Les légions de Nashera fondaient dans les rues en vagues successives, piétinant les gravats des bâtisses que le béhémoth avait soufflés sous lui. Dans les ruines, derrière les murs des jardins et des cours intérieurs, l’arrière-garde de Mélisaren défendait chèrement sa vie en tentant de couvrir la retraite de ce qui restait encore de ses armées, sous le déluge incessant des boulets fondant depuis le port en ravageant toits, façades et pavés. Mais soldats comme civils, tous se précipitaient tous vers la Ville-Haute dans un chaos incontrôlable, sans chefs, sans ordres, se massant devant les portes de l’enceinte intérieure sans pouvoir y pénétrer. La ville elle-même était devenue une nasse où tous étaient piégés et, pour les plus malins ou les plus chanceux, c’était désormais la fuite et le sauve-qui-peut, par tous les moyens possibles.

L’Achimétée s’embrasa pour se changer brutalement en torche, le pont arrière pratiquement coupé en deux par un nouveau coup au but dévastateur, suivi dans sa chute par une corvette dévastée par les tirs, hors de contrôle, qui vint le percuter de plein fouet, avant de s’écraser sur la ville avec lui, rajoutant encore de nouveaux brasiers aux incendies qui faisaient rage. Derrière eux, l’Al’abar et le Mezzono faisaient tout leur possible pour virer de bord et retourner vers le port, sans grand espoir d’avoir la moindre chance de survivre aux bordées du monstre volant qui les talonnait.

Lira fut parmi les premières à voir, avant même de les entendre, les énormes bouler vrombir sur la flotte. L’un deux frôla le pont en emportant des boutes et tout un pan de bastingage, tuant un mousse au passage, avant d’aller se perdre dans une énorme gerbe d’eau dans la rade. La seconde bordée arriva juste après. La Lame d’Argent ne comprit pas comment elle sut qu’elle allait être touchée ; lâchant un cri qui devint un Chant discordant, dont les notes faisaient vibrer l’air, elle attrapa Amaris et son capitaine et les entraina vingt mètres plus loin, à une allure surnaturelle. Le temps d’un battement de paupières, elle s’était abritée derrière un cabestan ; seule une balle aurait pu se déplacer si vite. À vingt pas de là, l’impact du boulet, qui frappa où se trouvait le trio, déchiqueta un canon et ses servants. D’autres s’écrasèrent contre la coque, faisant exploser l’épaisseur d’un mètre de structures de bois, arrachant des esquilles qui ravagèrent le pont inférieur, soufflant des braises qui propagèrent les premiers feux. Le Grâce de Feu souffrait comme jamais ; il ne tiendrait pas longtemps ainsi.

— On ne leur cause pas assez de dégâts !

Eorsès en était encore à se remettre de ce qui venait de se passer, sans avoir le début d’une explication. Il avait juste saisi que Lira lui avait sauvé la peau, ce qui finalement lui suffisait dans l’immédiat :

— Mais il mord à l’appât ! Il faut le mettre entre nos lignes !

Se relevant prestement, le capitaine cria de toutes ses forces pour tenter de se faire entendre, s’aidant à grand renfort de gestes des bras :

— Ordonnez la ligne ! Vite !

Hissant les fanions, les hommes de hune répondirent de leur mieux à l’ordre, pour le communiquer au reste de la flotte. Mais, même dans l’urgence de la bataille et même avec des navires lévitant, plus maniables que s’ils eurent à compter sur la seule force du vent, la manœuvre prendrait du temps ; un temps que le béhémoth mettrait à profit pour poursuivre son pilonnage. Eorsès n’avait guère le temps de penser aux chances qu’il avait désormais d’y passer, à n’importe quel moment. Mais Lira, elle, ne pouvait l’ignorer. Il n’était pas dit qu’elle et les siens sortiraient vivants de cette bataille.

Depuis l’avant de l’Asphodèle, Alterma en était réduite à être spectatrice d’une scène si formidable que son esprit tendait à vouloir en rejeter la réalité. Le galion commandé par Davio était resté en retrait et, jusque-là, la portée de l’énorme vaisseau volant de Nashera ne suffisait pas pour qu’il eut à craindre quoi que ce soit. Mais le monstre se rapprochait et, s’il avait en ligne de mire les navires lévitant lui tenant tête, quelques boulets perdus pouvaient très bien mettre à mal le navire, déjà abimé par les affrontements de la nuit.

La comptable serrait le bois du bastingage à s’en blanchir les phalanges. Dans la rade, d’énormes gerbes d’eau barraient le ciel de trombes blanches, à chaque impact de boulet, soulevant une écume qui retombait en pluie, jusqu’au visage de l’armanthienne. Et, parfois, sous une gerbe, une chaloupe disparaissait, pour ne plus réapparaitre, ou seulement plus tard, ce qu’il en restait, laissant dans les eaux cadavres et blessés, dont nombre de noyaient. Beaucoup de ces hommes ne savaient pas nager, même chez les marins. Fallait-il donc être incroyablement courageux ou totalement dément pour embarquer sur ces esquifs et se porter au secours de la masse des fuyards qui s’entassaient sur les quais ? Peut-être ni l’un ni l’autre, finalement. Peut-être, songea amèrement Alterma, qu’il fallait simplement honorer son sens du devoir… et peut-être que la démence ou le courage, c’était simplement ce qui permettait, ensuite, d’espérer en revenir en vie.

À cet instant, la comptable aurait tout donné pour être ailleurs : au calme feutré de son bureau de l’Alba Rupes, à la vue sur les jardins fleuris d’Armanth, seulement dérangé par les roucoulements des oiseaux et les aboiements joyeux de quelque chien dans le parc. Suivre Abba avait été une folie, qui pouvait fort bien mal se terminer pour elle et encore plus assurément pour l’esclavagiste et le reste de la maisonnée de Jawaad, qu’ils étaient venus chercher. C’est pourtant en dessinant un sourire amer qu’elle songea que, si elle revenait de cette aventure démente, elle aurait une histoire à raconter à ses petits-enfants pour de longues veillées d’hiver.

Un hoquet de terreur interrompit ses pensées. Un boulet s’était écrasé en une gerbe énorme à seulement six pas de la chaloupe où se trouvait Abba, manquant de faire chavirer son embarcation. Le cœur battant, elle riva son regard sur l’esquif, qui reprit sa route, à la rame, vers les premiers pontons. L’histoire était loin d’être achevée ; elle ne pouvait plus que prier, pour que celle-ci ne soit pas un récit de deuils et de drames.

 


 

L’impact le plus proche ravagea ce qui restait d’une réserve de bois, projetant des buches et des esquilles qui strièrent l’air en sifflant. Déséquilibré par le souffle, la hache ardente d’Eïm rata son coup, tandis que l’énorme créature se retournait sur lui. Il eut juste le temps de se relever et se mettre en garde ; le monstre chargeait.

Lisa avait, elle aussi, pris le souffle de plein fouet ; aveuglée par la poussière, percutée par les débris, à bout de forces, elle n’avait pas eu le temps ni d’achever sa tâche ni de parvenir à se protéger de l’impact. Tombant un genou au sol, elle ne vit rien de la scène qui se jouait à quelques mètres d’elle ; elle s’attendait seulement à ce que le dernier dévoreur surgisse de la fumée et achève ses souffrances. Elle y était prête, mais elle ne se laisserait pas tuer sans un dernier sursaut ; si elle devait mourir, il mourrait avec elle, quoi qu’il arrive. Elle sentait son propre sang couler, venant maculer son sarouel de soie, sans pouvoir dire où elle pouvait bien être blessée ; elle ne ressentait rien. Elle tenta de se redresser, une première fois, puis encore une autre, sans y parvenir. Étrangement, le monstre n’était pas apparu pour venir mettre fin à ses jours.

C’est à cet instant que Lisa retrouva l’usage de son ouïe, en même temps qu’elle aperçut, à travers les fumées, la lutte au corps à corps entre le dévoreur et un homme à la stature colossale. Eïm, qu’elle ne reconnut pas de suite, était aux prises avec le monstre dans un corps-à-corps déchainé. Même d’une taille hors-norme, le guerrier paraissait petit face à la créature humanoïde qui faisait près de trois fois son poids ; à simplement les comparer, personne n’aurait donné une seule chance au combattant, fût-il une légende vivante. Autant de rage que d’instinct de protection, Lisa tenta de Chanter et terrasser le dévoreur. Mais sa voix s’érailla de suite, lui arrachant un couinement douloureux ; elle eut beau s’y essayer, c’était peine perdue. Le souffle court, vidée de ses forces et la gorge en feu, elle réalisa, peinant à se relever, qu’elle était désarmée ; son pouvoir de déesse parmi les lossyans avait une limite et elle venait de l’atteindre.

Au même instant, Eïm parvint à se hisser littéralement sur son formidable adversaire et lui asséna enfin le coup de grâce, le fer brûlant de sa hache perforant le crâne de la créature. Il donna encore plusieurs coups tandis que le monstre s’effondrait ; ce n’était pas totalement gratuit, malgré la frénésie de tuerie qui l’avait brièvement submergé : il avait déjà vu ces horreurs se relever des pires blessures, autant ne pas prendre de risques. Une fois assuré que la chose était bien morte, il reprit son souffle, le regard rivé sur la jeune femme à genoux et chancelante à quelques mètres de lui. Il avait vu ce dont elle était capable et aurait aimé pouvoir dire qu’elle n’avait guère besoin de lui pour se défendre. Mais ce qu’il voyait était une fille courageuse, qui avait sauvé bien des vies, la sienne comprise, mais fluette et fragile, terrassée d’épuisement. Sans attendre, il fila vers elle et l’attrapa sous les bras, avant de la ceinturer, une main sur sa bouche pour la bâillonner. On ne sait jamais, elle pourrait très bien, dans un réflexe d’autodéfense, le réduire en mille morceaux. Lisa se débattit immédiatement, tandis qu’il l’entrainait de son mieux au travers des décombres :

— Calme-toi ! Calme-toi, je ne peux pas te laisser là, il faut partir ! Sous peu, ça va grouiller de légionnaires ici et tu ne veux pas savoir ce qui t’attend si tu restes, tu comprends ? Bon, si je retire ma main, tu ne m’écartèles pas en Chantant, d’accord ?

Joignant le geste à la parole, Eïm ne la relâcha cependant pas. En l’attrapant, il avait eu le temps de voir le sang qui coulait de son dos jusqu’à son boléro et son sarouel ; il n’avait le loisir de s’inquiéter en détail de la blessure et il se savait lui-même pas plus beau à voir. Mais il ne tenait pas à risquer que la fille faiblisse ou pire, s’évanouisse en tentant de le suivre. Après tout, elle ne pesait, pour lui, presque rien.

Lisa répondit d’un signe de tête, avant une tentative, avortée par une quinte de toux, de parler. Elle ne put que croasser piteusement :

— J’ai… j’ai plus de forces.

— Ben tant mieux, rétorqua le guerrier. Enfin, non, pas tant mieux, tu nous aurais bien arrangé tous les deux si t’avais pu chanter un p’tit coup et nous dégager la route. Tu peux marcher, petite ?

Lisa hocha la tête. Eïm la relâcha, la main poisseuse de sang. Il doutait que la terrienne tienne debout bien longtemps et se pencha sur elle pour tenter de voir d’où provenait l’hémorragie. La plaie était une profonde coupure, juste sous la nuque, qui saignait abondamment. Mais le guerrier ne pouvait strictement rien y faire.

— Appuie fort ta main ici, dit-il en montrant la plaie. Tu es sûr de tenir le coup ?

Lisa acquiesça encore en grimaçant, posant son regard, d’un vert de jade à s’y noyer, sur le spectacle de désolation qui avait été, la veille encore, des rues et une place, magnifiques, accueillantes et grouillantes de vie. Elle se demanda combien d’autres corps étaient désormais enterrés sous les décombres, avec ce qui restait d’Azur ; est-ce que s’y trouvaient aussi les restes de Sonia, de Duncan, de Lilandra ? Qui restait encore en vie de ceux qu’elle connaissait ? Est-ce que même Jawaad avait survécu ? À cette pensée, elle eut une nausée qui lui souleva le cœur et l’estomac, dans une brutale poussée de panique.

— Hey hey hey, fit Eïm, tu vas pas t’effondrer, hein ?

La seule réponse de Lisa fut un vomissement brutal. Une partie des miasmes acheva sa course sur les bottes du guerrier ; il aurait bien râlé, mais il n’en était plus là depuis un moment. Dans un mouvement tendre, le colosse aida la jeune femme à se redresser de son mieux. Sur le visage de Lisa, noir de suie, brillant de sueur, deux lignes pâles dessinaient le passage de ses des larmes brulantes. Eïm lui fit un signe de tête, compréhensif :

— Y’a de quoi pleurer, ouais, je sais. Et on n’a encore rien vu. Mais là, il faut survivre, petite. T’as toujours été courageuse, tu me l’as montré ; t’es forte, alors, sois-le, encore un peu, le temps qu’on sorte de là. Tu pourras ?

Lisa toussa piteusement, crachant en secouant la tête, se retenant au colosse, avant de se reprendre, inspirant une grande bouffée d’air. Oui, elle était en vie, contre toute attente. Alors, peut-être n’était-elle bel et bien pas la seule et elle n’avait qu’un moyen de le vérifier : se battre pour le rester.

— Oui, croassa-t-elle. Oui, je pourrais.

 


 

Un nuage noir de cendres engloba le groupe autour de Duncan, avalant tout le monde dans une poussière opaque. Sonia n’eut pas le temps de cacher son visage et elle arracha un de ses voiles de soie pour essuyer les larmes d’irritation qui lui brûlaient les yeux. Au-dessus de l’éducatrice, le béhémoth crachait le feu par tous ses canons dans un bruit de fin du monde, repoussant sous lui des masses de gravats qui formaient un mur mouvant, opaque et aveuglant.

Sonia n’entendait plus rien et cela devait être le cas de tous ces gens qui, autour d’elle, couraient pour sauver leur vie. À ses côtés, Damas poussait les quidams les plus proches de son mieux, pour entrainer Duncan, Lilandra et leurs serviteurs vers les ruelles dérobées où il pourrait rejoindre ses hommes et parvenir à évacuer. Les impacts des canonnades dévastaient la ville, projetant des débris qui balayaient mortellement les fuyards en laissant sur le pavé cadavres et mutilés. La bataille acharnée qui se jouait dans le ciel semait le feu et la mort partout dans Mélisaren. L’éducatrice songea que la ville ne s’en remettrait sans doute jamais.

Sonia n’avait certes pas peur de mourir. Ce n’était pas une prétention rare chez les lossyans, tous accoutumés à vivre avec la proximité de leur fin ou de celles de leurs proches et conscients de la fugacité de leur existence. Mais, dans le cas de l’éducatrice, cette absence de peur, qui confinait à une témérité suicidaire, était motivée par l’évidence la plus intime qu’elle était une esclave, qui ne pouvait prétendre à rien et qui n’avait simplement rien à perdre si sa fin survenait. Ici, elle sentait la mort l’environner, comme la terreur qui animait tous ces fuyards. Elle fauchait des innocents au hasard des explosions, des balles sifflant dans l’air, des coups de sabre et de lance dans les mêlées ensanglantant les ruelles. La mort était devenue une dévoreuse : elle ne s’intéressait à aucune justice, emportant simplement tout ce qu’elle pouvait engloutir.

À chaque instant passé où l’éducatrice restait debout dans cette loterie de mort, c’était par une sorte de miracle qui ne devait qu’à la chance, et en rien aux talents, pourtant aiguisés, de Sonia pour parvenir à s’en sortir. Il n’en était pas autrement pour Damas et le petit groupe qu’ils tentaient de sauver tous les deux. La San’eshe aurait tout aussi bien pu prétendre qu’elle se moquait comme d’une guigne de la survie de Duncan, de son amie étéoclienne et de leur escorte, cela ne changeait rien à l’évidence : ils étaient encore en vie par chance et non par les efforts de l’éducatrice et de son maitre.

Un éclat de voix sortit Sonia de ses pensées :

— Par ici !

Damas venait de dégager les planches branlantes d’une palissade qui barrait autrefois une venelle étroite, poussant dans le passage exigu le palefrenier qui portait toujours Lilandra dans ses bras. Duncan entrainait lui aussi ses deux esclaves vers l’issue, le jemmaï faisant de son mieux pour retenir les fuyards voulant s’engouffrer à leur tour dans la ruelle. Tendant le bras, il s’écria :

— Sonia, bouge-toi !

L’éducatrice donna un coup d’épaule pour repousser un solide gaillard qui bousculait tout ce qui lui barrait la route pour s’enfuir, mais hésita, tandis qu’elle s’engouffrait dans le passage :

— Ils sont saufs, tu l’es aussi, maitre. Moi je dois aller chercher Anis !

Damas emboita le pas de son esclave dans la venelle, la poussant devant lui. Le fuyard costaud revint à la charge, rendu haineux par la peur et le jemmaï n’eut d’autre choix que de lui décocher un coup sur la tempe, du pommeau de son poignard, pour se débarrasser du danger. La ruelle se changea rapidement en une série de cours étroites et de volées de marches, qui parfois s’ouvrait brièvement sur un bout de ciel et la mer, au-dessus du port, laissant espérer une fin prochaine à cette redoutable péripétie.

Enfin, le groupe déboucha sur une rue transversale, où les rejoignirent en courant les deux marins de Damas qui attendaient leur chef. Sonia attrapa le poignet de Damas, en s’arrêtant, pour répéter :

—  Je dois aller chercher Anis ! Je ne te demande pas ta permission, maitre !

Le jemmaï fut surpris, avant de froncer les sourcils :

— Et je te réponds non ! Sonia, tu as conscience que si tu y retournes, tu n’en reviendras pas ?

Duncan, non loin, lâcha :

— Damas, ne la laissez pas essayer, elle n’a aucune chance d’y survivre !

Sonia foudroya le médecin de son regard bleu de glace, avant de fixer son maitre, puis reculer, comme pour prendre son élan :

— C’est Anis ! Elle vaut plus que moi, plus que toi ! Plus que tout ! Que m’importe de ne pas revenir, c’est elle seule qui compte ! J’y vais, c’est tout !

Joignant le geste à la parole, Sonia s’élança, décidée à reprendre la route par les toits, pour échapper à la foule. Damas ne lui en laissa pas le temps ; se précipitant vers elle, il la tira par le bras, avant de lui asséner un coup de poing dans l’estomac, suivi d’un autre au visage et de la ceinturer, l’étouffant sans pitié, sous les regards médusés de Duncan, de Lilandra et de ses propres hommes.

Sonia lutta bien pour résister, mais le jemmaï savait ce qu’il faisait et ne lui laissait aucune chance. Elle sombra rapidement dans l’inconscience. Damas, serrant les dents, la rattrapa pour la prendre dans ses bras :

— Peut-être qu’elle vaut plus que toi, Sonia. Oui, peut-être ; mais toi, tu vaux trop pour moi pour te perdre.

 


 

La première salve des mortiers du Grâce de Feu, crachée en même temps que ceux de l’Astralis, s’écrasa de part et d’autre de la coque blindée du béhémoth, certains boulets ardents rebondissant contre l’épais métal, d’autre ratant leur énorme cible, pour finir au milieu des entrepôts du port, rajoutant encore des ravages à la dévastation du combat. Tout ce que la petite armada de la coalition de l’Athémaïs, appuyée des navires encore en état de la flotte de Mélisaren, comptait de canons, s’acharnait sur l’énorme monstre. Et malgré toute cette puissance de feu, le navire titanesque s’avançait inexorablement sur eux.

Eorsès relâcha la tête de l’un de ses officiers qui venait de rendre son dernier soupir dans ses bras, lâchant des ordres à pleins poumons vers les artificiers de son bord, à peu près sûr que, dans le tumulte infernal du pont, il ne serait jamais entendu. Il n’avait pas tort. Servants de mortiers et artilleurs de bord se démenaient avec l’énergie du désespoir pour qui parviendrait à mettre le coup au but et arrêter le béhémoth avant que le Grâce de Feu ne soit plus qu’une torche ardente disloquée.

Lira, la Lame d’Argent, à quelques pas de là, faisait le même constat que le capitaine du vaisseau de guerre : le béhémoth lévitait trop haut. Les lignes de canons ne pouvaient atteindre que sa coque blindée et les mortiers ne parvenaient pas à frapper ses ponts. Elle jeta un regard circulaire sur son propre vaisseau : où que se posent ses yeux, du sang coulait sur le bois, se mêlant aux écumes et aux cendres, au milieu des hommes agonisants et des marins luttant désespérément contre un adversaire si formidable qu’il en était surnaturel.

Il fallait trouver une parade, une solution, aussi périlleuse soit-elle, avant qu’il ne reste de tous ces braves que des cadavres. L’angle de tir des mortiers n’était pas suffisant pour arriver à atteindre les parties les plus sensibles du béhémoth ; aussi, il fallait trouver comment gagner un peu de gîtes et…

En même temps, Eorsès et Lira s’écrièrent, au milieu du tumulte :

— J’ai une idée !

Un instant plus tard, les mécaniciens des moteurs à lévitation du Grâce de Feu recevaient la consigne totalement incongrue de pousser immédiatement et au plus possible les machines sur le bâbord. Sur les ponts, les officiers et les maitres d’équipage hurlaient à qui mieux mieux de s’accrocher pour se préparer à la gîte, tandis que les artilleurs rechargeaient les mortiers pour une prochaine salve, chacun priant les Seigneurs du Concile Divin, les Étoiles ou simplement ses ancêtres et la chance de ne pas être balayés entretemps par la canonnade adverse ou par la manœuvre folle que leur capitaine tentait.

Les moteurs grondaient de toute la force de leur répulsion, surchauffant aux limites de l’incendie ; les mécaniciens jetaient seau d’eau sur seau d’eau sur les bobines des machines électromécaniques tandis que toutes les structures de bois craquaient dangereusement. Trois ponts au-dessus, les hommes se retenaient à tout ce qui pouvait leur permettre de garder un semblant d’équilibre, alors que le navire penchait sur son axe à plus de vingt degrés, envoyant par-dessus bord tout ce qui n’était pas assez bien arrimé, malchanceux marins compris.

Eorsès, arrimé au bastingage, gardait le bras levé, le regard rivé sur le béhémoth qui s’avançait toujours entre les deux lignes de la flotte, crachant le feu sans interruption. Il le baissa brusquement et Lira, elle aussi agrippée pour tenir l’équilibre, cria l’ordre aux premiers servants de mortiers, relayé de poste en poste :

— Feu !

Tous les canons de bâbord se mirent à cracher leurs boulets ardents dans des gerbes d’éclairs bleus et un vacarme assourdissant, ponctué de craquements de bois mis à rude épreuve et de cris d’alerte et de détresse. Une fois la salve lancée, l’énorme galion sembla vouloir chavirer, avant de reprendre, dans une embardée violente, un équilibre instable. Tous les regards se portaient sur les sillons vaporeux que les boulets laissaient dans le ciel matinal, tandis que ceux-ci vrombissaient vers le béhémoth.

Lira retint son souffle. Le Grâce-de Feu pourrait peut-être tirer une seconde bordée dans ces conditions ; peut-être, mais elle en doutait. Un seul coup au but des canons formidables du monstre qui leur faisait face et le galion et ses hommes connaitraient le même sort que l’Achimétée. Les stries des boulets disparurent, laissant un instant de flottement. Est-ce qu’ils avaient réussi, est-ce que tout cela avait été, au contraire, une vaine perte de temps ? Et puis, il y eu une gerbe de feu, suivie d’explosions, mélange de fumée, de flammes et d’énormes jets de vapeur. Le pont du béhémoth tout entier semblait s’embraser, avalé par des nuages opaques et incandescents.

Immédiatement, il y eu des cris de joie ; des hourras et des vivats venant de tous les postes. Lira eut du mal à se faire entendre au milieu de ces réjouissances qu’elle partageait, avec quelle ferveur : ce colosse n’était pas invulnérable et, désormais, il était à leur merci :

— Feu ! Feu à volonté !

 


 

Jawaad se pencha par-dessus la balustrade, lunette à la main, aboyant ses ordres au barreur tandis que la Callianis remontait l’embouchure du fleuve Étéocle. Au-dessus de Mélisaren, la bataille faisait rage, à faire vibrer l’air ambiant des détonations en chaine ; c’était semblable à un orage démentiel qui eut déchainé le tonnerre sans discontinuer. Mais le maitre-marchand se moquait pour le moment de ce qui pouvait bien arriver en ville. Il cherchait le Défiant, ou du moins, ce qu’il pouvait en restait, et des survivants. Là encore, les survivants eux-mêmes l’indifféraient ; il n’était obsédé que par l’espoir de retrouver en vie une seule personne.

Il aperçut enfin les restes du galion de la capitaine-corsaire, disloqué et écrasé sur un banc de sable contre la rive ; un mouvement attira son regard.  Jawaad s’attarda encore, à la longue-vue, avant de se redresser prestement :

— Préparez l’amerrissage !

Jurenus, un des marins qui avait rejoint l’équipage de la Callianis à Mélisaren et s’était montré un maitre de bord compétent, se pencha à son tour, depuis le bastingage. Le fleuve était à une douzaine de mètres sous leurs pieds.

— Vous êtes sûr de vous, capitaine ?

Jawaad croisa de son regard noir la mine interrogative du marin, qui ne connaissait guère son nouveau patron.

— Elle est en vie. Lance la manœuvre !

Immédiatement, le petit équipage de volontaires s’activa nerveusement, tous jetant des regards vers la ville et la plaine. Le second béhémoth se profilait au-dessus des épaisses volutes de fumée du champ de bataille, pareil à un monstre tapi dans les brumes. Entouré de son escorte de navires lévitant, il semblait attendre une prochaine proie. Il venait de la trouver.

Des cris à la hune donnèrent l’alerte. Le colosse aérien se mettait en branle, tournant les tourelles de ses canons vers la frêle silhouette de la Callianis, à l’allure presque insignifiante en comparaison de sa masse. Mais, si le clipper paraissait une cible bien négligeable au premier abord, le commandement du béhémoth était de toute évidence décidé à ne prendre aucun risque et s’assurer de son élimination.

Jawaad pesta, le front barré de rides, retournant vers la barre en courant :

— Manœuvres d’évitement ! Entrainez-le vers le port !

Le Maître-marchand avait compté sur l’aspect inoffensif de son vaisseau, arborant les fanions d’Armanth, pour venir en aide à des rescapés et essayer de sauver Erzebeth ; il aurait parié, sans hésiter, que Nashera n’allait pas perdre de temps avant une si insignifiante menace qui, de toute évidence, ne pouvait guère s’opposer à son hégémonie militaire sur la plaine. Mais il venait de se tromper, et lourdement ; il pesta encore, se penchant pour regarder en arrière, vers la petite silhouette isolée dans les marais, qu’il avait espéré sauver.

Erzebeth avait, elle aussi, compris. Se dressant sur une petite butte de sable, elle apercevait le béhémoth qui s’avançait à la rencontre de la Callianis, suivi de son escorte. Elle fit de grands signes vers le navire de Jawaad autant pour lui montrer qu’elle était bel et bien en vie que pour qu’il s’éloigne au plus vite, s’arrachant des larmes de douleurs en agitant ainsi sa cage thoracique, qui comptait plusieurs côtes cassées, avant de dévaler la crête en essayant de ne pas chuter. Elle devait mettre le plus de champ possible entre elle et l’épave de son navire, car, quand le monstre se mettrait à faire feu, elle se retrouverait à la merci d’un déluge de mort.

Crachant du sang plusieurs fois, s’étouffant brusquement et devant reprendre son souffle quand la douleur lui coupait la respiration, la capitaine-corsaire parvint à parcourir quelques dizaines de mètres en trottant, avant de ralentir le pas, par la force des choses, louvoyant entre les troncs humides à la recherche de ce qui pourrait constituer un abri, même précaire.

À quelques centaines de pas de là, la Callianis virait bord sur bord, soulevant sous elle des berges d’eau repoussées par ses puissants moteurs à lévitation. Erzebeth serra les dents pour refouler la sensation amère d’abandon qui venait lui nouer les entrailles ; c’était une émotion inutile et absurde, ici : si jamais Jawaad et ses hommes avaient insisté à amerrir, leur sort aurait été scellé, aussi bien que celui de la capitaine-corsaire. Elle devait tenir, ne compter que sur elle-même et s’accrocher à l’espoir, désormais avéré, que Jawaad ne l’abandonnerait pas.

Tout ce qu’elle pouvait faire désormais, c’était de prier les Étoiles d’en sortir en vie.

Une première bordée déchira le ciel dans un hurlement strident. À cette distance, le béhémoth ne pouvait pas atteindre sa petite cible, rapide et agile en comparaison. Mais ses servants de canon ajustaient leurs tirs, avides de rajouter une victoire de plus à leur triomphe. Les énormes boulets retombaient sur la plaine et en bordure de la rive, soulevant des masses de terre, de pierre et de bois dans des gerbes mortelles d’éclats qui se rapprochaient dangereusement d’Erzebeth. Elle se remit à courir de son mieux, poussant des gémissements à chaque pas, luttant contre la douleur. C’était comme se sentir pareil à un fétu de paille en pleine tempête, sans savoir quand le prochain souffle arriverait pour l’emporter.

Sur le pont de la Callianis, tous les volontaires s’activaient pour réduire la surface de leur navire exposée aux tirs à la poupe uniquement. Mais cela signifiait fuir en ligne droite ; derrière eux, le béhémoth crachait la mort en se rapprochant, ses tirs retombant en une pluie dévastatrice sur ce qui restait du Défiant et, donc, sur Erzebeth et les éventuels autres survivants.

Jawaad attrapa lui-même la barre, lui donnant un violent coup à la surprise du navigateur :

— Tribord toute !

— Mais on va leur présenter notre flanc !

Jawaad tenait fermement la barre, le visage fermé, foudroyant son barreur :

— Tribord toute ! Sai on garde ce cap, on n’aura plus personne à sauver !

Le navigateur obtempéra, tandis que son ordre était relayé à l’équipage, trop tendu et concentré pour être effrayé par la décision de leur capitaine. Il n’en était pas de même pour l’homme qui donnait le cap :

— On va se faire massacrer, capitaine !

— Tient le cap !

Jawaad tendit le bras pour montrer les bastions des fortifications de Mélisaren, à l’entrée du port :

— Fonce là-bas, nous allons nous abriter derrière leur artillerie ! Tous les moteurs en poussée arrière ! Tirez toutes les voiles que vous pouvez !

Le navigateur obtempéra, reprenant un petit peu de son calme. Ça ne semblait pas une si mauvaise idée ; de toute manière, tout ce qui pouvait leur permettre d’échapper à la colère du titan de métal qui les avait pris en chasse ne pouvait être qu’une bonne idée.

Mais Jawaad ne partageait pas la fragile conviction de son marin. La Callianis n’avait qu’une poignée d’hommes pour la manœuvrer ; bien moins que le nécessaire pour en tirer toutes les performances. Il n’y avait qu’un seul mécanicien de bord, pas un seul homme pour manier les canons qui, de toute façon, n’auraient servi à rien dans une telle situation. Et pas assez de gabiers pour tirer de réels avantages du vent. La vie d’Erzebeth n’aurait pas été dans la balance, le maitre-marchand l’aurait admis clairement : cette tentative de sauvetage était une erreur magistrale. D’autres que lui auraient, sous ses ordres, pris cette initiative, il s’en serait débarrassé sans vergogne et sans même leur laisser d’autre chance. Il ne voyait guère comment s’en sortir, sauf par la fuite et avec beaucoup de chance, laissant son amante à son sort, dans l’espoir, de plus en plus ténu, de pouvoir retourner à son secours par la suite.

Le béhémoth continuait ses bordées en ajustant ses tirs vers sa cible mouvante. La protection relative du port et des bastions était encore loin, si tant est qu’il y eût encore des servants d’artillerie qui puissent faire quelque chose. La Callianis filait aussi vite qu’il était possible de le faire et Jawaad aidait son navigateur à la barre.

Et puis, sans prévenir, un premier choc formidable déséquilibra les deux hommes, les jetant sur le pont avec violence, dans un bruit de tonnerre, immédiatement suivi d’un second, qui secoua le navire avec une telle brutalité qu’il sembla manquer de chavirer sur son axe.

 


 

Au-dessus de la basse-ville, le béhémoth était en feu. Gîtant de manière de plus en plus menaçante, sa proue pointait vers le sol, arrachant les toits des premiers entrepôts du port, ne laissant aucun doute qu’il allait s’écraser sur les quais. Vu sa masse, il n’y survivrait pas.

Sur le chaloupe enfin parvenue aux premiers pontons, les marins qui accompagnaient Abba criaient de joie et jubilaient, sous le regard dubitatif et inquiet de Jaspe, qui trouvait qu’il était encore tôt pour crier victoire. Elle avait compris qu’il y avait encore un autre de ces monstres volants à menacer la flotte de l’Athémaïs, sans compter que les assaillants avaient de toute évidence gagné la bataille au sol, ou peu s’en faut. Elle avait connu cela, en d’autres lieux, sur d’autres mondes, elle pouvait bien l’affirmer. Elle avait enduré et connu et les exodes, les fuites éperdues, les massacres et les pillages. Elle avait connu l’impuissance des soldats face aux ravages de la panique et l’impuissance qui écrase les cœurs des civils après la bataille, quand vient la question de l’après et de la survie. Elle ne se serait pas réjouie, même si elle avait partagé les pensées et les aspirations des guerriers qui se battaient férocement sur l’eau, sur la terre et dans les airs. Qu’importe qui gagnait une guerre, selon elle : les ruines et le malheur étaient leur seul lot.

Abba ne partageait pas non plus ce débordement d’excitation et de victoire. Les quais étaient bondés de gens, pour leur immense majorité des citadins terrifiés, parmi ceux ayant atteindre le port, que soit fut par choix ou par contrainte ; tous essayant désormais de trouver une issue, qui ne pouvait se faire que par la voie des eaux. L’esclavagiste ne se faisait pas d’illusion : tout le monde voudrait trouver une embarcation et il ne faudrait pas longtemps pour que d’aucuns s’entretuent pour en obtenir une.

Immédiatement, dès que la chaloupe accosta au premier ponton, la mêlée commença. Qu’ils soient marins, ouvriers des docks ou habitants des quartiers de la basse-ville, ils se démenaient pour trouver une place, pour leurs enfants, pour leurs femmes, pour eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux, les plus lucides, les plus solidaires, venaient prêter main-forte aux équipages des chaloupes et des navires à quai. Mais pour la majorité des gens se tassant devant les embarcations, c’étaient la peur et l’urgence de trouver une place à bord et fuir l’enfer qui dominaient leurs actes.

Jaspe sauta sur le ponton la première, suivi par deux marins et Abba, nettement moins agile que la rouquine. Avec adresse, elle repoussait les plus proches quidams, faisant une place pour faciliter le débarquement, suivant toujours du regard l’esclavagiste, qui se demanda à cet instant qui protégeait l’autre. Mais le géant noir n’allait pas se plaindre que son esclave soit si efficace et dévouée dans une situation aussi tendue. Il posa sa main sur son épaule, laissant l’équipage de la chaloupe assurer les amarres et garder le bord :

— Tu attends ici ! Pas bouger, compris ?

Même avec une tête de plus que les plus grands lossyans autour de lui, Abba avait du mal à distinguer quoi que ce soit dans la marée humaine gesticulante qui lui faisait face. Il essayait de repérer ce qui serait le plus aisé à reconnaitre, la silhouette osseuse et noire de Damas ; mais ce dernier n’était pas si grand que cela et se perdrait vite dans la masse informe de cette cohue effrayée. Le géant pesta rageusement : avoir traversé la mer et survécu à tous ces dangers pour se retrouver finalement en échec ? Il n’en était pas question. Fendant la foule à contresens, usant de ses bras puissants comme de rames pour remonter le courant humain, il se mit à hurler et appeler, de toute sa voix puissante de baryton.

Rapidement, le géant perdit de vue Jaspe et la chaloupe, continuant sa progression presque à l’aveugle, criant à qui mieux mieux. Les réfugiés qui le croisaient faisaient de leur mieux pour s’écarter du chemin d’un tel colosse noir au visage bestial et colérique, dont la main seule aurait suffi à leur écraser le visage. Inlassablement, Abba continuait à appeler encore et encore. Derrière lui, Jaspe, qui s’en tenait à l’ordre donné par son maitre, bataillait de plus en plus férocement pour protéger l’esquif qui devait ramener tout le monde à bord de l’Asphodèle. Elle venait de désarmer un quidam plus audacieux et agressif que les autres, que son proche voisin, un marin bedonnant, venait de pousser à l’eau et, ainsi armée d’une gaffe, elle repoussait de plus belle ce qu’elle était bien forcée maintenant de considérer comme des assaillants hostiles.

Une nouvelle série de détonations, suivie de boules de feu ardentes et d’une pluie de débris, provoquèrent un énorme mouvement de panique dans la foule. Abba manqua de chuter sous la pression des corps s’entrechoquant contre lui, devant repousser violemment des quidams dont il préféra ne pas se soucier du sort une fois qu’ils seraient à terre. Dans le tumulte assourdissant, il criait toujours, cherchant des yeux ses amis, le ventre noué par une angoisse de plus en plus mordante.

Et puis, une main attrapa son épaule. Il faillit faire un nouveau geste pour écarter le gêneur, avant d’ouvrir de grands yeux surpris :

— Putentrailles ! C’est toi ?!

Damas opina, l’air fatigué, suivi de ses deux hommes de main et de la petite troupe de Duncan. Il portait Sonia sur son épaule et donnait l’air de s’être extrait d’un incendie :

— Tes jurons me manquaient, mon ami. Tu peux nous sortir de là ?

— Et comment ! Je n’ai pas fait mille milles pour vous planter au beau milieu de ce merdier. Mais, où sont les autres ?

— Je t’explique en route ! Les légions de Nashera sont entrées en ville, ça ne va pas tarder à puer la mort, ici !

L’explication en question fut sommaire et parcellaire. Ils n’étaient pas trop de quatre à se frayer de tous leurs muscles un chemin sur les quais au travers de la foule aux mouvements rythmés par les explosions provenant des entrepôts et des ateliers portuaires. La chute du béhémoth avait déclenché une réaction en chaine, un incendie gigantesque qui coupait littéralement la basse-ville en deux et se changeait en une tempête de feu qui menaçait jusqu’aux navires dans la rade. Derrière Damas suivaient Duncan, ses deux servantes et le palefrenier qui soutenait Lilandra, qui avait insisté pour marcher. Abba n’était pas très au fait de la capacité de la chaloupe qu’il avait empruntée pour débarquer, mais il estimait qu’elle pourrait supporter tout ce monde. De toute manière, c’était trop tard pour se poser la question.

— Azur est morte et Anis a disparu, demanda-t-il, repoussant encore deux quidams, alors qu’il apercevait les marins de l’Asphodèle et la tignasse rousse de Jaspe. Et où est Jawaad ? Sur la Callianis ?

— Ouais ! Parti sauver sa bien-aimée ! Il n’a rien voulu entendre !

Abba faillit perdre sa mâchoire à la mention d’une femme qui aurait réussi l’exploit incongru de conquérir le cœur du Maître-marchand :

— Sa… quoi ? Tu plaisantes ?!

— Pas le moins du monde !

Damas donna un dernier coup d’épaule pour s’ouvrir un passage devant la chaloupe, tandis que l’esclavagiste beuglait à qui mieux mieux ses ordres pour faire embarquer toute la troupe. Damas garda pour lui ses autres questions, y compris sa curiosité devant l’esclave rousse à l’air particulièrement sûr d’elle dans ce chaos, venu prêter main-forte pour installer tout le monde sur la chaloupe. La place ne manquerait pas, mais d’extrême-justesse : les marins avaient cédé à la foule, en embarquant quelques enfants et leurs mères, une compassion que personne n’aurait pu leur reprocher.

Abba grommela à constater que l’embarcation était occupée, mais il n’allait pas s’attarder à protester. Il fallait sauver le plus de monde possible et tant qu’il pouvait sauver les siens, le principal était fait. En quelques instants, la chaloupe fut prête pour le départ, tandis que le brasier du port formait une immense ligne de feu surmonté de gigantesques volutes noires sur tout l’horizon. Le galion qui les attendait était à quelques coups de rame et l’esclavagiste songeait déjà à faire le trajet en sens inverse pour aller se porter au secours de son patron et ami. Il était en train d’en parler à Damas, quand, par-delà l’entassement des navires de toute taille qui encombraient la rade et le ciel du port, un vaisseau, venant de la plaine, creva le mur de nuages noirs, au-dessus de l’embouchure du fleuve.

La Callianis était en feu.

 


 

Eïm n’eut pas le temps de comprendre. Il avait à peine entrevu le trio de légionnaires qu’il avait manqué percuter au détour d’un angle de ruelle, qu’une note stridente et cacophonique avait précédé ce qu’il aurait décrit comme un puissant coup de vent venu de nulle part. Les trois ordinatori avaient été soufflés comme s’ils avaient pris de plein fouet une charge de lutteurs. Le guerrier tourna la tête vers la responsable du phénomène. Lisa tombait au sol, à genoux, sans force, crachant dans une quinte de toux un mélange de salive, de suie et de sang.

Eïm attrapa la jeune femme pour la jeter sur son épaule, enjambant les légionnaires. Un coup de pied dans une tête casquée en passant pour neutraliser le plus prompt à se relever, il se mit à courir dans les ruelles couvertes de cendres et de décombres, dans la direction, approximative, du fleuve. Lisa avait tenu bon jusqu’ici, en le suivant sans ralentir le rythme, sur plus d’un mille de rues, de volées de marches, de cours et de jardins. Le duo avait seulement pris le temps de s’arrêter à un puits pour boire quelques gorgées, avant de reprendre sa course. Le chaos avait gagné pratiquement tous les quartiers, tandis que les légions de Nashera envahissaient la ville, balayant devant eux défenseurs et civils. Seules la chute et la destruction inopinée du béhémoth, au milieu des entrepôts du port, avaient apporté une diversion bienvenue, qu’Eïm avait mise à profit de son mieux pour gagner encore du champ entre lui et les fronts de la bataille.

Désormais, tout ce qui lui importait, c’était de sauver Lisa. Mélisaren était perdue et ce n’était pas son courage et sa puissance martiale qui pourraient faire la différence. En longeant les pâtés de maisons les plus proches des murailles de la basse-ville, il espérait atteindre les quais fluviaux et, de là, se faufiler dans la plaine ou, mieux, trouver quoi que ce soit qui flotte et lui permette de franchir l’embouchure de l’Etéocle et mettre ainsi la petite terrienne Chanteuse de Loss à l’abri de la fureur de l’Église de Nashera. Il ne sauverait sans doute personne d’autre désormais, mais au moins, il pouvait la protéger. Ho, il pensait aussi à sa propre survie ; il n’aurait pas droit à un meilleur sort qu’elle, si jamais il tombait aux mains des légions qui se jetaient sur la ville.

Calant Lisa contre son torse, son bras passé sous ses fesses, s’assurant qu’elle se tenait fermement à son cou, Eïm franchit les derniers pâtés de maisons avant d’atteindre l’extrémité des murs de la ville. Derrière lui, tout le quartier n’était plus qu’un brasier dévoré parce une tempête de feu. Des explosions de réserve d’huile de narva et des Étoiles seules savaient quoi d’autre, tonnaient ici et là, au milieu du rugissement des incendies. Le guerrier ne perdit pas de temps à demander à son précieux fardeau si elle était encore en mesure de Chanter. Il avait même été étonné qu’elle y parvienne encore une fois, lui sauvant la vie devant ce groupe de légionnaires.

Enfin, le guerrier atteint une poterne à la porte grande ouverte. S’y engouffraient nombre de fuyards qui avaient eu la même idée que lui pour quitter le piège de la cité envahie ; il dut se frayer un passage à coup d’épaule, aidant au passage une vieille femme et son fils à redresser leur charrette à bras qui encombrait la ruelle étroite.

Des bruits de canonnade secouaient les poitrines. Le guerrier ignorait où en était la bataille navale ; le port aussi bien que le ciel au-dessus du duo étaient cachés par un voile de fumée et il disparut tandis qu’Eïm passait la potence qui menaçait de s’effondrer. Et puis soudain, alors que le géant débouchait au pied des murs de la cité, face aux bastions en feu, il s’arrêta, saisi de surprise par la scène face à lui. Un navire en feu glissait dans l’air comme un oiseau de papier, poursuivi par un second béhémoth le pilonnant sans relâche. Autour de la scène, d’autres navires lévitant s’affrontaient dans des échanges de bordée totalement désorganisés, ne laissant entrevoir aucune stratégie. C’était comme une mise à mort ; celle des derniers vaisseaux à défendre les murs de Mélisaren.

Lisa poussa un cri en apercevant le navire en feu ; c’était la Callianis. Elle sauta du bras d’Eïm, se mettant à courir vers le vaisseau qui laissait dans sa chute une trainée de débris enflammés.

— Jawaad ! c’est Jawaad !

Eïm eut bien du mal à la retenir, la rattrapant par le bras, espérant qu’elle ne déclencherait pas son pouvoir mortel par réflexe d’autodéfense :

— Non, Anis ! Tu vas juste te faire tuer !

Lisa tendait frénétiquement le bras vers le vaisseau embrasé. Eïm pouvait voir, sur ce qui restait du pont en flammes, les hommes du bord s’agiter frénétiquement dans une tentative éperdue pour survivre ; l’homme à la hune, piégé par la voilure en flamme, sauta dans le vide, sans aucun espoir qu’il survive à la chute. Et puis, parmi les silhouettes, Eïm l’aperçut.

Jawaad était à la barre, seul, luttant dans le brasier pour diriger son vaisseau devenu incontrôlable vers le fleuve, pour donner une dernière chance de survie à ses hommes et, peut-être, sauver sa propre vie. Lisa l’appelait et hurlait de plus belle et, malgré la distance, malgré le fracas de tonnerre des canonnades et des incendies, il tourna la tête vers elle, arrêtant son regard noir sur la lointaine petite forme rousse, qui s’environnait de bleu tandis que son cri devenait un Chant torturé et incertain, faisant miroiter l’air autour d’elle dans un maelström de réalité. La foule qui entourait Eïm et la rouquine paniqua de plus belle, tandis que tout ce qui était métallique semblait pris d’une vie propre, se mettant à léviter, entouré de la même aura bleue. Jawaad fixa la petite silhouette, comme si elle était son dernier espoir, comme si elle pouvait encore arrêter l’inéluctable. Eïm se demanda fugacement si elle en avait le pouvoir ou même encore la force. Elle n’en eut simplement pas le temps.

Le pont arrière de la Callianis sembla se disloquer, ravagé par un coup au but, puis un autre immédiatement après, suivi d’une boule de feu. En un éclair, toute la Callianis s’embrasa, la coque soufflée par une explosion qui déchira le navire comme un fétu de paille. Eïm eut juste le temps de plaquer sa main sur la bouche et les yeux de Lisa au moment où il réalisa que sa terreur allait mettre en péril la vie de tout le monde. Elle se débattit de toutes ses forces en vain, tandis que le guerrier restait tétanisé, à regarder chuter dans la rade ce qui restait du navire. Personne n’avait pu survivre à ça, il le savait. Il savait aussi l’horreur que devait vivre la petite terrienne.

Jawaad venait de mourir sous ses yeux. Mais il n’avait pas le temps de s’en soucier. La serrant dans ses bras, la bâillonnant toujours, il se mit à courir vers le fleuve, à toutes jambes, en direction d’Arcis, de son gué et de ses forêts…

 


 

Alterma était figée, tétanisée par le choc. À l’autre bout du port, vers le fleuve, la Callianis chutait, réduite à une boule de feu en train de se disloquer dans les eaux. Abba venait juste de rejoindre l’Asphodèle avec Damas, Sonia et la troupe de Duncan. Face au spectacle, il hurla de toute sa rage et il fallut tous les efforts du jemmaï pour le retenir de sauter à l’eau dans une tentative forcenée de porter secours à son ami.

— Arrête ! Il est mort, Abba ! On ne peut rien faire !

Le géant ne voulait rien entendre, repoussant même Alterma qui tentait à son tour de venir en aide à Damas pour résonner le frangien :

— Il faut y aller ! Lâche-moi, sacrepute, où je t’étripe ! Il faut y aller, il faut aller le chercher !

— Il est mort, Abba ! Il est mort et on ne peut pas rester là, ou on va mourir nous aussi !

Un cri grave interrompit l’empoignade. Davio, le capitaine de l’Asphodèle, donnait l’ordre d’appareiller au plus vite, montrant le second béhémoth, en train de pénétrer dans la rade. Suivant la manœuvre du galion de la Lame d’Argent et de son escorte, tous les bâtiments survivants de la flotte de l’Athémaïs prenaient le large, flanqués de tout ce que le port comptait de navires capables de faire voile immédiatement. La menace du colosse de métal sonnait l’ordre de la retraite. Il fallut pourtant tous les talents martiaux et la force conjointe de Damas, ses deux hommes de main et même de Jaspe pour parvenir à retenir l’esclavagiste, que le jemmaï se résolut par assommer à moitié avant qu’il ne finisse par blesser quelqu’un dans sa rage.

Près d’Alterma, Sonia était debout, immobile comme une statue, ses cheveux noirs flottant dans le vent chargé de cendres. Elle fixait la trainée de fumée laissée par la Callianis dans le ciel, le regard fixe et glacial. Alterma, elle, était terrassée, se retenant au bastingage pour ne pas s’effondrer de peine.

— Je… je suis désolée, Sonia. Je regrette tellement !

L’éducatrice tourna légèrement la tête vers la comptable, son regard bleu et glacé brillant d’une lueur étrange, presque inquiétante. Puis elle retourna à son spectacle, comme impassible, commentant, simplement, comme pour elle-même.

— Il n’y a rien à regretter… elle est vivante. Anis est en vie et c’est tout ce qui compte.

 

 

Partager :