La nuit était tombée depuis longtemps sur l’Alba Rupes. Ainsi donc, le retour sous une escorte conséquente de Jawaad et des siens dans sa propriété ne passa pas beaucoup plus inaperçu que ne l’avait été la nouvelle, répandue dans toute la ville, de ce qui l’avait retenu au palais de l’Elegio.
Le trot des chevaux tirant la diligence, elle-même escortée de trois gardes montés, claquait sur les pavés, attirant l’attention des hommes et des vigiles postés aux entrées des domaines composant la partie haute du quartier. À peu près tout le monde savait la nouvelle dans presque tout Armanth : le précédent drame provoqué par un Chanteur de Loss datait de trois ans, et on en parlait encore. Ainsi donc, l’intérêt de cette nouvelle histoire dont le contenu enflait en même temps que naissaient de nouveaux détails sordides et formidables n’allait que s’amplifier encore. Et le retour sous escorte du maitre-marchand ajouterait d’autres atours épiques au récit.
Dans la diligence, Abba se retenait de pester. C’est pour lui que Jawaad avait accepté l’offre de l’escorte. Il avait pu voir un médecin, pendant que son patron s’expliquait avec le capitaine de la garde du palais de l’Elegio. Mais l’homme de sciences n’avait pu faire grand-chose, si ce n’est soulager la douleur et fournir au colosse un efficace élixir qui accentuerait pour quelques jours la faculté de régénération de son symbiote. Il lui était cependant strictement impossible de marcher autrement qu’à cloche-pied ; et vu sa masse, il aurait fallu compter quatre hommes solides pour tenir sa civière. Restait donc la diligence, ce qui avait rallongé le trajet, même au trot. Armanth était une ville d’ilots reliés de ponts et de terrasses grimpant vers les falaises. Ainsi donc, les voies assez larges et hautes pour des diligences et carrioles ne concernaient que quelques artères principales, avant de se raréfier drastiquement, rendant les déplacements malaisés.
Soutenu par Jawaad d’un côté et Damas de l’autre, suivie par Azur, Abba s’extirpa péniblement de la diligence. Depuis la villa, se précipitait à leur rencontre une bonne partie de la maisonnée du maitre-marchand. Mais celle qui courait le plus vite était Joran, qui filait vers l’esclavagiste, n’ayant d’yeux, larmoyante de panique, que pour son maitre. Lâchant l’épaule de Jawaad, Abba attrapa la jeune fille minuscule comparée à sa masse titanesque, qui lâcha une exclamation :
« — Mon maitre ! »
Abba lui rendit son accueil d’un bref baiser en prenant ses lèvres, avant de la reposer, grondant de douleur:
« — Je vais bien. File nous préparer à manger, mienne. »
La petite esclave fit une moue de protestation, prenant un ton suppliant :
« — Mais moi je veux m’occuper de toi, mon maitre… S’il te plaiiiit ! »
Abba étira un sourire, ce qui changeait sur son faciès brutal rendu encore plus hostile par la douleur:
« — Obéis. File ! »
Joran n’insista pas, et le prit même avec air joyeux, malgré sa moue, tandis que les habitants du domaine arrivaient tous à l’entrée. Parmi eux, Airain, elle aussi angoissée, venait approcher de Jawaad, et regarder l’état de son maitre. Une petite foule se massait, dont Janisse et Hembar, le couple de palefreniers, et, l’air soulagée, Alterma, qui n’avait pas été des moins inquiets de la maisonnée.
Le maitre-marchand, après un ébouriffage dans la toison sauvage des cheveux d’Airain, se tourna vers Azur :
« — Va avec Joran, que les esclaves l’aident à préparer à tous un repas généreux. Vous mangerez avec nous. »
Azur acquiesça et fila vers la villa, à la suite de Joran. Airain resta sur place, venant prêter main-forte, un peu comme tout le monde, d’ailleurs, pour aider le géant noir à clopiner. Le sentier dallé des jardins était en pente douce, mais, à cloche-pied, ça n’allait pas être une mince affaire.
Azur était de la Maisonnée, la chef des esclaves de Jawaad, que toutes surnommaient avec respect « Ainée ». Et c’était sa préférée. Airain quand à elle, était son éducatrice. Et la seule des esclaves qui n’obéissait pas au doigt et à l’œil à Azur. Celle-ci avait responsabilité sur toutes les filles de la maison, y compris celles qui appartenaient à ses gens. Bien qu’appréciée, pour sa gentillesse et sa générosité, elle était aussi redoutée. On ne peut pas mentir à une psyké, ni lui cacher quoi que ce soit, et même Airain, qui prenait souvent ses aises avec la discipline des lieux, l’avait regretté une ou deux fois, car la préférée de Jawaad avait aussi le devoir de punir. En l’absence des maitres, elle n’hésitait pas à le faire.
La seule qui échappait à cette dernière règle était Joran, la timide et adorable préférée d’Abba. La jeune fille, petite perle de beauté à la peau pâle couverte de taches de rousseur, au regard clair d’un vert de printemps, les cheveux roux et ondulants aux reflets orangés, déboula dans la cuisine, empressée de préparer le repas. Azur était non loin, et d’une voix autoritaire appelait les quatre autres filles de la maison pour venir prêter main-forte. En un instant, la cuisine devint un joyeux désordre, orchestré par la psyké, qui insista pour que toutes les esclaves suivent les consignes de Joran. Elle était la meilleure cuisinière de la Maisonnée, mais sans l’autorité d’Azur, la jeune femme n’aurait jamais même osé dire à ses consœurs ce qu’il fallait faire.
Il n’y avait que cent mètres à faire pour aller du portail du domaine, à la villa de Jawaad. Ce furent cent mètres fort longs.
Damas en riait, tout à l’effort franchement ardu :
« — Mais tu pèses le poids d’un âne mort ! Fais quelque chose, je ne sais pas, moi… Maigris ? »
Abba râla, mais tira un bref sourire, vite effacé par la souffrance ; l’antidouleur du physicien du palais commençait à se dissiper. De ce qu’il avait compris, il avait des ligaments déchirés et une entorse du genou. Bien qu’il n’ait qu’une très vague idée de ce que pouvaient être des ligaments, il en retenait qu’il était très douloureusement handicapé.
« — Oui, ben ça va, hein. C’est du muscle, ça pèse lourd, qu’est-ce que j’y peux ? »
Jawaad de l’autre coté, soufflait lui aussi à l’effort pour supporter le poids du colosse. Mais pour la troisième fois, il refusa d’être remplacé. Surtout par Alterma, la dernière à se proposer, qui se serait effondré sous la carrure du géant :
« — Merci, mais va plutôt dans la pharmacie, trouver de quoi lui soulager la douleur. Airain, va avec elle ! »
Autour d’eux fusaient les questions sur ce qui avait bien pu arriver. Hembar avait proposé d’aller chercher un cheval, mais Jawaad avait, là aussi, refusé :
« — Il ne pourra pas tenir en selle sans hurler. Et je doute qu’il apprécie que nous l’entendions crier. »
Abba aboya agacé :
« — C’est déjà amplement assez humiliant comme ça ! Et puis, c’est quoi des ligaments, hein ? À part un truc qui fait un mal de chien ? »
Ce fut un éclat de rire général, qui soulagea aussi bien le moral que les efforts de la petite troupe à rejoindre enfin la villa et le salon, où Abba fut installé le plus confortablement possible. Damas en rajouta un peu, en soufflant, exténué :
« — Cesse de râler, Joran va pouvoir te chouchouter tout son saoul pour quelques jours ! »
Abba ne put s’empêcher de sourire, entre deux grommellements de douleur, tandis qu’Airain accourait avec le remède trouvé dans la pharmacie :
« — Elle n’attend que cela, mais je me serai bien passé de ce mauvais moment pour lui en offrir l’occasion. »
Jawaad reprenait son souffle, lui aussi. Mais la question revint, posée par Alterma, curieuse et inquiète :
« — Mais que s’est-il donc passé ? »
***
L’explication avait pris un long moment. Chacun en avait rajouté de son point de vue, mais le récit avait surtout était nourri par Abba et Damas, qui avaient presque rivalisé d’invention à revisiter l’événement de manière théâtrale.
Finalement, alors que Joran suivie d’Azur et du reste des filles, apportait ce qui s’apparentait de près à un vrai banquet improvisé, le récit s’était poursuivi entre les talents de conteur des deux compères. Jawaad les laissa faire en intervenant que peu, tirant un sourire aux jeux d’acteurs de ses deux amis, qui captivaient toute sa maisonnée ce soir. Cependant, aucun d’entre eux ne fit jamais mention d’une partie de la discussion avec l’Ordinatori, ni sur la manière exacte dont le maitre-marchand avait échappé à la mort.
Il n’y avait que quatre personnes à savoir clairement que Jawaad était un Chanteur de Loss. Trois d’entre elles se trouvaient à ses côtés ce soir, quand au quatrième, il résidait à Mélisaren, de l’autre côté des mers.
Le banquet fut un succès et un moment de détente qui calma les inquiétudes de la maisonnée. Tout le monde avait pu se régaler et profiter du repas, esclaves compris, installées sur les tapis autour de leurs propriétaires respectifs. Et entre bonne chaire et bon vin, alors que s’attardait la soirée dans la nuit, ne resta bientôt plus que Jawaad, Abba et Damas. Azur rêvassait à demi endormie sur les cuisses de son maitre, et Joran, blottie comme un chat, était réfugiée sous le bras d’Abba. Jawaad avait dû un peu insister pour renvoyer Alterma, afin de rester avec ses hommes de confiance. Mais la comptable, passablement enivrée, avait vite cédé.
Damas avait allumé une pipe de Genlane et profitait de la fumée doucereuse aux vertus apaisantes, lui aussi affalée autour des tables basses devant les restes du banquet. Maintenant à nouveau entre eux, il décida de briser le silence calme de la nuit en posant la question qui fâche :
« — Et maintenant, on fait quoi ? »
Abba, soulagé de la douleur, attrapa Joran dans ses larges bras et la cala sur lui, ce qui la fit tressaillir de surprise. Elle s’installa cependant de suite, souriante et ravie, venant enfouir son visage contre le torse de son maitre, ses mains le caressant avec un plaisir évident. Abba se pencha, le temps de lui poser un baiser sur le sommet du crâne, puis se tourna vers le maitre-marchand :
« — Il a raison de poser la question. Par les Hauts-Seigneurs, qui sait combien de personnes t’ont vu survivre à ce qui s’est passé ! Entre cela, et les mots de ce salopard, la rumeur va se répandre, Jawaad. Tu réalises à quel point tes rivaux vont vouloir sauter sur l’occasion ? Il leur a fourni l’arme et les balles pour t’abattre ! »
Le maitre-marchand acquiesça, caressant doucement la chevelure d’Azur. Sans bruits, Airain venait de les rejoindre, lui apportant son thé, qu’il réceptionna en tapotant le tapis près de lui, pour lui permettre de venir se blottir à son tour.
« — C’était vraisemblablement le second but visé. Le premier était de me voir faire. Mais ce jeune prêtre n’est pas malin… »
Damas leva un sourcil perplexe, relâchant une bouffée de fumée :
« — Comment cela ? Je trouve que le piège était remarquable, moi ! »
« — Oui, mais il n’en a rien organisé, il n’était que l’appât. Il m’en a trop dit sur les buts de son maitre. »
Abba fut curieux à son tour :
« — Heuuu… explique ? »
Jawaad prit son temps, en dégustant son thé. Un vrai thé, ce qui lui arracha un sourire satisfait ; celui-ci était bon :
« — Il a dit : « Quelque chose en rapport avec votre passion hérétique pour les artefacts et écrits anciens, dont vous faites collection ». Peu de gens savent ce que je collectionne. Pour les livres, cela ne surprendrait pas grand monde, et il y a bien des hommes riches à Armanth à collectionner aussi les vestiges d’avant la Guerre Divine. Mais j’ai toujours été très discret, et le mot artefact, qu’il a employé, est la clef… »
Le maitre-marchand fit une autre pose, pour une gorgée de thé. Damas et Abba étaient soudainement fort attentifs. Près de lui, Airain s’était trouvé une place, et dans un soupire tendre, s’était glissé entre le bras de Jawaad tenant son thé et sa poitrine, posant sa tête contre son torse. Il la laissa faire, en refermant son bras contre elle, possessif et accueillant. L’éducatrice profitait le plus possible de ces moments-là, et aussi bien était-elle attentive à la discussion, elle souhaitait aussi pouvoir goûter à la sérénité d’un instant paisible contre son maitre. Son travail la forçait à résider et vivre la plupart du temps au Jardin des Esclaves. Se blottir contre son propriétaire était parfois rare et lui manquait.
Jawaad esquissa un bref sourire en regardant faire Airain, et lâcha un peu son thé pour venir caresser la hanche de son éducatrice tout en reprenant :
« — Ne pas forcément vouloir me tuer. Vouloir semer le doute à mon sujet dans Armanth, s’intéresser à mes voyages et mes collections. S’assurer que je suis bel et bien ce qu’il suppose. Provoquer un drame dans lequel je suis mêlé en pleine foule. Ce Franello ne veut pas ma mort. Il veut quelque chose que je possède, et il pense ne pas pouvoir mettre la main dessus de manière directe. Mais il lui serait aisé de s’en emparer si je venais à perdre mon rang et être ruiné. »
Damas tiqua, se penchant depuis son fauteuil vers son patron :
« — Jawaad, je ne sais pas ce que cet Ordinatori recherche, mais tes collections, un type comme moi, si on lui dit quoi trouver et où, peut mettre la main dessus. Et s’il ne le peut pas, c’est que c’est si bien caché que c’est sur toi qu’il faudrait mettre la main. Ça ne tient pas. Il aurait pu te tuer, et un cadavre parle mal. Il aurait pu trouver comment t’enlever et t’interroger. Nous ne sommes pas infaillibles et s’il est patient, il pourrait y parvenir. »
Jawaad acquiesça :
« — C’est pour cela que son autre but tient dans son désir de me discréditer. Il y a un autre projet derrière ce Franello, et d’autres hommes. Ce qui s’est passé est juste l’amorce de celui-ci. »
« — Que veux-tu dire ? »
« — Que je ne suis pas seul visé. »
Abba grommela :
« — Et… et quoi ? On se met à la recherche d’autres marchands et nobles à Armanth collectionneurs de vieux trucs, qui auraient froissé l’Église ? Ça peut très bien concerner la moitié de la ville, on ne trouvera jamais. Sans compter que des maitres-marchands et aristocrates qui soient de ton côté, là, par contre, on ne va pas en trouver des masses ! »
« — Non, Abba, et tu as raison, ce serait une perte de temps. Je pense avancer mon départ. »
« — Quoi ? Tu veux partir avec ce qui s’est passé ? »
« — Oui. Dès demain. La meilleure manière de laisser les choses se calmer est de laisser l’histoire grossir puis s’essouffler. Entretemps, Franello devra réviser ses plans, ou les avancer. Et si je pense savoir ce qu’il cherche parmi ma collection, je suis curieux de savoir quel est le reste de son projet ; mon absence retire une pièce du jeu et me permet de le regarder de loin. »
Abba gronda encore, caressant, avec une tendresse étonnante, la nuque de Joran de sa main libre :
« — Ce n’est pas une bonne stratégie. Tu vas laisser la rumeur courir librement, les hommes de l’Elegio vont enquêter et vouloir interroger des témoins, et tu es le premier concerné. On ne tue pas une rumeur en la fuyant, qu’est-ce qu’il va se passer quand le principal témoin sera connu avoir décampé ? »
« — C’est toi qui va leur répondre. Tu es blessé, donc tu ne risques pas de voyager. Tu es le principal témoin avec moi, de notre côté. Et tu es mon second ; quand je ne suis pas là, ma maison est la tienne. J’ai quelques doutes qu’on ose mettre ta parole en jeu. »
« — Et je vais dire quoi ?! »
« — La vérité, dans le sens qui m’arrange le mieux. Le temps de mon voyage, la tension aura baissé et les amateurs d’histoires en auront eu d’autres, plus fraiches, à se mettre sous la dent. D’ici là, j’aurais eu le temps d’échanger quelques lettres avec l’Elegio et ainsi clarifier les aspects officiels de l’affaire. Entretemps, tu auras eu le temps de me rejoindre et donc de laisser les rumeurs désenfler. »
Damas tirait toujours sur sa pipe. À défaut de n’avoir jamais trouvé -ou plutôt retrouvé ; il en avait possédé une, et cela c’était vraiment très mal fini- son esclave, il compensait cela avec quelques plaisirs venus de son peuple, et d’autres acquis dans Armanth, où l’on pouvait trouver de tout. Mais il enviait ses deux compères, même s’il profitait largement des filles de la maison, de la tendresse féminine dont ils étaient entourés. Il chassa cette pensée sans intérêt, après tout il tomberait bien sur la femme parfaite à ses yeux, tôt ou tard. Il souffla longuement la fumée, avant de demander :
« — Au fait, que chercherait-il d’ailleurs à te prendre ? »
Jawaad étira un large sourire, en fixant son maitre d’équipage. Sur son torse brillait son pendentif, le seul bijou qu’il arborait jamais :
« — Il l’avait sous les yeux. »
***
Ortentia perçait les nuages pluvieux de la nuit, déjà largement avancé, quand Jawaad vint rejoindre sa chambre. Une chandelle éclairait la pièce, il fit signe à Airain d’en allumer une autre. Ses deux esclaves l’avaient accompagné et pour la nuit dormiraient toutes deux avec lui. Ce qui n’était pas si rare pour Azur, qui dormait toujours au pied de son lit, était cependant un cadeau pour les deux jeunes femmes, qui espéraient bel et bien que Jawaad n’avait pas seulement en tête l’idée de dormir.
Elles ne furent pas déçues et leurs cris de plaisir, leurs rires et leurs soupirs résonnèrent tard encore.
***
Sous la lumière bleutée d’Ortentia, la plaine s’étendait à l’infini. Et il semblait qu’à l’infini, elle était couverte de campements de toiles, abritant autant de centaines de milliers d’hommes, de chevaux, d’oriflammes et de chars. Une antique armée en campagne, attendant la venue du jour.
Lisa pensait rêver. Mais ses rêves l’emmenaient toujours sur la Terre, dans des cauchemars de culpabilité et de regrets, dans des hurlements de peine, et la souffrance de tortures innommables que son esprit réinventait chaque nuit. À cet instant le rêve était trop étranger à ses propres souvenirs, trop net et si précis. Ho, elle aurait pu s’imaginer reconstituer tout cela à partir des péplums anciens ou récents qu’elle avait pu voir à la télévision. Mais elle aurait dû admettre que ceux-ci étaient bien loin de ce qui déroulait à son regard. C’était une armée de coalition, aux étendards et aux couleurs si bariolés, comme si on avait rassemblé des hommes de tous les horizons. Elle pouvait voir -et elle savait n’en avoir jamais vu- des ghia-tonnerre, des griffons de guerre dressés, et au loin, au sol et dans le ciel, des dragens. Des animaux de Loss, bien d’autres encore, dressés à guerroyer et servir l’homme dans la bataille. Elle les reconnaissait, ces mammaliens aux allures si proches des dinosaures terrestres, en étant bien sûr persuadée que jamais on ne les lui avait décrits.
Et elle sut immédiatement quelle était, dans la brume spectrale de l’horizon, la ville qui dressait ses murs face à cette armée : Antiva.
« — Mais qui es-tu ? »
La voix était aussi autoritaire, que perplexe. Lisa se retourna, réalisant qu’elle se tenait sur une butte face à la plaine sans fin. À ses côtés, qui semblait surprise en pleine contemplation depuis les hauteurs, se tenait une grande femme d’une quarantaine d’années, toute en noblesse et en assurance. De presque deux têtes de plus que Lisa, elle était vêtue d’une tunique courte et plissée, que recouvrait une solide cuirasse lamellée, les tibias et les avant-bras seins de protections métalliques. Une lourde cape rouge tombait de ses épaules en venant lécher le sol, et à sa ceinture pendait un court glaive riche et orné. Il n’aurait manqué que le casque d’hoplite pour parfaire le tableau d’une guerrière hellène. Mais son absence rendait encore plus flagrant le roux flamboyant de ses longs cheveux bouclés, retenus en catogan. Et sur son visage clair aux traits racés, brillait un regard vert profond et acéré.
Lisa riva son regard sur la guerrière antique. L’air semblait flotter autour des deux femmes comme une brume impalpable, voulant signer la nature onirique de cette rencontre. Il était évident qu’elle rêvait, mais il y avait tant de détails qu’elle appréhendait déjà qu’elle se souviendrait de tout à son réveil ; c’était une évidence.
« — Je suis… » Lisa hésita un bref instant à choisir le nom qu’elle allait donner. « Je suis Lisa. Et c’est mon rêve ici, je crois… »
La noble femme rousse dressa le menton, sourcils froncés :
« — J’ai la même impression. De rêver. Pourtant je sais ce que nous regardons. Mais il n’y a que dans un rêve que je verrai une jeune femme vêtue comme toi. »
Lisa tiqua et pencha le nez pour se regarder : une paire de jeans élimés et troués, des baskets qui avaient vu dans le lointain de meilleurs jours, et l’esquisse d’un tee-shirt noir flanqué du logo d’un groupe de symphonique-métal qu’elle appréciait. Elle avait tout d’une terrienne. Tout de la normalité qu’elle avait perdue depuis plus de trois mois. Elle retint un sanglot, ravalant ses larmes :
« — Ma manière de me vêtir chez moi, sur Terre. Cela ne vous dit sans doute rien, je suppose… »
La femme fronça encore les sourcils, fixant la scène de l’immense camp militaire aux pieds des deux femmes, courant sur la plaine, avant de revenir à Lisa :
« — Je saisis le concept. Nos ancêtres venus des étoiles ont eu de nombreux noms pour notre monde passé, d’où parfois viennent encore des êtres perdus, parfois des tribus entières. Mais je ne devrais pas comprendre ce mot. Nous rêvons bel et bien, toi et moi. »
« — Mais où sommes-nous ? »
« — Tu ne le sais pas ? C’est le siège de la plus grande et longue des batailles de mon temps. Antiva est la cité imprenable contre laquelle nous luttons depuis presque trente ans. Une coalition qui m’a confié le commandement de ses armées : Parcia, Eremanth, Nadesiva, Noïqomos, et tant d’autres, qui refusent le joug barbare et cruel du Cercle des Mages d’Apollon. Une guerre devenue aveugle, et qui doit cesser ce soir. Car je me refuse encore à sacrifier des milliers et des milliers de soldats… «
La noble femme fit brusquement un pas vers Lisa, perplexe, presque menaçante :
« — Mais tu ne sais donc pas qui je suis ?! »
***
Lisa rouvrit les yeux, perdue, alors que le jour venait lécher le fond de la chambre de Jawaad. En lieu et place de cette plaine onirique aux détails dont le contenu lui échappait, mais qui, comme elle l’avait pressenti, restaient si clairs à son esprit, elle était dans le lit du maitre-marchand. Affalée sur sa poitrine, il la tenait fermement serrée, avec d’un coté et de l’autre, ses deux esclaves dormant paisiblement blotties contre lui. Elle n’avait aucun souvenir de la manière dont elle était arrivée là, le rêve flottant encore aux franges de son esprit ensommeillé. Elle ignorait qu’elle avait été légèrement droguée la veille, par Airain, sur ordre de Jawaad, pour la forcer à dormir plus calmement. Elle l’aurait su, elle aurait sans doute pu croire que ce rêve si frappant venait de là. Mais l’explication n’aurait pu la convaincre. Elle n’aurait pas pu inventer ces animaux qu’elle n’avait jamais vus, et ces noms qui ne lui disaient rien.
La panique la saisit quand elle réalisa où elle se trouvait et elle manqua se débattre dans les bras de Jawaad. Elle était bien entendue nue -complètement d’ailleurs ; elle ne portait même plus de collier- et l’homme aussi. Le maitre-marchand ouvrit les yeux à son tour, la fixant, en apparence clairement éveillé. Son regard noir et calme posé sur la jeune femme, son visage proche du sien. Lisa se mit à trembler, et Jawaad murmura, sans la lâcher :
« — Chuuuut. Ne les réveille pas. »
Lisa eut le réflexe de s’arquer sur ses bras, mais d’une simple pression, Jawaad lui plaqua à nouveau contre lui, lui interdisant de se défiler. Elle renonça, tremblante, le regard embué par les larmes. Il reprit :
« — Tu sais qui je suis ? »
Lisa eut une impression douloureuse de déjà-vu. Depuis son réveil, elle était à nouveau hantée par les cris de sa sœur et par sa culpabilité. Elle aurait tout donné à cet instant pour retourner s’abandonner dans les bras rassurant de la plus passive catatonie. Mais quelque chose d’autre la forçait à l’attention et à la plus vive conscience. C’était l’odeur de cet homme, qui la captivait : une odeur qui lui arrachait malgré elle un frisson incontrôlable et doux.
« — Un… un maitre ?… Le… maitre ? »
Jawaad fit un non léger de la tête. Lisa déglutit, la panique arrivait à toute vitesse ; pourtant, elle ne pouvait pas y céder : il y avait toujours cette odeur, toujours cette fascination. Elle resta rivée au regard sombre qui ne la lâchait pas :
« — M… Mon maitre ? »
« — Et toi, qui est-tu ? »
Jawaad parlait à voix basse, gardant ses yeux noirs sur l’esclave dont il détaillait le visage, découvrant avec intérêt la facilité avec laquelle celle-ci exprimait tout par le regard, sans rien pouvoir cacher. Un livre ouvert d’émotions à l’état brutes.
Lisa balbutia :
« — Une… une esclave, mon maitre… »
Le maitre-marchand répondit encore par un non de la tête, mais ne laissa pas le temps à la jeune rousse de tenter de se rattraper :
« — Quel est ton nom ? »
« — Selyenda… »
Jawaad fixa encore un instant sa nouvelle acquisition. Son regard était dur, son visage froid et illisible, ses yeux suivaient les détails du visage de son esclave, puis vinrent après un passage à ses formes amaigries, se river à nouveau au regard de jade vert tremblant de peur, humide de larmes, de la jeune femme :
« — Tu n’en a plus. Je te donnerai un nom quand tu auras mérité ce cadeau. Qui suis-je ? »
« — Mon…. mon maitre… » Lisa trembla en prononçant ces simples mots. Elle sentit l’étreinte du marchand se resserrer autour d’elle au même moment et son corps lui échappa dans un élan de plaisir et de chaleur, alors qu’elle se blottissait sans pouvoir se retenir contre le large torse de son propriétaire. Un sanglot qu’elle ne parvint pas à retenir la fit hoqueter ; l’instant d’après, elle pleurait de toutes ses forces, secouée par les larmes. Elle réveilla Azur et Airain, un peu brutalement.
Jawaad souriait, lui. Il parla encore à voix basse :
« — Tu es mon esclave. Et tu apprendras à aimer l’être. »
Jawaad laissa pleurer son esclave contre lui un bref moment, avant d’embrasser ses deux autres filles en guise de bonjour, et les pousser doucement hors du lit, les envoyant, pour Azur préparer son petit-déjeuner, pour Airain son bain.
Le temps de se couvrir la taille d’une serviette, il revint vers Lisa toujours recroquevillée sur son lit, sanglotant encore doucement. Lui attrapant le poignet, il la tira vers lui. Il n’eut pas besoin d’être brusque, mais le geste ne souffrait pas d’être contredit et Lisa se laissa entrainer, docile et apeurée, le visage en larmes, pour finir debout contre son maitre.
Il baissa les yeux sur elle :
« — Tu as encore un jour pour pleurer ta sœur. »
Il ne rajouta rien, et tirant son esclave par le poignet prit la direction des bains de la villa. À peine plus modestes que ceux de Prithan, les lieux, attenants aux appartements du maitre-marchand, étaient autrement plus confortables et douillets, nanti de douches et de robinetteries de cuivre, en plus du grand bassin où l’attendait Airain nue, trônant debout superbement féline et provocante. Elle avait apporté pour son maitre des vêtements propres, et préparé le nécessaire de bain. Elle allait pouvoir encore profiter du privilège, mais surtout pour elle, du plaisir de laver son maitre ; et son sourire aussi bien heureux que dévoué trahissait son bonheur à le servir ainsi. Mais elle ne put retenir la moue légère de jalousie un peu dédaigneuse à voir la jeune barbare que le maitre-marchand tirait derrière elle, si frêle, si maigre, si pitoyablement peureuse.
Jawaad, en allant vers les douches, entrainant avec lui sa nouvelle esclave, jeta un regard vers son éducatrice :
« — Jalouse ? »
Airain fit une moue :
« — Non, mon maitre. Pas vraiment. Je ne vois pas en quoi je devrais être jalouse d’elle. » C’était un petit mensonge, à vrai dire, mais dans les faits, la comparaison entre l’éducatrice teranchen, féline et sculpturale, aux formes généreuses et au ventre ferme, et la jeune terrienne amaigrie, si fragile et menue, ne pouvait que la rassurer.
Jawaad qui n’était pas dupe de la possessivité de son esclave, tira un rapide sourire :
« — Alors ne fait pas cette tête et vient me laver. »
Lisa tremblait, forcée de suivre les mouvements du maitre-marchand qui retenait toujours son poignet. Elle se retrouva elle aussi à demi sous le jet de la douche ; mais Jawaad ne se souciait ni de ses crispations ni de sa peur, et se laissa savonner par Airain, profitant des soins de son esclave, autant qu’elle profitait de ses attentions et des gestes tendres et sensuels qu’il lui prodiguait de sa main libre. Puis, sans prévenir, il tira Lisa à lui, et prenant l’éponge des mains d’Airain, il se chargea de la laver lui-même, sans jamais lâcher son poignet. Loin de la douceur attentionnée de son éducatrice, il était plus rude, mais sans aucune brutalité. La jeune terrienne dut se laisser faire, tressaillant avec par moment des hoquets de panique seulement contenue par l’effet langoureux que pouvait avoir le contact et la proximité avec cet homme.
Airain regardait son maitre faire, s’étant éloignée pour préparer, au bassin, quelques huiles et savons pour laver les cheveux de Jawaad. Elle finit par observer la scène, sourcils froncés et attentive. Elle était éducatrice elle aussi, et regardait les femmes avec un œil acéré et entrainé à deviner et conclure de ce qu’elle pouvait noter. Et le temps du bain, elle avait déjà une idée assez claire de ce que la nouvelle acquisition avait vécu et enduré et des causes de son état. Ce qui la toucha, malgré ses élans de jalousie. C’est donc plus tendre et patiente, qu’elle vint aider son maitre à laver Lisa qui avait fini par se remettre à pleurer, les nerfs à vif.
Mais la jeune rousse ne se débattait pas, et se laissa faire avec un besoin évident de se blottir contre le marchand quand celui-ci la retint dans ses bras, assis dans le bassin, aux soins d’Airain qui lui lavait les cheveux.
Une voix venant de l’entrée du bain interrompit ce moment de calme retrouvé. Alterma se tenait derrière les rideaux, et n’aurait bien entendu pas avancé ; la simple éventualité de voir son patron nu l’aurait fait passer de son teint clair à un parfait rouge pivoine à la seconde :
« — Jawaad ? Je suis navrée de vous déranger. J’ai un message de Damas, il veut vous prévenir que la Callianis sera prête à prendre la mer pour la marée du premier quart de nuit. »
Le maitre-marchand répondit d’une voix sèche :
« — Cela pouvait attendre que je sorte de mon bain. »
« — Ho… heu, oui, je sais… Mais pas moi. Nous avons peu de temps pour régler vos affaires courantes, maintenant. Et c’est avec vous que je dois lister et faire acheter et embarquer à bord tout le nécessaire et le confort que vous désirez. Le bateau ne devait partir que dans deux semaines. »
« — Je te fais confiance. Tu es payée à savoir tout ça. »
Il y eut un rire. Alterma avait une voix joyeuse, qui désarmait souvent ses interlocuteurs :
« — Ca, je sais Jawaad. Mais je serai contrariée si j’omettais dans la liste quelque chose qui vienne à vous manquer. Je vous attends, merci d’avance ! »
Jawaad étira un sourire, se délaçant à nouveau sous les mains expertes et tendres d’Airain. Il appréciait l’humeur de sa comptable, et sa fronderie toujours polie.
Il ferma les yeux, caressant doucement la chevelure de Lisa, qui cessait un peu de trembler, alors qu’Airain s’était mis à chanter. Et songea, qu’au-delà de son agacement à voir son second et ami blessé et des problèmes engendrés par les derniers événements, qu’il serait forcé de gérer au mieux, que son adversaire, qui venait de parvenir à déstabiliser son quotidien orchestré avec soin, devenait de plus en plus passionnant…
***
La cave était silencieuse et sombre. Elena avait ravalé ses larmes depuis un moment déjà et ruminait sa colère, la seule chose, ô combien fragilisée, qui ne l’abattait pas encore complètement après qu’on lui ait arraché sa sœur. Elle avait mal partout, et surtout au dos. Priscius l’avait fouetté lui-même, après qu’elle fut battue, après ce qui s’était passé. Et depuis la veille, elle était enfermée à nouveau dans cette cage détestable, dans l’obscurité et le silence.
Elle savait qu’elle allait sûrement passer au moins un ou deux jours au fond de la cave. Elle se demanda aussi ce qui était arrivé à Cénis, qui avait tenté de prendre sa défense, et avait elle aussi pris des coups de la part de l’esclavagiste était fou de colère. Et bien sûr, elle se demandait quel sort vivait sa sœur. Elle ne cessait même d’angoisser à le craindre, hantée par ses cris et ses larmes.
Elle ravala des sanglots brûlants.
Un bruit léger lui fit redresser la tête, se figeant. Elle ouvrit des yeux ronds de surprise.
Dans la pénombre se dressait la silhouette aisément reconnaissable de Sonia, debout devant elle. Elle resta interdite. Elle était persuadée que l’éducatrice avait elle aussi été jetée dans une cage puante dans une autre des geôles de Priscius, le temps qu’il décide de son sort.
Sonia étira un sourire vicieux, comme si elle devinait les pensées d’Elena ; elle s’adressa à elle dans un français particulièrement honorable :
« — Il ne sait pas fermer un cadenas convenablement. »
Passé la stupéfaction, Elena se redressa de son mieux. La cage lui interdisait d’être plus qu’à genoux :
« — Fais-moi sortir ! Aide-moi ! »
Sonia se pencha sur elle et s’accroupit face à son élève ; son sourire ne la quittait pas.
« — Et quoi, avec ton athémaïs balbutiant, ton accent affreux, tes talents de petite citadine d’une ville confortable de ton monde ? Tu n’as rien appris encore, et rien compris non plus. Tu n’es qu’une idiote, ici. Un animal stupide. »
« — Fais-moi sortir ! Ou je hurle jusqu’à ce que j’arrive à attirer Priscius, et croit-moi que je lui dirais sans hésiter que tu veux fuir ! »
Sonia secoua la tête, l’air faussement désolé, affichant une moue amusée :
« — Et tu ruinerais une chance que je donne à ta sœur ? Tu serais aussi stupide que cela ? »
Elena ouvrit des yeux ronds :
« — Que veux-tu dire ? Explique-moi, sale pu… » Elle arrêta là ses mots, blêmissant presque. L’instinct venait de la forcer à retenir prudemment, presque respectueusement, son injure devant l’éducatrice qui l’avait si savamment torturé et dressé pendant des semaines. Ce qui ne fit que rendre Sonia plus satisfaite.
« — Je vais veiller sur elle. Sauf si bien sûr, je finis enchainée, en attendant le supplice que me réservera Priscius, si jamais tu criais pour lui révéler que je peux sortir de ses cages comme je le veux, et que je me prépare à m’enfuir. »
Sonia se pencha encore sur Elena, de l’autre coté des barreaux, et elle approcha sa main pour venir caresser doucement la joue de la terrienne, son regard bleu brillant lugubrement :
« — Toi, ici, tu n’es rien ; une esclave qui n’a aucune chance de survivre même si elle pouvait s’enfuir. Tu serais rattrapée et suppliciée pour l’exemple, et c’en serait fini de ta vie sans valeur. Alors, reste dans ta cage. Restes-y, et retiens la leçon de tout ce que je t’ai appris. »
Elena finit par repousser la main de Sonia d’un geste de colère, la voix sourde :
« — Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi ?! Tu prends ton pied à me torturer ? »
Sonia se redressa. Le temps manquait et elle devait faire vite, elle allait devoir prendre des risques bien plus dangereux que lors de sa précédente escapade, et cette fois, elle devait pratiquement tout improviser. Mais elle fixa un bref moment l’ainée de Selyenda, avant de répondre :
« — Parce que tu es peut-être aussi intéressante que ta sœur. Pour le vérifier, il te faut de l’espoir ; désormais tu en as un, et toutes les leçons nécessaires pour t’en servir. Il ne manque qu’une chose… »
Sonia lâcha dans la cage une petite tige de métal. À peine plus grande qu’une aiguille à coudre, l’objet était d’un argent très brillant.
« — Cache-le bien. Ne le perds jamais. Tu sauras vite à quoi il sert, si je ne me suis pas trompée. Adieu, Elena. »
L’éducatrice planta là Elena, et sa surprise ébahie, disparaissant dans la pénombre. Sonia avait employé son prénom d’origine. De sa part, cela semblait simplement dément, inexplicable.
Elena attrapa la petite écharde d’argent, se demandant comment elle allait la dissimuler, bien que la solution, pour peu agréable qu’elle puisse être, lui apparut rapidement évidente. Elle mit longtemps à tenter de comprendre les mots de l’éducatrice, dans le silence de sa cellule exigüe. Elle en pleura de colère, failli céder à l’envie, par pure vengeance, de se briser la voix à hurler pour la dénoncer. Elle frappa les barreaux de sa cage et cria bel et bien de rage, deux ou trois fois. Mais, finalement, alors que le jour mourait et qu’elle était plongée dans un noir d’encre, elle comprit.
Sonia ne le saurait jamais, mais elle murmura, presque comme une prière, pour la femme à demi-folle, cruelle et insensible, qu’elle détestait tant :
« — Merci… »