse ; elle ne voulait pas rater le récit. Elle se fit prier un brin avant de filer, à l’insistance de son maître :

— Tu n’as qu’à faire vite !

Et Abba prit donc son temps, en dégustant son verre, avant de poursuivre :

— C’était un cri de guerre, pas de rage. Ça effraie et déconcerte l’ennemi et cela a plutôt bien réussi. Les deux premiers à me tomber sous la main ont fini une tête contre l’autre et je pouvais passer aux suivants. On a eu de la chance, ils avaient leurs lances, mais ils hésitaient vraiment à vouloir nous blesser.

— Non, rectifia Damas, qui au passage avait demandé à Joran de rapporter de quoi rassasier tout le monde, nous n’avons pas eu de chance ; nous sommes juste très bons, et eux étaient très mauvais. Ils ont bien tenté de pointer leurs lances, mais c’était peine perdue. Les deux premiers ont été rejoindre leur sergent qui tentait de se relever et les neuf autres en étaient bouche bée que tu leur fonçais déjà dessus. C’est là que je les ai contournés, profitant de leur stupeur pour me les faire.

— Ca je dois dire, faudra vraiment en toucher deux mots à leur capitaine d’instruction. Entre ce crétin de sergent qui a besoin de frapper une femme pour montrer son autorité et ses hommes pas foutus de savoir se défendre un peu, c’était la honte la plus complète pour l’Élegio !

Alterma lâcha un sourire :

— Vous me touchez, Abba, je vous pensais bien plus rustre.

— Quoi ? Parce que je gueule et que je dis qu’une femme ne doit pas se battre ? C’est un fait, ça ! Mais un autre fait est que seul un imbécile sans deux sous de courage frappe une femme ! Il y a une grande différence entre les corrections et les punitions que j’inflige aux esclaves pour les dresser, et le fait de frapper une femme aussi… stupidement. Mes esclaves sont prévenues ; elles savent ce qui les attend et il y a une bonne raison à ces traitements, ça va avec mon métier ! Mais par les Hauts-Seigneurs, si je gifle une femme, faut vraiment, vraiment qu’elle ait dépassé les bornes ! Et même dans ce cas, j’irais pas la ramener fièrement. Il n’aurait jamais dû te gifler, cet abruti. Tu n’aurais jamais dû non plus répondre et je n’en démordrai pas ; mais comme je lui aurais refait la façade de t’avoir frappé, quelque part, ça ne changeait pas grand-chose au résultat.

Alterma lâcha un sourire assez fier et avenant. Jawaad, toujours silencieux, le regard sur son thé qu’il dégustait lentement, esquissa lui-même un autre sourire à peine perceptible en relevant les yeux sur la jeune femme. Il n’était pas plus surpris des réponses d’Abba que de l’insistance d’Alterma à défendre son point de vue.

Jawaad prenait son temps pour tout connaître des gens qui travaillaient pour lui, et ne s’étonnait pas particulièrement de leur caractère, dont il pouvait prétendre tout savoir. À dire vrai, personne n’était jamais entré dans la propriété de Jawaad sans que celui-ci dispose d’un levier d’une solidité inébranlable pour s’assurer de sa fidélité ; et pourtant, nombre de notables et puissants avaient essayé d’arracher un rendez-vous au Domaine, parfois pratiquement jusqu’à faire le siège de la porte en vain, ce qui n’avait pas amélioré la réputation de cuistre arrogant du maître marchand. Il était encore plus exigeant et difficile, avec ses proches et employés ; les deux notions se confondaient chez lui. Ils étaient les siens et avaient sa confiance la plus complète, ce qui signifiait qu’ils avaient dû la mériter.

Que ce fût Alterma, Abba, Damas, le couple des palefreniers de la Maison ou encore le maître-chien, et bien entendu les deux gardes du Domaine, tous lui devaient une dette ; en général de vie, de ce genre de choses qui jamais ne se remboursent d’or ou de loss. Fort pragmatiquement, Jawaad pouvait prétendre avoir acheté leur vie. Bien sûr, il ne dirait pas qu’il possédait ces gens, la condition absolue à ses yeux pour leur accorder sa confiance, mais il le pensait sans se gêner et tout le monde le savait.

Joran revint, les bras chargés d’un plateau de friandises qu’elle avait bien entendu préparées elle-même. La jeune femme était non seulement une cuisinière émérite, mais elle adorait cela. Elle était suivie par Janisse, enceinte jusqu’aux yeux et son époux Darius, le palefrenier, venus écouter la suite du récit et profiter de la veillée sur la terrasse et de la fraîcheur du soir après la journée torride du plein été. Derrière le trio, ayant quitté le Jardin des Esclaves de Jawaad, suivaient tout sourire trois jeunes femmes aidant Joran à porter d’autres victuailles, boissons et amuse-gueules. Il n’aurait plus manqué que Shaatir, le maître-chien, sa fille aînée et Azur et Airain, les deux esclaves personnelles du maître-marchand, pour que tout le domaine soit rassemblé devant le grand bassin du jardin.

Ce fut un joyeux et bref désordre alors que tout le monde s’installait et que les rires fusaient autant que les compliments sur les mets qui s’accumulaient sur les tables basses ; chacun s’installant qui sur des fauteuils, qui sur des coussins, pour écouter la suite du récit héroïque de Damas, Abba et Alterma. Joran, qui se sentait un peu sur l’instant à la tête de toute cette petite troupe en tirait un immense sourire de fierté en servant son maître, le regard brillant.

Cela avait toujours étonné tout le monde qu’Abba, esclavagiste de la Guilde des Marchands, notoirement reconnu pour la qualité de son travail et la beauté sauvage des filles dont il faisait commerce, ait comme esclave personnelle une petite rousse qui lui arrivait à peine au plexus et qui, aussi mignonne fût-elle, n’avait pas grand rapport avec les magnifiques créatures débordantes de féminité ravageuse qu’il dressait et vendait ; mais la raison était pourtant simple : Joran aimait son propriétaire, de toute son âme. Elle lui était d’une fidélité et d’une attention qui n’était motivée que par ce sentiment et il le lui rendait bien. De plus, il n’y en avait pas deux comme elle pour lui préparer les meilleurs plats du monde.

Joran se réinstalla sur son coussin, tandis que tout le monde piochait dans les plats ; même Jawaad y fit honneur. Une fois blottie contre Abba, la jeune femme écouta la suite de l’histoire.

— Donc, reprit Alterma, je venais de faire chuter le sergent des Elegiateri après sa gifle ; Abba avait saisi la tête des deux gardes les plus proches, il les avait fracassées l’une contre l’autre dans un grand bruit. Alors que je reculais pour éviter d’être prise à partie, je vis Damas surgissant, je ne sais comment, à l’arrière de la troupe et, d’un coup de pied et un coup de poing, en mettre à terre deux autres, si vite que personne n’eut le temps de comprendre ! Les gardes étaient bien armés mais ils n’eurent pas la présence d’esprit ou l’audace, je ne saurais trop le dire, de s’en servir contre nous. Abba venait de pousser un énorme cri de guerre et chargeait déjà le reste de la troupe, qui était prise entre le marteau – heu, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous comparer à un marteau, Abba ? – et l’enclume, qui était Damas en train de neutraliser les Elegiateri les uns après les autres ! Autour de nous toute la foule du hall du Conseil des Pairs assistait à la scène, médusée. J’avoue que, moi-même, j’avais peine à réaliser ce qui se passait. Ces pauvres gardes ressemblaient à des jouets mécaniques engoncés dans le métal sonnant de leurs armures qu’on aurait trop secouées !

Il y eut des éclats de rire dans la petite assemblée qui écoutait et dégustait vins et victuailles autour de la conteuse. Alterma reprit, tout sourire :

— Les gardes tentèrent de se regrouper…. ho, bien dix secondes ! Mais c’était peine perdue. Abba leur arrachait les lances des mains, puis les jetait les uns contre les autres comme autant de confettis. Forcément, ils reculaient mais, dans leur dos, Damas ne leur laissait aucune chance, profitant de leur confusion pour à chaque fois, d’un ou deux coups, les assommer au milieu de leurs plaintes étouffées et de leurs cris de douleur. Je crois que la bagarre ne prit pas plus d’une demi-minute ; une douzaine de gardes étaient à terre, peinant dans leur armure, geignant piteusement, en venant de se prendre la plus magistrale des roustes. Et ces deux-là étaient fièrement debout, à peine essoufflés, au milieu du tas d’Elegiateri. Il y eut quand même un sacré silence dans le hall, pendant un bref instant.

Abba avala une bouchée de pain à l’ail beurrée d’une compote de poisson mariné aux herbes, avant d’intervenir au milieu des rires :

— Tu oublies quand même de mentionner qu’on a pris des coups. Ils ne faisaient pas le poids, soit, mais ils ont tout de même essayé de me tomber dessus à quatre, histoire de voir si sous la masse, j’allais chuter.

Damas éclata de rire :

— Tu parles, tu n’as même pas eu mal. Combien de chances avaient-ils d’arriver à t’immobiliser, hein ?

— Heuu… aucune. Ils auraient pu, note ; mais il aurait fallu qu’ils s’y mettent à cinq ou sachent comment on arrête un colosse des Franges. Apparemment, ils ne sont pas au courant que par chez nous, la lutte, on la pratique avant même d’apprendre à marcher.

Alterma qui en avait profité pour se resservir un verre de vin, sous le regard presque inquisiteur de Jawaad qui restait toujours coi, reprit :

— D’un autre côté, lutte ou pas, vous faire tomber, ça revient à tenter de faire chuter une montagne. Et cela ne leur a pas réussi. Il y a eu au moins dix secondes, voire plus, de grand silence quand tout fut fini. Personne n’osait émettre un seul son ; et je réalisais alors que même les artistes de rue, dehors, s’étaient approchés des portes et se massaient en grappe pour assister au spectacle. Je peux prédire sans me tromper que pas mal de chansons sur l’humiliation de douze gardes armés contre deux hommes à mains nues risquent de voir le jour ces prochaines semaines. Et c’est de ces gens dehors que sont venus les premiers applaudissements… parce que, oui, ils se sont alors mis à applaudir !

— Pas tout le monde, hein, rectifia Damas. On ne peut pas véritablement dire que la correction qu’on a infligée aux gardes a véritablement plu à ces culs pincés du Conseil des Pairs.

— Non, j’avoue, il est clair qu’une bonne partie des aristocrates et des marchands du hall ne riaient pas trop. Il faut mentionner que nombre d’entre eux espéraient vraiment voir Jawaad mis dans une situation compliquée et devoir faire profil bas.

Jawaad intervint enfin, sortant de son mutisme :

— Et ils n’ont pas eu cette chance, comme ils ne l’auront jamais…

Restée elle aussi silencieuse jusque-là, malgré ses rires qui ponctuaient le récit passionnant d’Alterma, Janisse fixa la comptable :

— Mais…. Comment cela s’est-il fini ?

Une dizaine de paires d’yeux se fixèrent sur Alterma. Toutes les personnes venues pour écouter l’histoire étaient impatientes d’en connaître la fin. C’est presque théâtralement qu’elle reprit une gorgée de schelentia avant de poursuivre :

— J’avoue, sur le moment, je me le demandais aussi. J’étais resté près de Jawaad, quant à moi. Lui n’avait pas bougé d’un pouce. Je ne sais même pas s’il a même tressailli ! Il y avait cette étrange ambiance entre les applaudissements enthousiastes, venant surtout de l’entrée et les murmures troublés de la foule autour de nous quand arriva en courant, depuis les bureaux du hall, un des officiers de l’Élegio, un peu paniqué. Jawaad et lui discutèrent à l’écart. Je me souviens que l’officier fixa, très mécontent, le sergent que j’avais envoyé au sol et qui, comme ses hommes, tentait de se relever comme il pouvait. L’officier l’appela d’une voix sinistre, et je ne sais pas trop quelle fut la suite de la conversation, mais le garde alla chercher la fleur par terre et retourna vers son officier avec le reste de ses hommes, cahin-caha, tandis que Jawaad venait nous rejoindre, toujours aussi calme ; mais il souriait, comme si cela l’amusait. Nous sommes sortis, salués comme des héros populaires ; j’en étais presque gênée.

Damas se tourna vers Jawaad :

— Oui, c’est vrai, au fait, qu’est-ce que tu as donc raconté à ce capitaine ?

Le maître-marchand tira un sourire, toutes les têtes se tournant vers lui :

— Que son sergent avait frappé gratuitement une femme travaillant pour moi et sous ma protection et que tout le reste en découlait ; tout cela pour une fleur sans danger. Il n’a pas eu besoin de plus. Je pense que ses hommes passeront un assez mauvais moment pour les jours à venir.

 


La soirée s’était prolongée dans la nuit qu’Ortentia éclairait d’une douce lueur bleutée. Restaient à la terrasse Jawaad et Alterma ; tous les autres avaient rejoint leurs quartiers tandis que la soirée s’était étirée en récits, en rires et en anecdotes. Si les horloges et montres mécaniques n’étaient pas inconnues à Armanth, leur prix les rendait peu communes. Alterma en avait une dans son bureau mais Jawaad n’avait jamais eu l’air, sauf en mer, de se soucier véritablement de mesurer le temps.

Ce dernier en était à son troisième thé, celui-ci préparé par ses propres soins. Il n’avait guère parlé depuis son explication de l’épilogue des péripéties de l’après-midi. Alterma se préparait à aller rejoindre sa chambre, quand Jawaad la héla :

— D’ici la fin de la saison des pluies, je prendrais la mer. Mon nouveau navire devrait être achevé et équipé.

La jeune femme se tourna vers son patron :

— Un voyage de commerce ?

— Pas exactement. Je vais aller saluer Duncan, à Mélisaren.

— Ho ? C’est vrai que vous n’y êtes pas retourné depuis plus d’un an. C’est toujours votre médecin, alors ?

— Oui, le meilleur qui soit. Je lui ferai examiner mon symbiote ; je compte sur toi.

Alterma eut un sourire. Jawaad partait régulièrement en mer, dès qu’il pouvait en saisir l’occasion. Et quand il était absent, la gestion de ses affaires revenait à la comptable, qui mettait un point d’honneur à s’acquitter efficacement de sa tâche.

— Comme toujours, Jawaad. Je crois ne jamais vous avoir déçu, non ?

Jawaad s’étira, fixant un instant le treillis couvert de fleurs odorantes de la pergola qui surplombait la terrasse.

— Si, il y a environ huit heures, en ripostant à cette gifle.

— Quoi ? Mais, Jawaad !…

— J’étais là, avec mes deux seconds, pour te défendre ; tu n’avais pas à le faire toi-même. Ce n’était pas ta place.

Alterma afficha une moue contrariée :

— Mais… tout à l’heure, quand nous racontions l’histoire, vous souriez. Pourquoi me reprocher mon geste maintenant ?

Le maître-marchand tourna la tête pour fixer la jeune femme, sans rien exprimer, la détaillant de son regard noir. Il ne lâcha pas un mot et Alterma comprit.

— Parce que tout le monde était là. Pour ne pas me mettre mal à l’aise devant le reste de la maison. C’est cela ?

Jawaad fit un signe de tête léger, retournant admirer les fleurs de la pergola, butinées par les papillons de nuit.

— Il est tard. Va te coucher, et ne refais plus jamais cela.

La comptable se leva, les lèvres pincées, se sentant soudainement comme une enfant prise en faute. Elle se dirigeait vers la villa, quand elle s’arrêta, sans se retourner, et demanda, d’une voix pâle :

— Mais votre sourire, Jawaad… Vous… vous étiez fier que j’aie su appliquer ce que vous m’avez appris ?

Jawaad esquissa un sourire, tout à son observation. Il ne sembla pas pressé de parler et Alterma s’éloignait déjà, persuadée de ne jamais obtenir de réponse. Elle l’entendit pourtant ; il répondit simplement : oui.

 

Read Offline:

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :