Chapitres 9-12Le roman : Les Chants de LossLivre 1

Chapitre 9- La Callianis

Read Offline:

Abba descendait la terrasse pentue qui menait aux chantiers navals de Radia Granateo, forcé de louvoyer entre les paquets de foules massés devant les échoppes des marchés et les badauds en goguette. Même si sa carrure incitait prudemment les gens à tenter de l’esquiver, sa même corpulence de colosse en faisait un obstacle souvent percuté dans des “ ho pardon ” et des grommellements polis et agacés.

Jawaad, qui suivait son vieil ami, profitait de son sillage pour avancer sans trop de peine, lui ; mains dans les poches, pour ne pas changer, il semblait peu soucieux de la foule. Il lui fallait juste esquiver de temps en temps un cabas, un coude ou une épaule. Les difficultés du géant, qui était aussi son bras droit et qui essayait vigoureusement de rester à son niveau dans le flot de la marée humaine, lui tiraient des regards amusés. Après un énième impact de badaud, Abba aboya avec agacement :

— Tu peux me dire pourquoi passer par cette terrasse-là, alors que c’est le jour du marché et que c’est toujours bondé ? On aurait pu prendre les chevaux et faire le tour par les canaux au sud !

Jawaad lâcha un sourire.

— J’aime cette foule. Il y a ma boutique de thés, plus loin.

Le maître-marchand pointa d’un signe nonchalant une échoppe à la devanture coquette serrée entre deux autres enseignes de commerces de bouche. S’y pressaient quelques clients devant un large étal chargé de bocaux colorés et de pots d’épices de toutes sortes.

La foule était dense sur la rue, rassemblant un mélange bigarré de lossyans de tous les horizons. Les Athémaïs au teint café au lait dominaient, suivis des noirs des Franges de la même ethnie qu’Abba, des étéocliens au profil fier et altier et des Teranchens reconnaissables à leurs cheveux châtain clair et à leur peau hâlée. Armanth accueillait la diversité et, en tournant simplement la tête parmi tous ces visages, on pouvait aisément apercevoir des hommes du Nord grands et massifs, et même quelques Dragensmanns aux allures imposantes et des Hemlaris aux yeux bridés et à la peau de caramel ; et la liste des peuples, des ethnies et des atours exotiques était encore longue.

Quand il atteignit l’étal, la jeune vendeuse qui y officiait aperçut Jawaad et, délaissant les deux clients avec qui elle était en pleine palabre sur le prix des poivres, passa la tête dans l’entrée de la boutique :

— Papa ! C’est pour toi !

Abba se fit encore cogner en voulant rejoindre son ami, se retenant d’attraper le malotru qui marchait tête baissée et épaules voûtées et venait de lui rentrer dedans sans un mot d’excuse. Sa retenue n’était pas tellement motivée par la peur de la maréchaussée. Armanth n’a pas de police à proprement parler : la sécurité y est pour la plupart assurée, sauf autour du palais de l’Élegio et du Conseil des Pairs, par des gardes mercenaires embauchés par les commerçants et artisans de chaque quartier réunis en corporations, mais aussi financés par les dons des maîtres-marchands en fonction de leur intérêt à soutenir commerces et congrégations de la ville. Le résultat est que, d’une part, chaque quartier interprète un peu à sa manière l’application locale des lois et de la sécurité, d’autre part que, outre l’aristocratie de la ville qu’on ne touche de toute manière pas, les gardes tendent à une très grande mansuétude envers qui est membre influent de la Guilde des Marchands, ce qui était le cas d’Abba. Il aurait sans doute pu tuer un quidam en pleine rue et s’en tirer avec une amende pour tapage diurne…

Mais Jawaad était peu enclin à voir sa tranquillité troublé et l’esclavagiste se retint donc de provoquer l’esclandre qui pourtant le chatouillait fortement. Tout le monde n’était pas forcément armé à Armanth, bien que rares fussent les gens n’ayant pas, par sécurité, au moins un poignard à la ceinture. Une baffe pour punir un imbécile aurait donc eu fort peu de chances de se finir en duel ; pas en plein milieu du marché noir du monde.

S’extirpa de la boutique encombrée au possible un vieux bonhomme aux allures de sage oriental, turban et barbiche clairsemée comprise, qui réajusta ses binocles en apercevant le maître-marchand, l’interpellant d’une voix amicale :

— Ha, Jawaad. Je ne vous attendais pas avant une bonne semaine ! Auriez-vous éclusé si vite votre réserve ?

— Je passais dans les environs, vieil homme.

Jawaad eut un sourire bref mais amical, son regard sombre se posant sur le vieil Athémaïs avec une surprenante chaleur de sa part.

— Ta fille est toujours aussi belle. As-tu ma commande ?

— Vous avez de la chance, elle est arrivée dans les temps, vous ne venez pas pour rien. Eh oui, Janeel grandit, autant en beauté qu’en intelligence ! Il va être bientôt temps de la marier. Et vous, toujours célibataire ?

Jawaad esquissa encore un sourire à peine visible, en quelque sorte amusé, se tenant sur le perron de la boutique. Abba le rejoignit, se laissant aller à regarder les épices et les thés de l’étal, saluant Janeel à son tour. Il admira sans gêne la jeune femme, qu’il estimât avoir peut-être seize ou dix-sept ans, au teint hâlé et aux cheveux noirs corbeau, bouclés à merveille. Elle avait repris sa négociation avec ses clients après un regard un peu agacé vers son père qui, bien entendu, lui cherchait un bon parti. Selon les coutumes athémaïs elle aurait dû être mariée depuis un an, voire deux. Jawaad se savait être un candidat de choix pour le vieux marchand d’épices.

— Toujours célibataire, oui ; et cela restera ainsi.

Abba intervint de sa voix forte, ses énormes bras croisés sur sa poitrine :

— On a déjà essayé de le caser ; en fait, ça doit faire presque dix ans que j’essaie, mais va donc savoir ce qui lui conviendrait ! Il est plus difficile qu’une femme qui choisirait ses dentelles pour le jour de ses noces !

Jawaad ne réagit que par un regard qui appréciait la plaisanterie, tandis que le vieil homme éclatait d’un rire franc, lui.

— Ho, je pense en savoir quelque chose. S’il est aussi difficile avec le reste qu’il l’est avec le thé, je compatis ! Jassif El’haraad, je suis honoré de rencontrer un ami de Jawaad.

— Abba Yebut, je le suis aussi. Le géant tendit une poignée de main chaleureuse, mais veilla à la garder souple. En serrant fort, il aurait pu briser tous les os du vieillard. Heureux de connaître l’homme qui subit les caprices de mon patron concernant sa manie du thé ; et ta fille est très belle, je lui souhaite un bon parti.

L’esclavagiste se tourna brièvement sur ses mots vers Janeel pour la saluer à nouveau d’un signe de tête poli. Il avait beau avoir une carrure de brute franchement peu rassurante, il avait des manières avec les femmes ; tout du moins un minimum.

Le vieillard répondit dans des accents chaleureux :

— Vous serez toujours bienvenue dans ma boutique, Abba Yebut, ami de Jawaad ! Merci de vos vœux. Je vais aller chercher la commande, je reviens de suite.

Sur le perron, petit havre de calme dans le flot des badauds du marché, Abba jeta encore un regard sur la fille de Jassif. Ha, il aurait fallu être difficile ou de mauvais goût pour y être insensible. Une partie de sa déformation professionnelle jaugeait du prix qu’elle aurait valu comme esclave ; et il aurait été élevé, avec une bonne application du Haut-Art dans lequel le géant était maître. Mais, quoique sa tendance à voir les femmes comme des marchandises altérât quelque peu son jugement sur celles-ci, Abba constatait que la fille du marchand, aussi bien par son allure, sa beauté et ses sourires que par son évidente finesse d’esprit, était tout à fait attirante. Elle négociait avec un entêtement admirable et plaisant face à ses deux clients, des bourgeois ventrus et trop sûrs d’eux, aux atours épouvantables de luxe bariolé et tapageur, voulant apparemment acheter du poivre de qualité rare en grosse quantité, mais le payer le prix du tout-venant. Elle leur tenait tête sans rien lâcher, ni perdre son aplomb.

Abba se demanda distraitement, le temps que la pensée vienne et reparte, ce que dirait ce marchand si un esclavagiste lui proposait de prendre la main de sa fille ; après tout, lui aussi était célibataire et pas mauvais parti ; mais l’idée alla se perdre dans un coin de son esprit et il revint sur Jawaad.

— Eh bien, maintenant je saurais où tu te fournis en thés. Il a quoi de spécial, d’ailleurs ?

Jawaad haussa légèrement les épaules.

— Tu n’aimes pas le thé, comment saurais-tu y voir ce qu’il a de spécial ? Mais ses autres produits sont bons ; et oui, tu as une bonne idée.

Abba plissa le front à la remarque, perplexe.

— De quelle idée me parles-tu donc ?

— Sa fille te ferait une bonne épouse…

Jawaad n’ajouta rien, car il avait lâché la phrase juste avant le retour du vieux marchand d’épices, lui tendant déjà les pièces pour le paiement. Abba se contenta donc de foudroyer son patron du regard, lâchant un juron à voix basse, avant de se demander si le père et la fille avaient pu entendre.

Pour la somme que Jawaad lui donna, la commande paraissait ridicule. Une petite bourse de cuir qui, à vue d’œil, ne devait pas dépasser les cent grammes, voilà ce que lui tendit précieusement Jassif en échange de cinq barres d’argent. Une petite fortune, même si sur Loss les métaux précieux : or, argent, platine, étaient plus communs et aisés à trouver que sur Terre.

La Guilde des Marchands avait imposé dans tout le sud des Mers de la Séparation un standard monétaire qui ne s’arrêtait que là où commençait la domination de l’Hégémonie d’Anqimenès. La monnaie existait en trois formes : pour les dépenses courantes, on employait des piécettes de bronze et d’argent nommés les andris ; un andri d’argent en valait dix de bronze. Les andris de bronze étaient parfois coupés en quatre, les quadrans, avec lesquels on ne pouvait se payer guère plus qu’une miche de pain et que les Armanthiens surnommaient la “ ferraille ”. Il était plus rare de trouver des quadrans d’argent, une habitude plutôt réservée aux régions des Franges ou des îles éloignées, où la monnaie circulait peu et était souvent refondue pour des bijoux et des parures. Les barres d’argent et d’or étaient quant à elles employées pour les dépenses d’importance. Chacune était frappée du sceau de la maison noble qui l’avait émise, portant ses armes, la date de sa mise en service et son numéro de lot, ce qui n’empêchait pas les contrefaçons. La frappe de monnaie restait un privilège de l’aristocratie qui gardait la mainmise sur la circulation des pièces et billets à ordre, en vertu d’accords âprement négociés avec les autorités de l’Église et les grandes corporations, toujours difficilement respectés, au prix de quelques guerres sanglantes.

Une barre d’argent vaut vingt andris d’argent, une d’or dix fois plus. Cinq barres d’argent représentent la moitié du revenu annuel d’un humble artisan ; le salaire mensuel d’un manutentionnaire est d’une demi-douzaine d’andris d’argent, au mieux. La dernière monnaie, la plus rare, est la barre de loss-métal, le trésor de chaque cité-état, qui en vaut vingt d’or ; mais on préfére systématiquement employer des billets à ordre échangeables dans des comptoirs commerciaux ou auprès des palais, contre du loss-métal ou son équivalent en monnaie. On laisse rarement ce métal si vital circuler pour les échanges commerciaux, sauf pour payer les plus chers tributs. Le billet à ordre est donc la norme pour les grosses dépenses, et chaque corporation et guilde marchande en a sa version, et son taux de change, sous le contrôle d’huissiers de l’aristocratie des cités-états, un privilège fortement disputé depuis des décennies avec la Guilde des Marchands.

Cinq barres d’argent contre le ridicule colis que Jassif avait apporté ; Abba soupira et fit partager sa mine dubitative à Jawaad. Avec ça, il y aurait eu de quoi payer un banquet fastueux et louer deux jours entiers toute une auberge de bains, esclaves des plaisirs et serviteurs dévoués compris, pour une bonne vingtaine de personnes ; et lui, il avait juste acheté une petite bourse de thé.

Jawaad comprit mais sa réponse fut encore plus joueuse, bien que son visage resta toujours aussi peu expressif :

— J’en ai acheté des plus chers. Merci, vieil homme, à dans un mois.

Abba emboîta le pas de son ami, un peu estomaqué, non sans avoir salué le marchand et sa fille d’un grand “ que vous gardiez votre eau ! ”, salut traditionnel des nomades des plaines désertiques des Franges. Le maître marchand reprenait déjà la direction des quais, rangeant sa bourse dans les poches de son kilt.

— Plus cher ? Plus cher que ça ?… Mais tu pisses des pépites de loss, ou quoi ?… Ha, par les Hauts-Seigneurs, des fois, je ne comprends vraiment pas tes manies.

Jawaad fourra à nouveau ses mains dans ses poches, fronçant un sourcil qui s’amusait de l’échange avec son second, tandis qu’ils rejoignaient le Radia Granateo.

— Je sais.

 


Le chantier naval était bâti sur l’un des nombreux îlots artificiels de la baie d’Armanth. Tout ce que l’on nommait communément la basse-cité avait été entièrement gagné sur l’eau et la ville continuait à créer des îles artificielles en plantant des palissades de piquets dans les zones de haut-fond puis en remplissant les espaces délimités ainsi avec ses propres gravats. La ville grandissait sur la baie, en recyclant ses déchets pour en faire le socle de ses nouvelles rues et maisons.

Il n’y avait pas le choix. La ville s’était étendue autant qu’elle le pouvait jusqu’aux collines, puis au nord, allant jusqu’à pousser à flanc de falaise, mais le fleuve Argas dont Armanth occupait l’estuaire était l’autre rempart qui lui interdisait de s’agrandir vers l’est. L’immense cité n’avait pratiquement pas besoin de murs, les falaises, les méandres de l’Argas, les marais qui les prolongeaient et la mer étant autant d’obstacles que seuls des navires lévitants pouvaient espérer surmonter.

Armanth, qui dédaignait les murailles et les fortifications, ne manquait pas de vaisseaux de toutes sortes ; nombre d’entre eux, appartenant à toutes les maisons marchandes, aux guildes et aux familles nobles de la cité, étaient capables de léviter, armés et redoutables. C’était, à défaut d’une véritable marine de guerre, la plus grande flotte de toutes les Mers de la Séparation.

Le Radia Granateo était une de ces îles volées à la baie, un des sept grands arsenaux de la ville. Plusieurs milliers de bâtisseurs y travaillaient sans relâche, près des immenses dérives de bois flottant venu par le fleuve depuis les forêts à plus de trois cent milles de là, attendant que les scieries les apprêtent pour devenir la matière première de vaisseaux de toutes tailles.

On comptait sur l’île plus d’une dizaine de chantiers navals, ce qui représentait potentiellement de quoi construire simultanément vingt navires à la fois. Les charpentiers et ébénistes n’étaient pas les seuls corps de métier : y travaillaient des forgerons, des drapiers de voilerie, des cordiers, des teinturiers, des ateliers de résines et des cimenteries, des ingénieurs, des fondeurs, des architectes et maîtres d’œuvre, ainsi que leurs familles vivant sur les îles et berges voisines et l’immense quantité de métiers de bouches et de services pour nourrir et entretenir tous ces travailleurs. Jawaad y possédait son propre quai d’amarrage et ses chantiers, le plus souvent occupés par trois ou quatre navires en cours de réfection. Depuis un an, on y construisait une nouvelle embarcation, un prototype, le futur vaisseau personnel du maître marchand.

Dans la cohue et les bruits des chantiers non loin, Theobos, le contremaître général, rejoignit le duo. Il faut dire que pour les repérer, il suffisait d’apercevoir le géant noir ; Abba ne pouvait pas passer inaperçu.

— Salut Jawaad, lâcha-t-il, en sueur et couvert de suie. Il se passa de plus de politesses, tendant juste une main calleuse et sale que le maître marchand serra sans hésiter. On a pris de l’avance sur le chantier ; ton coup de pouce financier nous a bien aidés. Tu veux le visiter ? Je te préviens, les aménagements intérieurs ont juste commencé.

— Je suis là pour ça.

Un beuglement suivi de jurons et d’exclamations de toutes sortes se fit entendre. Plusieurs hommes se mirent à courir sur le quai surchargé vers une pile de lambris laqués qui menaçait sérieusement de s’effondrer, ses cordes prêtes à rompre. Theobos se tourna sur la scène en poussant une gueulante retentissante. Il avait de la voix.

— Mais par les tripes de Neptune, qu’est-ce que vous avez foutu, bande d’ahuris ! Non ! Pas par en dessous, ça va vous retomber sur la caboche !

Le puissant contremaître tirait sur la cinquantaine. Vêtu d’un kilt de cuir tressé sur un vaste pantalon de toile, il arborait pour tout haut un tablier lui aussi d’un cuir noir et éraflé, débordant de poches pleines. Le visage mangé par une barbe hésitant entre le châtain clair et le vieux gris jaunâtre, le crâne chauve comme un œuf, on y devinait au-dessus de la nuque un symbiote discret, apparaissant comme à peine plus qu’un tatouage en arabesques autour d’un petit noyau central. Il aurait presque pu concurrencer Abba pour sa musculature, s’il n’avait pas été si petit comparé au géant. Il se retourna vers Jawaad.

— Il faut que j’aille voir. Ces planches coûtent une fortune, ils vont m’en bousiller si je les laisse faire.

Le maître marchand fit un signe de tête à peine visible pour acquiescer mais Theobos courait déjà, éructant des ordres à ses hommes avec un langage qui fleurissait de jurons variés, faisant lever un sourcil curieux à Jawaad. Il y en avait deux ou trois qu’il trouvait plutôt originaux et qu’il n’avait que rarement entendus.

Abba n’avait quant à lui pas bougé un doigt. Soit, s’il s’y mettait, il aurait déplacé à lui seul ce que cinq de ces ouvriers auraient eu peine à mouvoir, mais ce n’était pas son boulot et il n’était pas question qu’il s’abaisse à ce genre de trucs s’il n’y était pas contraint. De toute manière, ça concernait la mer et les bateaux et le géant avait une sainte horreur de tout ce qui flotte ou lévite. Il souffrait non seulement de vertige, mais également du mal de mer. Il préféra approcher du navire qui était pratiquement achevé, pour admirer de plus près le chef-d’œuvre qu’avait commandé son ami.

— Alors, c’est ça ton prochain vaisseau ?… Il est plutôt… petit…

Jawaad suivit le géant et acquiesça d’un signe à peine visible.

— Il est rapide.

— Rapide comment ?

— Très rapide.

Le vaisseau était d’une conception révolutionnaire pour les standards maritimes lossyans. Il avait les allures d’un véritable voilier, et aurait été dans sa forme générale comparable à un clipper ; on ne devait pas compter plus d’une douzaine de navires de ce type à avoir jamais été mis en chantier et c’était un des premiers à être achevés. Très fin, taillé pour la course, il sacrifiait en effet du volume pour une coque effilée. Il pourrait emporter bien moins de marchandises que les navires courants de type caravelle ou galion, mais il était évident que sur mer il filerait comme le vent. Ses dimensions le rendaient pourtant quand on le voyait ainsi, malgré une mâture foisonnante et plus complexe que tout ce qui se faisait, plutôt modeste en comparaison des énormes vaisseaux marchands construits sur ces chantiers.

— Il a quand même l’air ben… petit, quoi, et fragile. Tu vas l’armer, au moins ? Et… il va léviter, je suppose ?

Jawaad plissa les lèvres en un sourire bref. Il savait l’horreur qu’Abba avait de se retrouver à plusieurs mètres au-dessus du sol, dans un navire ne tenant les airs que par la force de répulsion des moteurs à Loss.

— Deux fois douze canons-impulseurs latéraux, plus deux à l’avant et deux à l’arrière ; et, oui, il va léviter, plus haut que tous les autres.

— Plus haut tu dis ?… Combien ?

— Plus de douze mètres.

Abba avança encore pour détailler le navire ; il y avait de la place pour une voilure conséquente. Le plus notoire était, en plus des trois mâts principaux, la mâture orientable de chaque côté, que l’on déployait pour happer et canaliser le vent quand on voguait au-dessus des terres. Celle-ci était montée sur des pivots impressionnants, fait d’acier, là où le plus souvent on se contentait d’ouvrages de bois renforcé et de cordes. Une bonne partie des structures mobiles fragiles avaient été remplacées par de l’acier et du ciment de résine, une invention récente assurant un matériau solide, mais surtout souple et très léger ; un matériau qui coûtait très cher. Ce navire était parmi les premiers à bénéficier de cette ruineuse innovation.

— Tu n’as pas lésiné. J’admets, il est magnifique, mais, bon, ça reste un bateau ; et un petit…

Jawaad ne fut pas surpris de la remarque et ne commenta pas, tandis que les deux hommes marchaient au bord du quai, inspectant le navire en attendant le retour de Theobos dont on pouvait entendre les jurons d’ici à sans doute l’autre bout du chantier naval.

— Et tu as choisi son nom ?

Le maître marchand acquiesça :

— La Callianis.

— Tu veux dire “ le ”, non ? En tout cas, joli nom.

— La Callianis. Callianis est une nymphe des mers ; les océans accueillent plus généreusement une femme sur leurs flots qu’un homme.

— Je croyais que tu n’étais pas superstitieux ? Et tout le monde nomme ses navires de noms masculins, non ?

Jawaad eut un sourire amusé. Abba était autrement plus pointilleux avec les croyances, les légendes et les bons et mauvais signes que le maître marchand.

— Tout le monde pense qu’un navire doit dominer la mer ; tout le monde se trompe, on ne peut la dompter. La Callianis y voguera comme une nymphe dans son élément.

Tandis que les deux hommes arrivaient non loin de la passerelle, Abba changea de sujet. Il n’avait pas remis la chose sur le tapis depuis les trois derniers jours, principalement accaparés par son travail à sa propre Maison des Esclaves.

— Alors, au fait, tu ne m’as rien dit sur la rousse de chez Priscius ?

Jawaad tourna la tête vers son second, sans rien laisser paraître, comme toujours.

— Ha… oui. Je l’ai vue avec sa sœur aînée, d’ailleurs. Elle est en effet ce que je cherchais, je pense.

— Haaa ! Tu veux dire qu’on a enfin trouvé cette barbare pour laquelle tu nous bassines depuis si longtemps ?

Le maître marchand, retournant son regard sur son futur navire, hocha à peine la tête en confirmation, comme toujours sans montrer vraiment d’autre signe lisible sur son visage. Abba reprit :

— Je t’avouerai que, du peu que j’en ai vu, je me demande bien ce que tu lui trouves de si spécial. Elle ne ressemblait pas à grande chose de très attirant ; d’un autre côté, elle était complètement en vrac quand je l’ai vue dans les cages de Batsu.

— Tu le sauras vite…

— Pour changer… Rassures-moi, elle est quand même moins démolie que quand je l’ai aperçue, hm ? Et tu dis qu’elle a une sœur ?

— Elle l’est moins ; et oui, elle a une sœur, très belle. Elle ne m’intéresse pas, je n’en ai besoin que d’une.

Pour changer, Jawaad restait laconique. Abba allait lui en faire la remarque quand un cri retentit. Il eut l’idée de lever les yeux, à un mouvement qu’il entraperçut : trois mètres au-dessus de lui, tout un paquet de linteaux venait de rompre ses attaches alors qu’une grue le soulevait et s’effondrait. L’homme qui avait crié, un ouvrier chargé de diriger la manœuvre pour le grutier, était à plusieurs pas. Même en courant, il n’avait aucune chance d’intervenir ; il se ferait écraser par la masse de bois.

Personne ne pourrait survivre à un poids pareil ; Abba en eut conscience dans la seconde. Tendant le bras, il poussa son patron pour le propulser le plus loin possible. Il n’avait pas cherché à comprendre : il allait y rester, mais il pouvait sauver Jawaad ; le maître marchand ne faisait pas le poids contre la force décuplée du géant et valdingua à plus de trois mètres. Derrière lui, l’énorme masse mal arrimée dégringolait en un ensemble instable, qui allait écraser son second.

Jawaad ne tendit pas la main vers Abba quand il toucha terre. Il ne tenta pas un mouvement, c’était trop tard, mais il se mit à entonner un Chant. Un son sourd et grave, puissant et bas. Le “ hoooooommm ” qui sortit de sa gorge sembla faire vibrer l’air.

Ce qui se produisit à l’instant fut difficile à saisir pour qui n’était pas juste à côté de la scène : les poussières au sol se mirent à léviter. Une sorte de frisson d’électricité statique traversa le colosse prêt à la mort. Tout ce qui était métallique dans les environs s’ionisa immédiatement en produisant une légère aura bleutée ; mais surtout les choses qui devaient chuter en suivant les lois de la gravité ralentirent, comme si elles souhaitaient finir paresseusement leur course inexorable.

Abba n’avait que sa force pour éviter de se faire écraser par la masse. Il avait les bras tendus au-dessus de sa tête quand le paquet de linteaux le percuta ; il savait qu’il allait mourir. Il poussa un hurlement de toute sa rage, venant du plus profond de son être ; un dernier appel primal pour survivre et une tonne de planches et de poutres de bois vola loin de lui sous sa poussée désespérée, soudainement décidée à respecter à nouveau les lois de la physique. Le son qu’avait émis Jawaad s’était tu. De toute manière seul le fracas des linteaux s’écrasant au sol, emportant dans leur chute la passerelle, certains tombant dans l’eau, put être entendu.

Il y eut un grand silence tandis que la poussière se dissipait. Jawaad se relevait un peu endolori tandis qu’Abba se tenait debout, laissant lentement retomber les bras le long du corps ; il était le premier surpris d’être en vie, mais il tourna la tête pour fixer Jawaad tandis que des ouvriers couraient vers eux dans une certaine panique, voulant savoir qui était blessé et ce qui s’était passé. Au milieu de la cohue des hommes venant aider le duo, Theobos rejoignait la foule en poussant une autre volée de jurons de sa voix tonnante. Abba, qui n’avait pour toute blessure qu’une bonne grosse plaie sur chaque avant-bras abrasé par le bois, demanda à son patron :

— C’est toi ? Je ne crois vraiment pas être si fort.

Jawaad se contenta d’un hochement de tête à peine visible mais reprit, en repoussant doucement l’ouvrière arrivée en trombe avec une sacoche médicale pour l’inspecter, lui désignant plutôt son ami :

— À mon avis, tu es bien assez fort pour ça, mais tu as eu de la chance.

Le maître-marchand ne développa pas plus. Il se dirigea vers le plus gros du paquet fracassé sur le quai, laissant Abba qui tentait vainement d’échapper lui aussi à l’attention de la femme qui avait accouru pour soigner les blessés. Lui s’intéressait aux cordages qui avaient cédés et se pencha pour en saisir un.

— Theobos, quel âge ont ces lots de poutres ?

Le contremaître approcha lui aussi, s’accroupissant près de son patron.

— Ils ont été livrés depuis la menuiserie il y a une semaine…

Le gaillard arrêta sa phrase pour fixer le bout de corde que Jawaad tenait. Les fibres apparaissaient effilochées comme si elles avaient été abrasées par une usure prononcée.

— Ça, ce n’est pas normal.

Jawaad acquiesça, sans rien ajouter. Il lâcha la corde pour aller voir sa jumelle, qui avait subi le même traitement ; elles avaient clairement été limées pour les fragiliser, de telle manière que l’on puisse imaginer un accident. La seule question était : comment avait-on préparé ce plan pour s’assurer qu’elles rompent au bon moment, c’est-à-dire à son passage ? Se redressant il posa son regard sur Abba qui somme toute s’en tirait bien, puis retourna à Theobos :

— Renvoie tous les hommes qui travaillent aujourd’hui aux grues et au chargement des palettes et fais-moi la liste de leurs noms.

Le contremaître confirma :

— Bien sûr, Jawaad. Tu veux que je cherche le responsable de ça ?

— Non, tu diras que c’est un accident. Je m’occupe du reste.

Theobos n’insista pas ; il connaissait assez bien le maître-marchand pour savoir que, d’une part, il n’expliquait jamais rien et que, d’autre part ces simples mots signifiaient que les responsables et leur commanditaire allaient avoir de gros soucis à se faire, désormais.

 


Abba avait fini par se faire traîner dans les baraquements des ouvriers du chantier et, malgré ses protestations véhémentes qui finirent même par arracher un rire à Jawaad, il fut soigné, chouchouté et inspecté sous toutes les coutures par l’infirmière improvisée qui était venue à sa rescousse. Le géant aurait pu l’envoyer paître sans mal mais celle-ci, qui ne s’en laissait pas compter, n’avait pas lâché prise. Vu son âge, elle devait avoir des fils adultes et elle savait y faire ; l’esclavagiste n’avait aucune chance, sauf à paraître grossier.

— Non, mais là, c’est bon. Enfin, femme, ce n’est rien ; un peu d’eau pour débarbouiller le sang et c’est réglé !

— Tût tût tût ! Vous auriez pu y passer et je ne vais pas laisser partir un de mes patrons avec une plaie qui peut s’infecter.

— Mais…. Aïe ! Mais ça fait mal ! Femme, arrête ça de suite, je vais très bien !

— Ha, bah c’est normal que ça pique un peu, c’est de l’aquavit stérilisé ; ça va passer très vite, ne me dites pas qu’un homme bâti comme vous est douillet ?

— Quoi ? Aïe ! Non, mais… je ne suis PAS douillet, par mes ancêtres !

Jawaad, appuyé contre l’entrée du baraquement, décida de prendre l’air dans un autre rire, laissant son second se débrouiller avec sa soigneuse. Il se tourna sur son navire qui pointait fièrement ses mâts vers le ciel. Le regard assombri, il retourna à ses réflexions tandis que, plus loin, Theobos discutait de sa voix rugueuse et tonitruante avec les manutentionnaires du chantier qui avait tous été peu ou prou mêlés à l’accident.

Il y avait tellement de raisons de vouloir tuer un maître-marchand que la liste ne pourrait jamais être exhaustive. Ce n’était pas la première fois qu’on attentait à la vie de Jawaad et ce ne serait pas la dernière ; mais c’était la première fois qu’on déguisait si habilement cette tentative en accident.

Les guerres intestines entre grands marchands sont monnaie courante, à Armanth. Le Conseil des Pairs, organe législatif de la cité, compte trente membres ; il ne doit en compter que ce nombre même si dans l’histoire, au fil des crises, il avait oscillé d’un peu plus de vingt à presque quarante. Tout maître-marchand peut être éligible, mais la seule manière d’y entrer est d’être désigné par ses pairs. Ainsi donc, tous les cinq ans, une courte liste des nouveaux membres éligibles est annoncée, servant à remplacer des consuls décédés, démissionnaires, ou déchus. Depuis plus de dix ans, un nom et une place attitrée étaient donnés à un des maîtres marchands les plus célèbres de la ville et Jawaad avait refusé d’y siéger. Deux fois.

Pour beaucoup de gens, c’était du jamais vu ; mais être éligible, selon les lois du Conseil, signifiait que cette place était dévolue uniquement à qui était choisi. Depuis dix ans le Conseil n’avait donc que vingt-neuf membres, car aucun autre candidat n’avait été pressenti. Cela avait donné lieu à des débats houleux dont les hérauts et les crieurs relayaient les plus notables moments sur les grands-places. Tout le monde dans la cité s’intéressait à la politique et tout le monde avait entendu parler de l’homme qui refusait le second plus grand honneur d’Armanth. Le premier était d’être élu Élegio, juge suprême d’Armanth et chef de l’exécutif.

Une manière couramment employée pour régler ces soucis de succession et d’éligibilité dans les grandes familles de la cité était l’élimination de la concurrence. La méthode légale, la plus répandue, constituait à tenter de ruiner son rival le plus accessible ou à le discréditer publiquement. Pièges, mensonges, tromperies et traquenards politiques étaient monnaie courante pour faire tomber un chef de grande famille de son piédestal et ainsi prendre sa place comme membre éligible du Conseil ; mais cette technique avait ses limites, cela pouvait prendre du temps et le rival pouvait employer les mêmes méthodes, avec d’autant plus de poids qu’il était riche ou influent.

L’autre méthode, moins bien vue, était l’assassinat. Seuls les hommes adultes ayant fait leurs preuves, donc déjà d’âge mûr et maîtres-marchands pouvaient être élus ; la cible était donc facile à identifier et, une fois éliminée, on était tranquille quelques années. La contrepartie, c’est que cela avait déclenché de terribles vendettas dont certaines s’étaient soldées par de véritables guerres civiles dans les murs de la ville et des massacres de familles entières. Seul alors l’arbitrage – parfois musclé – de l’Élegio pouvait interrompre ce genre de vengeances avant qu’elles ne s’étendent entre familles alliées et ne mènent des quartiers entiers d’Armanth à la ruine. C’est ainsi qu’une ou deux fois, la ville était descendue à une vingtaine de consuls avant que ne cessent enfin les représailles.

Assassiner Jawaad était la voie la plus logique. Le maître-marchand n’avait aucune famille ni héritier. Ses rares amis et alliés proches lui vouaient tous une indéfectible fidélité, il n’y avait donc pas la moindre chance de les soudoyer ; et comme il protégeait sa vie privée avec la hargne d’une draekya protégeant sa couvée, les moyens de pression directe pour le discréditer efficacement manquaient.

Jawaad en voyait pourtant quelques-uns. Il était connu qu’il importait des produits rares et des artefacts depuis le Rift et commerçait donc avec les Jemmaïs, ce qui était en théorie formellement interdit et même passible de mort pour les ordinatorii ; et si Armanth se moquait un peu des lois de l’Église, il y avait une limite à son irrespect religieux. On soupçonnait le maître-marchand d’avoir des contacts avec certains pirates, ce qui d’un autre côté n’était pas surprenant, beaucoup de marchands entretenaient ce genre de relations, y compris en payant quelques pots de vin, pour protéger leurs navires ; mais là encore les lois de la cité étaient sans pitié avec qui était accusé, avec des preuves, de financer ou d’encourager le pillage maritime ou de caravanes. Il était aussi réputé arrogant et hautain avec ses pairs et avoir conclu des accords controversés aux limites de l’injure envers certains clients et fournisseurs ; Armanth avait là aussi des codes judiciaires particulièrement brutaux et sans concessions pour la fraude commerciale. On pouvait aussi aisément lui inventer des relations douteuses, voire sulfureuses. Après tout, un de ses hommes de confiance était suspecté être un assassin, n’hésitant pas à user de fourberies et de poisons.

Qui aurait eu la patience de se pencher sur le passé de Jawaad et de fouiller les archives administratives, ce qui aurait cependant représenté un travail de titan, eût pu trouver amplement de quoi s’attaquer sérieusement à lui ; mais il aurait fallu pour cela être autrement plus convaincant que le marchand ne l’avait été pour protéger ces documents de toute curiosité. Jawaad avait fait détruire les papiers les plus compromettants sur son passé et faisait surveiller les archives qui contenaient de manière indirecte de quoi remonter son histoire personnelle, qu’il avait veillé à rendre totalement hermétique.

Enfin, et surtout, il possédait un talent rare : il était Chanteur de Loss. Un pouvoir dont l’hérésie était telle que s’il était connu, strictement rien, ni sa fortune, ni son pouvoir ne pourrait le sauver. Bref, les outils pour le faire chuter étaient nombreux ; mais les preuves manquaient ou simplement n’existaient plus. Cela n’avait pas empêché certains d’essayer, pour constater que sans véritables ressources sur quoi s’appuyer, les calomnies et rumeurs glissaient sur le marchand et son réseau comme de l’eau sur l’ardoise. L’assassinat était finalement plus efficace et moins aléatoire ; mais quelque chose avait changé cette fois.

En général, les tentatives de meurtre impliquaient une poignée de soudards armés dans un coin sombre, comme cela était maladroitement arrivé trois semaines plus tôt ; plus rarement un tueur compétent équipé d’une arbalète ou d’un impulseur attendant le moment propice, ce qui là encore était arrivé. Voire parfois du poison, qui avait coûté au maître-marchand un de ses vieux amis et serviteurs et son esclave personnelle. Bref, des méthodes directes, ou à tout le moins classiques, que Jawaad connaissait fort bien et dont il savait se prémunir ; mais ici il avait fallu une organisation méticuleuse et longuement planifiée pour simuler un accident au bon moment, qui n’aurait laissé aucune trace et n’aurait pu désigner personne comme coupable de son décès.

C’était un plan rusé, échafaudé avec soin. Le taciturne marchand en eut un bref instant l’esquisse d’un sourire sombre, malgré ses préoccupations : il se trouvait quelque part un adversaire digne d’intérêt pour lui, bien qu’il serait sans pitié s’il venait à l’identifier. Celui qui souhaitait sa mort y mettait les moyens, il n’en aurait que plus de satisfaction à devoir user de tous ses moyens et son intelligence pour le démasquer et l’éliminer.

Le sourire de Jawaad frappa Abba qui, enfin, était parvenu à s’extirper des attentions de sa soigneuse. Ses avant-bras étaient maintenant couverts de bandes de gaze blanche ; il trouvait cela un peu exagéré pour seulement quelques méchantes abrasions. Il rejoignit son ami devant le perron du baraquement.

— Quand tu souris ainsi, c’est que tu as une de ces idées qui ne présagent rien de bon.

— J’ai un adversaire intéressant.

— Tu ne trouvais pas en avoir déjà assez ? Il ne se passe pas une semaine sans que tu te mettes quelqu’un à dos. Tu le sais puisque tu le fais exprès, la plupart du temps !

— Ce sont des rivaux, ils sont insignifiants ; pas celui qui a préparé ce plan. Lui sait ce qu’il veut et comment l’obtenir.

Abba lâcha un énorme soupir, en fixant sur les quais le tas de bois qui avait failli le tuer. Qui aurait dû, en fait, le tuer.

— Ouais, je vois. Un véritable adversaire, intelligent et retors, qui sera opiniâtre et patient. Un peu comme toi, quoi. Un type dangereux dont tu vas devoir anticiper et déjouer les pièges ; et ça t’amuse. Des fois, je ne te comprends pas. Mais… au fait, tu n’aurais pas dû faire ça…

Jawaad sut immédiatement de quoi parlait son second. Sur sa dernière phrase, il avait baissé le ton pour parler à voix basse. Le maître-marchand répondit de la même manière, après un rapide regard autour d’eux. Il n’y avait personne d’assez près pour entendre.

— Faire quoi ?

— Tu le sais très bien ! Tu as employé le Chant de Loss !

— Tu m’a entendu Chanter ?

— Non, mais je l’ai senti, de près, même. Et y’avait une tonne de bois ; je devrais être mort, je sais que tu peux faire ça, mais tu sais très bien ce que tu risques si jamais on apprenait que tu es un Chanteur.

Jawaad acquiesça d’un signe de tête à peine visible. Sa voix restait détachée, son regard sur son navire.

— Oui. L’asservissement, la traque, la ruine. La fuite. En conclusion : la mort. C’est ce que tu risquais.

— Mais je suis ton second, par les Hauts Seigneurs. Ce n’est pas comme si je n’avais pas déjà risqué ma vie pour toi ! C’est aussi mon travail.

— Et moi de sauver mon ami. Personne n’a entendu ; en parler encore ne sert à rien.

Abba n’insista pas plus. Il tourna juste son énorme tête sur son patron, cet homme à qui il devait la vie bien plus que cette fois-là et l’inclina longuement.

— Merci d’avoir pris le risque. Maintenant, allons trouver le moyen de démasquer ton fameux adversaire ; si tu permets, une fois qu’on saura qui c’est, je me réserve le plaisir de régler mes comptes avec lui en tête-à-tête.

La réflexion d’Abba arracha un sourire à Jawaad.

— Du moment que je l’élimine, je me fous bien de savoir par qui.

Abba acquiesça, satisfait. La tournure de phrase était étrange, mais Jawaad parlait toujours ainsi ; cela participait de son talent pour agacer ses interlocuteurs, mais l’esclavagiste le prit comme il savait pouvoir le prendre. Si jamais ils trouvaient celui qui avait tenté cet assassinat, Jawaad s’arrangerait pour que le géant ait le plaisir de le tuer lui-même.

 

Read Offline:

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :