(ce chapitre comporte des scènes explicites/violentes et qui peuvent choquer la sensibilité du lecteur)

            Son cœur allait exploser ; mais elle courait toujours.

            Apercevant à travers les rideaux de la pluie tombante et des bancs de ténèbres brumeuses de la nuit d’orage, ce qui ressemblait à des ruines d’anciens ateliers, elle s’y précipita. C’était un abri ; aussi futile soit-il.

            S’enfonçant aveuglement dans le premier bâtiment venu, elle trébucha contre une poutre effondrée, tombant lourdement sur des tessons de poterie depuis longtemps enterrés par les cendres et la poussière. Sa chute rajouta dans une plainte, dont elle étouffa le cri en se mordant la joue au sang, encore d’autres coupures aux plaies qu’elle avait déjà accumulées. Distinguant mal les formes dans la masure obscure, elle devina un escalier branlant. Elle le gravit à quatre pattes, ravalant des sanglots de détresse.

            A l’étage le plancher calciné par endroit tenait bon, et sentait la suie mouillé, l’urine et la vase de la baie. Mais elle n’en avait cure. Elle ne sut jamais qu’elle manqua de peu un trou béant dans les lattes de bois, et se réfugia contre le chambranle d’une petite fenêtre.

            Il fallait qu’elle reprenne son souffle. Ses poumons étaient aussi brûlants que l’enfer, elle manquait tant d’air que des phosphènes rougeoyants papillonnaient dans une sarabande sinistre en remplissant son champ de vision. Son cœur battait si fort qu’elle aurait cru sans mal que l’on pourrait l’entendre d’ici à l’autre coté de la ville. Elle avait oublié la douleur ; mais elle se doutait bien qu’elle avait sans aucuns doute au moins un orteil brisé et des côtes froissées, peut-être d’autres blessures plus graves.

            Elle entendit alors les chiens. Ils la traquaient toujours, les hommes qui tenaient ses molosses en laisse. Les aboiements étouffés par la pluie battante se perdaient à travers les ruines de son refuge ; et malgré son épuisement, malgré sa terreur -ou bien était-ce grâce à d’elle- elle pouvait presque deviner les éclats de voix des gardes du Dey Jharin qui se hélaient, à la traque de celle qui venait de tuer leur puissant maitre.

            Elle ne pourrait plus courir encore, elle sentait que son cœur lâchait ; bientôt l’adrénaline refluerait, elle l’anticipait déjà, et elle mesurerait alors le prix de sa fuite éperdue, de sa noyade dans les eaux boueuse de l’estuaire de l’Argas qu’elle avait traversé à la nage sous les trombes de pluie et les éclairs qui zébraient cette nuit d’orage ; et des blessures qu’elle avait pu ignorer jusqu’ici dans sa course terrifiée. Le froid, le désespoir, l’épuisement l’achèveraient alors et ils viendraient la prendre comme on ramasse en se baissant un fruit trop mûr tombé de l’arbre. Et ils la livreraient aux molosses.

            Elle le savait, elle l’avait vu. L’homme qui l’avait acheté lui avait imposé d’assister enchainée à ses pieds à cette mise à mort sadique et sauvage d’une autre fuyarde. Elle avait crié de terreur et de rage et aurait voulu le tuer ; et lui riait du spectacle. Il étalait jouissance et hilarité satisfaite aux gerbes de sang, aux bruits de chairs mâchés et d’os brisés et aux hurlements de souffrance de la suppliciée ; son seul crime avait été de vouloir échapper à ce monstre dément.

            Le souvenir de l’odeur des viscères et de l’agonie monstrueuse de la jeune femme qu’elle avait vu mourir la fouetta plus efficacement qu’une injection de méthamphétamine pure dans les veines. Ce n’est pas comme cela qu’elle finirait sa vie, il n’en était pas question. Elle tituba vers le mur opposé de l’étage et la seconde fenêtre de la bâtisse, pour chercher une échappatoire. Ivre de peur et de rage mêlée, elle rassembla toutes ses forces pour basculer par-dessus la rambarde de pierre et se laisser tomber au sol de son mieux. Les aboiements étaient toujours là, mais elle se souvint qu’ils traquaient l’odeur du Linci. Sous la pluie, dans la terrible humidité de cette nuit d’orage, puante et couverte de boue, cette maudite trace olfactive était forcément tout aussi noyée que le reste. Elle avait une chance.

            Au moins une chance, si ce n’est de leur échapper, de pouvoir mourir libre en ayant tout tenté. Si c’était son sort, à la rigueur, elle l’accepterait avec plaisir ; ce serait peut-être sa seule fierté et la dernière, mais ce serait une fierté. Le souffle toujours court et douloureux, elle s’enfonça dans le dédale des ruines.

***

            Priscius s’était en quelque sorte débarrassé d’elle. Après la fuite de Sonia, son plus précieux outil et investissement professionnel, la rumeur s’était répandue comme une trainée de poudre en ville qu’il avait perdu ce qui faisait tout le prestige et la qualité de son commerce et qu’ainsi donc, il ne pourrait plus assurer le remboursement de ses dettes. Cinq ans auparavant, et tout le monde le savait, il avait misé une fortune, la plus haut enchère sur les plus luxueuses estrades, pour acquérir Sonia, la Languiren ; plus de 27 000 andris d’or versés rubis sur l’ongle ; il n’y avait pas plus d’un ou deux fois par an qu’une esclave se vendait une si extravagante fortune. Tout le monde savait qu’il ne possédait pas cette somme, il avait dû emprunter. Et sa mise gagnée lui avait attiré la colère de riches collectionneurs incapables de suivre et coiffés au poteau ; il y avait même eu des rumeurs d’entente avec le commissaire-priseur pour faire monter la mise à la somme prévue, et désigner Priscius vainqueur de la vente.

            Les Languiren étaient rares, et nombreux étaient les hommes à ne pas avoir avalé l’injure, autant qu’étaient nombreux rivaux et créanciers de l’esclavagiste à attendre la première occasion pour fondre sur ses biens comme des vautours. Mais Priscius avait perdu Sonia ; pire, on disait que Jawaad le maitre-marchand s’en était saisi sans verser une seule ferraille. Les vautours devraient fondre sur la carcasse avant qu’il n’en reste rien.

            Trois jours plus tard, les créanciers venaient demander des comptes, avec en tête un huissier de la Guilde des Marchands talonné par une escorte d’Elegiatori. Celui-ci exigea le paiement sous un mois de la première tranche due. Priscius apprit dans le même temps et de la plus désagréable manière que ses créances avaient été rachetées par un fond monétaire de Maitres-Marchands. Il leur devait huit mille andris d’or. Pour commencer ; c’était seulement le premier tiers de ses dettes cumulés.

            Elena n’avait strictement pas la moindre idée de ce que pouvait représenter cette somme, mais l’affolement parmi les esclaves de la maisonnée lui donna au moins un indice sur la gravité de l’événement.

            Elle n’allait pas tarder à en saisir la valeur exacte. Priscius était au pied du mur ; s’il ne payait pas, l’huissier reviendrait avec escorte en armes et ouvriers à gros-bras pour saisir tout le contenu de son domaine. Les esclaves feraient partie du lot, comme tous les autres biens mobiliers monnayables de sa demeure.

            L’entrevue fut houleuse : la colère de Priscius épique, sa réaction ravageuse.

            Et sa décision dramatique : persuadé qu’il s’agissait là du dernier et ultime coup visant à le détruire après les déboires qu’il avait accumulé et que ses rivaux et concurrents avaient savamment fomentés, il décida de mettre de coté ses scrupules pour sauver son affaire. Il y avait un client à qui Priscius avait toujours refusé de vendre ses produits ; l’homme était riche, richissime, même et prêt à payer des fortunes pour les plus belles et exotiques esclaves possibles.

            Mais c’était aussi un salopard et un sadique dénué du moindre égard envers les filles qu’il achetait. Il en consommait disait-on une à deux par an, et celles qu’il ne tuait pas étaient dans un tel état après les sévices qu’il s’amusait à leur faire subir que le plus souvent il était plus charitable de les achever que de les laisser vivre l’esprit et le corps brisé. Aucun maitre-esclavagiste d’Armanth ne voulait plus rien lui vendre, et tous crachait au sol quand ils devaient prononcer son nom. Mais c’était un Bey, un puissant seigneur de l’aristocratie athémaïs. Il avait le pouvoir et les moyens de se procurer en dehors du réseau classique de nouvelles esclaves qui pourraient satisfaire ses vices, même s’il devait se contenter de ce qu’il pouvait trouver et qu’il était devenu persona non gratta dans tous les marchés et les Maisons marchandes de la cité-état.

            Priscius restait un esclavagiste de renom. S’il proposait une de ses filles éduquée, une belle femme, terrienne et rousse de surcroit au Bey Jharin Irrisha Arin, ce dernier ne regarderait même pas à la dépense pour profiter d’une si unique aubaine. Le nordique pourrait en tirer le prix qu’il voudrait, même si de son point de vue cela avait le pénible goût de vendre son âme aux démons.

            Une semaine plus tard, la transaction était bouclée.

            Elena était à genoux aux pieds de Priscius ; il avait eu la prudence de la mettre en laisse mais était persuadé que la terrienne n’aurait pas la bêtise de le défier encore une fois en voulant se rebiffer. Et il avait raison, ce qu’Elena n’aurait jamais avoué. Après la correction qu’elle avait subie lors de l’esclandre avec la séparation de sa sœur cadette, les traces de coup de fouet plat ne s’étaient pas encore totalement estompées et elle venait de passer pratiquement toutes les nuits de ces deux dernières semaines dans une cage exiguë, à devoir supplier pour en sortir. Elle voulait juste éviter de devoir à nouveau revivre ces sévices, et trouver une échappatoire raisonnable.

            Depuis sa brève discussion avec Sonia, et l’étrange cadeau qu’elle lui avait fait et qu’Elena dissimulait de toutes les manières possible sur elle, la seule chose qui la faisait tenir était l’espoir de retrouver Lisa, et la nécessité de faire preuve toute la patience dont elle était capable pour parvenir à sortir de ce cauchemar, d’une manière ou d’une autre. Et le seul moyen d’y parvenir était d’accepter de jouer le jeu et s’y soumettre. Elle était donc devenue une parfaite esclave disciplinée, calme et même féminine, plaisante et séductrice, et ce même si ces efforts lui coutaient moralement fort cher. Priscius n’était pas totalement dupe non plus, mais il l’avait bien assez testé pour constater que le Haut-Art avait fait son office sur la terrienne avec une certaine réussite. Il aurait fallu un mois encore pour achever de le parfaire puis éduquer cette esclave pour en tirer le meilleur prix. Il avait eu projet d’en faire une parfaite danseuse, dont elle avait déjà l’entrainement et le potentiel ; il aurait enflammé les estrades du Celendiaterio et le cœur des enchérisseurs à les rendre fous et aurait gouté à un moment de gloire qui aurait sans doutes même touché la rebelle terrienne qui ne connaissait pas sa chance. Mais il n’avait plus d’autre choix que de renoncer à ses objectifs d’origine, pour pactiser avec un homme dont la présence lui donnait des nausées, et la discussion des envies de meurtre.

            Elena n’en menait pas large. Son athémaïs était encore trop mauvais, elle avait du mal à suivre la conversation, concentrée à rester aussi calme que possible ; mais le Bey l’avait touché et palpé comme on jauge un cheval, et l’exercice avait beau lui être devenu commun, elle avait beau savoir que c’était coutumier, elle avait du retenir des grondements de colère au contact de ses épaisses mains grasses et poisseuses. Ce qui semblait ravir l’homme dont le visage bouffi affichait une concupiscence gourmande et ravie qui ne faisait que rajouter à la colère de la terrienne.

            Priscius n’eut besoin d’aucun tour de bonimenteur pour vendre son affaire. Jharin salivait d’envie devant Athéna, l’esclavagiste se serait attendue à ce qu’il lui saute dessus sur place et la goûte dans son bureau sans attendre. Le Bey n’avait plus vu si rare, si exotique et si beau depuis des années et ne croyait pas sa chance. Il n’y avait guère que le prix à négocier.

            Le maitre-esclavagiste demanda dix mille andris d’or en barres de commerce. C’était le prix d’une Languiren dans les plus hautes enchères du hall du Celendiaterio ; le quart de la valeur de son domaine, ses biens compris. Le Bey ne fut même pas outré par la somme ; après moins de dix minutes de tractations, il lui en donnait huit mille cinq cent.

            Elena réalisa qu’elle venait d’être cédée pour une fortune. Mais si elle avait appris auprès des autres filles, que souvent, plus une esclave était vendue cher, plus son sort et son futur seraient assurés d’être agréables et doux, ici elle était persuadée du contraire. Elle pouvait lire dans les yeux du Bey une démence vicieuse et sadique, le régal qui lui chatouillait le ventre et lui caressait l’ego au plaisir qu’il aurait à user de sa nouvelle acquisition pour ses plus pervers plaisirs. Ho, Elena n’avait aucun doute qu’il ferait attention, du moins relativement, à ne pas trop vite l’abimer. Elle était rousse et terrienne, d’une beauté rare et unique par son métissage et d’une féminité sauvage et rebelle. Mais même Priscius au moment de serrer la main de son client, en lui tendant la laisse d’Athéna, fut saisi d’un remord pénible qu’il du étouffer immédiatement.

            L’esclavagiste prit juste le temps de glisser quelques mots à Elena, avant de laisser Jharin prendre possession de sa nouvelle acquisition :

            « — Tu viens de sauver ma maisonnée, soit-en fière et du prix que ton maitre a payé pour te posséder. C’est un des plus grands honneurs que peut recevoir une esclave. »

            Elena ne répondit pas, son regard aux reflets d’un vert profond, presque noir, s’enflamma d’un éclat de rage, qu’elle cacha en détournant la tête. Mais à cette seconde, elle se promit de ne jamais oublier l’esclavagiste et lui faire payer par tous les moyens la dette de tout ce qu’il lui avait fait subir.

***

            « — Tu es une chanteuse de Loss. »

            Sonia toisait Lisa, son regard bleu rivé aux yeux de jade de son élève.

            « — Mais… non… non, je n’en suis pas une, Sonia ! »

            La gifle qu’elle lui asséna fut si rapide que personne n’aurait eut le temps de voir le geste, et surtout pas sa cible, qui chancela sous le coup pour s’effondrer, sonnée. Immédiatement sa joue prit une teinte rouge vif.

            « — Maitresse ! Je suis ton éducatrice ! Tu es une Chanteuse de Loss, et plus encore ! Cesse de nier les dons avec lesquels tu es née et ceux dont je t’ai fais cadeau !

            Azur explosa de colère. Elle revenait juste de cuisine avec le repas de sa petite sœur de chaine dans les bras et venait d’assister à la scène. Elle dut se retenir pour ne pas tout lâcher et se précipiter sur Sonia pour la cogner sans préambules :

            « — Non mais ça ne va pas, t’es malade ? »

            La féline san’eshe se tourna vers la psyké, lui offrant un sourire sinistre qu’elle chargea volontairement de folie en guise de réponse. Azur en fit une grimace de crainte dégouté.

            « — Physiquement, non de toute évidence. Mais je fais ce que tu aurais du faire. Veut-tu que cette fille reste un animal stupide, peureux et inutile, alors qu’elle dispose de tant de potentiels ? Dis-moi psyké, qu’as-tu enduré pour apprendre ton don à lire les pensées sur mon visage ? Te préfèrerai-tu naïve et aveugle, que capable de tant de talents à servir le maitre que tu chérie tant ? »

            Azur souffla par le nez, et posa prudemment le plateau-repas de Lisa sur la table de chevet avant de céder à la pulsion de s’en servir pour assommer Sonia :

            « — Moi je ne gifle personne, et je n’ai pas besoin de violence et de cruauté pour expliquer quoi que ce soit. »

            « — C’est bien pour cela que tu ne pourrais jamais être éducatrice. Reste à ta place et ne vient pas juger de la mienne. »

            « — Je te jure que si jamais tu recommence je te … »

            Lisa intervint, levant une main qu’elle posa sur la cuisse d’Azur, avant de se redresser un peu péniblement et se laisser retomber sur le lit :

            « — A… Azur, non. S’il te plait…. Elle… elle a raison. C’est… c’est mon éducatrice…. je… je ne serai pas là, sans elle.

            La psyké souffla de colère, avant de fixer la jeune terrienne attendrie et émue, posant doucement sa main sur celle de sa consœur resté sur sa cuisse. Lisa esquissa un sourire tendre au regard aimant. Elle ne put retenir un léger frisson au contact des doigts caressants d’Azur, ce qui ne surprenait pas cette dernière, qui avait exploré l’étendue de la sensibilité physique constante de la jeune terrienne. Elle murmura, en guise d’acquiescement aux mots de Lisa :

            « — Anis… »

            Sonia afficha un sourire cynique et victorieux en toisant Azur, avant de se tourner vers son élève :

            « — Au moins as-tu appris à écouter, je n’aurais pas perdu tout mon temps. Tu as su lire en trois jours, n’est-ce pas ? Comme tu as appris à parler en deux semaines, comme tu as mesuré le temps passé pendant le Languori, toutes choses que personne ne pourrait faire sauf toi. Des talents qui font de toi une exception, et qu’en fais-tu ? »

            « — Je… heu…je… rien, maitresse… je… je n’en fais rien. »

            « — Mais laisses-lui le temps Sonia ! Y’a à peine plus de six jours, elle était agonisante ! »

            L’éducatrice lança un regard lourd de mépris vers Azur :

            « — Et je la maintenais en vie au mieux. Elle n’avait pas à risquer son existence et gâcher tout ce que j’ai fais d’elle. Elle ne s’appartient plus et n’a aucun égard pour ce qu’elle est devenue, ni aucune conscience de sa place et de sa chance. Elle a failli mourir ! »

***

            Elle ignorait où elle pouvait se trouver. Elena n’avait jamais exploré ou même parcouru les rues d’Armanth, ni jamais vu la moindre carte de la ville ; tout au plus savait-elle que la cité était immense et construite en grande partie d’îlots bâtis sur une lagune, un peu comme Venise.

            Tout ce qu’elle savait c’était d’où elle venait, et le chemin parcouru. Le palais du Bey était dans une sorte de grand quartier résidentiel à flanc de colline, contre des falaises de calcaire blanc, l’Alba Rupes. Elle s’était enfoncée dans les premières ruelles descendant les allées pentues du quartier, pour filer le plus vite possible vers l’embouchure du fleuve, en faisant de son mieux pour couper à travers cours et jardins et éviter de se faire prendre par des passants ou des gardes.

            Elle se demanderait plus tard par quel miracle elle avait réussi à leur échapper. L’orage qui avait éclaté juste avant sa fuite n’y était de toute évidence pas pour rien. Mais il n’avait pas fallu longtemps pour qu’ils la traquent comme une bête, eux et leurs chiens.

            Elena zigzaguait entre les ruines de ce qui avait sans doute été autrefois un îlot habité d’ateliers de bois et de menuiserie. Il avait été de toute évidence abandonné après une série d’inondations et d’incendies qui n’avait pas laissé grand chose debout. Les cachettes ne manquaient guère ici, mais aucune ne pouvait lui assurer d’échapper aux chiens et à leur flair. La peur lui tenaillait le ventre, tandis qu’elle s’enfonçait toujours plus dans ce qui restait de cette sorte de village aux rues encombrés et aux murs nus et serrés les uns contre les autres. A chaque cri lointain, à chaque aboiement assourdi, elle sursautait en retenant un cri de peur. Il faisait terriblement sombre ; l’orage dissimulait de ses nuages lourds l’immense lune de Loss en ne laissant qu’une lumière à peine suffisante pour poser un pied après l’autre.

            Impossible d’avoir une notion du temps passé. Plaqué contre les ruines noires de suies d’un mur branlant, Elena s’évertuait à tenter de déterminer la distance et la provenance des rares sons qui pouvaient lui parvenir alors que la pluie et l’orage étouffaient tout bruit. Mais plus elle s’enfonçait dans les ruines, plus les vagues échos de ses poursuivants s’estompaient.

            Elle n’osa pas espérer qu’elle avait peut-être réussi à leur échapper. Le Linci était toujours là, maudit symbiote greffé sur sa cuisse tel un fatal bijou, qui avait modifié son odeur pour y laisser une trace invisible que les chiens était tous dressés à reconnaitre et pister. Elle aurait voulu l’arracher, elle ne faisait qu’y penser depuis qu’on le lui avait implanté, mais elle avait appris que même ainsi, l’odeur faisait partie d’elle et ne se dissiperait qu’après de longues semaines. Elle ne ferait donc qu’aggraver son état pour rien. Elle évitait d’ailleurs d’y penser : elle était déjà à bout, elle avait l’impression de courir et se démener pieds nus depuis des heures, sous la pluie qui la glaçait et d’ici peu, l’épuisement la terrasserait. Et si elle y survivait, ce serait le moment de songer à la faim et la soif.

            Elle reprit son exploration des ruines, se maudissant de remâcher de noires pensées qui ne faisaient que réduire à néant ses efforts à rester en vie dans l’immédiat. Elle le savait, il n’était pas utile qu’elle se répète qu’elle était à des années-lumière de son foyer, de sa ville, de son pays, de tout lieu civilisé et dotés de lois et de libertés raisonnables. Elle était seule et perdue, sans aucuns contacts et sans aucun espoir que qui que ce soit vienne à son secours. Il n’y avait plus qu’elle et sa détermination à trouver une échappatoire, quelle qu’elle soit, et un jour parvenir à retrouver Lisa.

***

            « — A terre sale chienne ! C’est à quatre pattes et au fouet que tu va manger ! »

            Le hurlement fuit suivie du premier coup, qui lui déchira la peau des reins au fessier. Il n’avait même pas attendu qu’elle tombe à genoux et obéisse pour frapper et il remit le second coup alors qu’elle tentait d’approcher de la gamelle où se trouvait l’infâme bouillie sensée lui faire office de repas. Elena paniqua en anticipant le suivant et se braqua en tirant sur la laisse que Jharin tenait fermement. La traction qu’il donna violemment fut si puissante que son collier l’étrangla : elle en perdit le souffle dans des hoquets étouffés.

            Il éclata de rire, dégustant le spectacle de sa nouvelle acquisition rampant à demi en tentant pitoyablement de respirer, vers la nourriture qu’elle avait interdiction de toucher avec les mains ; une humiliation pour en faire ce qu’il lui destinait : un animal décoratif qui n’aurait jamais le droit ni d’être debout, ni même de pouvoir se déplacer autrement qu’à quatre pattes. Il songeait déjà au plaisir qu’il prendrait à la livrer ainsi à ses chiens dressés spécifiquement à ces usages et assister au spectacle avec quelques amis choisis.

            Elena finit par manger tel qu’il le voulait, dans des sanglots de terreur à attendre le prochain bruit cinglant du fouet. C’était la seule alternative pour fuir les coups et la douleur. Il ne frappait pas avec les fouets plats et courts des esclavagistes mais avec une trique terriblement fine ouvragée dans un entrelacs de nerfs de bœuf et de fil de cuivre. Chaque coup laissait des stries rouges si profondes que le sang en parlait, l’impact irradiant si intensément qu’il en provoquait des nausées. Il fallait presque une minute pour commencer à sentir la douleur refluer à un niveau tolérable. Elle avait pressenti que cet homme était un dément quand il l’avait acheté, et avait vite compris dès les premières heures que c’était un bourreau. Il avait commencé par la violer dès son arrivée dans son domaine, à même les marches de l’escalier menant à sa villa, puis l’avait jeté parmi ses serviteurs, la plupart pratiquement aussi terrifiés par leur maitre que l’étaient ses esclaves.

            Ordonnant de la musique, il avait forcé Elena à danser nue, encore choquée par le viol brutal, devant tous ses hommes, ses serviteurs et ses esclaves, la guidant à grand coup de fouet-serpent. C’était ainsi qu’il avait présenté à tous sa nouvelle merveille, dont il s’enorgueillit de l’achat devant toute sa maisonnée. Elena avait souvent considéré jusqu’ici que tout ce qu’elle avait vécu était une chute aux enfers.

            L’enfer ne faisait pourtant que commencer.

***

            La psyké ouvrit des yeux ronds. Pour un bref instant, le regard de Sonia venait d’exprimer bien plus que son dédain et sa morgue arrogante coutumière. Il y avait de la colère, du ressentiment, une inquiétude qu’elle aurait pu toucher du doigt. Cette femme si égoïste et méprisante de tout tenait intimement à Lisa, avec une affection profonde et véritable. Azur ouvrit la bouche pour conclure à son étonnement, renonçant à l’idée de cacher sa surprise. Immédiatement Sonia comprit et la foudroya haineusement du regard, avant de s’intéresser à son élève :

            « — Désormais, c’est ton maître qui t’apprendra tout ce que tu dois devenir et être pour lui. Je ne m’en mêlerai pas, j’ai bien mieux à faire et personne ne m’a ordonné de continuer à t’éduquer. Mais tu es une Chanteuse de Loss. Tu peux le comprendre, l’accepter et apprendre à en faire usage plus vite et mieux que n’importe qui, ou rester stupide et faible et continuer à avoir peur de vivre et assumer ce que tu es. Mais si tu choisis la faiblesse, je prendrais grand plaisir à te torturer jusqu’à te forcer à apprendre. Car personne ne m’a ordonné non plus de cesser de t’éduquer. »

            Lisa tressaillit en se tassant, hochant craintivement la tête :

            « — Ou… oui, maitresse. Mais… mais je dois commencer par quoi ? Je n’ai pas… la moindre idée de ce qui s’est passé ! Quand je tente de m’en rappeler, je suis paralysée de terreur ! »

            « — Commence par te rappeler pourquoi tu as Chanté, pourquoi tu as sauvé ton maitre. Pourquoi tu as ensuite pris le risque stupide de mourir pour lui sauver la vie. Et n’essaye pas de t’en rappeler ; rappelles-t’en ! Je sais mieux que personne que tu n’oublie rien. Sauf… si tu as trop peur de t’en souvenir. »

            Azur intervint encore, l’ébahissement passé. Elle dut faire un effort pour ne pas trahir à cet instant l’émotion compatissante -et qui l’agaçait tout autant- qui venait de la toucher en prenant la mesure des sentiments de Sonia pour la terrienne :

            « — Et toi, que sait-tu de tout ça, hein ? »

            « — Es-tu si aveugle ou naïve pour croire encore que je ne suis qu’une simple éducatrice, Azur ? Mon travail avec elle n’est pas fini, et celui-ci, je suis sûrement la seule à pouvoir le faire. Occupe-toi de lui apprendre à lire, à faire le thé et toutes ces sornettes pour plaire à ton maitre et laisse à celle qui sait ce qu’elle fait s’occuper du plus important. »

***

            La pluie passa de l’averse à une bruine fine. L’orage de la saison des pluies s’éloignait. Ortentia se décida enfin à percer un peu les lourds nuages, éclairant progressivement le village en ruine.

            Elena n’entendait plus depuis un long moment ni appels, ni aboiements, seulement le bruit de l’eau ruisselante dans la nuit. Elle errait dans les ruines en boitillant. Il n’était plus possible de courir ; chaque pas était maintenant une torture lui arrachant des larmes de douleur. Si elle avait pu l’ignorer jusqu’ici, elle n’avait aucuns doutes qu’elle s’était brisé un orteil.

            Elle avait traversé l’îlot dans presque toute sa largeur. Dans la lumière bleutée de la grande lune fantômatique, elle pouvait maintenant apercevoir le détail des lieux ; c’était bien plus étendu qu’elle aurait pu l’imaginer dans la pénombre ; qui se perdait ici dans le labyrinthe des rues et des maisons abandonnées aurait eu bien du mal à retrouver aisément son chemin.

            Elle était trempée et claquait des dents de froid ; elle n’avait rien d’autre qu’un pagne de soie précieuse et des bijoux pour tous vêtements. Titubant entre deux ruelles, elle posa son choix sur ce qui semblait la plus debout des ruines du pâté de maisons. Le bâtiment avait un étage et un toit encore intact. S’y engouffrant, elle se retrouva à nouveau dans l’obscurité, se guidant à tâtons. Gravir les marches de l’escalier de pierre pour se réfugier en hauteur fut le dernier effort qu’elle pu fournir. Il y aurait eu quelqu’un caché dans la pénombre qu’elle n’aurait pu s’en rendre compte. Elle se laissa tomber, vaincue par l’épuisement dans le premier coin venu, se blottissant au mieux pour se tenir chaud.

            Il ne fallut pas une poignée de seconde avant qu’elle ne s’endorme.

***

            Il y avait du sang partout. Celui-ci avait éclaboussé l’entièreté du mur carrelé de marbre rare jusqu’au plafond. Jharin était plaqué face contre une des demi-colonnes, comme debout et étrangement aplati, une partie de ses côtes éjectés de sa cage thoracique perçait sa peau grasse ; ce qui lui tenait lieu désormais de visage n’était qu’une bouillie dont la seule chose reconnaissable était un globe oculaire pendant lamentablement, qui semblait afficher une surprise presque ridicule. Il ne tomberait pas sans qu’on le décolle de la paroi où l’impact l’avait incrusté.

            Elena était encore gisante, à demi-inconsciente dans la large et trop moelleuse couche du Bey. Ou tout du moins ce qu’il en restait. L’immense chambre décorée avec un gout aussi pompeux que douteux était si ravagée qu’un observateur aurait hésité entre les dégâts d’un puissant explosif et la dévastation d’une tornade déchainée. Il n’y avait plus rien qui soit intact à l’exception de la jeune femme. Elena réussit à retrouver un peu de force, et arracha le lacet de cuir avec lequel Jharin l’étranglait l’instant d’avant pendant qu’il la violait brutalement, une fois encore. Il lui fallut un autre bref moment pour parvenir à retirer les bracelets qui liait ses poignets l’un à l’autre et réaliser le ravage dont elle était à la fois l’épicentre et l’auteur.

            Elle ne comprenait comment cela était arrivé, mais elle savait qu’elle en était responsable. Il s’était passé quelque chose, alors qu’étouffée par le lacet qui lui faisait perdre conscience, elle avait soudainement pressenti qu’elle allait mourir. Dans ce qui lui restait de souffle, elle avait supplié et crié et ce cri s’était mu en un son inhumain.

            L’instant d’après, la réalité était devenu folle.

            Elena n’eut pas le temps de se questionner plus avant. Jharin était mort, écrasé contre le mur, le bruit qu’avait du faire cette dévastation alerterait sûrement le personnel. Elle savait que vu les pratiques du Bey et ses caprices, celui-ci ne se déciderait pas à venir voir ce qui se passait immédiatement. Hurlement et bruits violents venant de ses appartements étaient des plus coutumiers. Ce serait le silence prolongé qui alerteraient les domestiques.

            Elle avait fait cette chose ; le Chant de Loss. Si Cénis n’en avait parlé qu’à demi-mots, elle avait compris qu’il existait ici une sorte de malédiction ravageuse dont étaient seulement capables les personnes rousses. Une malédiction qui semblait la concerner autant que sa sœur cadette. Elle ne s’attarda pas à mesurer l’étendue de cette information ; elle n’avait que quelques instants pour fuir. Il n’y avait ici que son pagne et si elle eut le réflexe de l’attraper pour se vêtir, elle ne songea pas à attraper les frusques de son bourreau dans lesquelles de toute manière elle aurait nagé tant il était vaste et gros.

            Passant par le balcon de la terrasse, Elena bascula par dessus la balustrade pour choir douloureusement dans les buissons du domaine, un étage plus bas. L’orage tonnait et la pluie commença à devenir averse. Il fallait courir, courir aussi vite qu’elle pourrait, fuir le plus loin possible ; elle ne savait que trop bien ce qui arriverait si jamais les gardes-du-corps du porc qui était le maitre des lieux la prenaient. La peur au ventre, elle fila dans l’ombre à travers le parc.

            Elle ne comprendrait que bien après pourquoi Sonia lui avait donné cette petite barre d’argent brillant, en lui conseillant de la garder sur elle par tous les moyens.

***

            « — Comment… comment dois-je m’y prendre ? »

            Lisa fixait Sonia, perdue et suppliante. Admettre ce que disait l’éducatrice était largement pour elle au dessus de ses forces. Elle ne savait pas grand choses des Chanteurs de Loss. Seulement ce que Cénis et Lilandra avaient pu en dire et cela ne pesait pas bien plus lourd que ce que Sonia venait d’expliquer. Et dans tous les cas, il ne semblait y avoir que pour Sonia que cette chose apparaissait comme un don. Du point de vue des autres personnes à lui en avoir parlé, il s’agissait sur Loss d’une sorte de malédiction dangereuse et mortelle capable de terribles méfaits, au point qu’on pourchassait et asservissait toute personne qui pourrait peut-être un jour en avoir les capacités. Apprendre aussi brutalement qu’elle faisait donc parti des pires maudits de ce monde ne faisait que nourrir son amertume à son sort.

            Sonia le savait pertinemment. Mais les san’eshe avaient une perception du Chant de Loss bien différente du reste des lossyans. Et avec elle, une manière de l’appréhender dont l’éducatrice était héritière. Dans ses jungles lointaines, les Chanteurs de Loss étaient vénérés comme l’expression de la Terre et de sa volonté sauvage ; c’était le rôle des chamans que de guider et canaliser les Chanteurs à se servir de leur don et le maitriser. Dans une autre vie, enfouie sous les épaisses couches de sa folie, Sonia aurait du devenir un de ces guides spirituels, elle y avait été formée et préparée depuis l’enfance jusqu’à ce que tout s’arrête et que cette vie ne soit cruellement détruite.

            « — N’essaye pas ici, contente-toi de te souvenir et de ne plus fuir ce dont tu te rappelle. Le Chant de Loss est sculpté par les émotions et les sentiments ; la peur le fait exploser, la haine le rends ravageur, l’amour l’irradie. C’est la plus intime et profonde confiance qui l’apprivoise et le musèle. Nie ce que tu ressens, continue à être idiote, aveugle et peureuse et cela restera un animal sauvage et déchainé qui dévorera tout, toi compris. »

            Azur écoutait, sourcils froncés. Sa confiance en Sonia était on ne peut plus relative et elle se serait bien vu lui tomber dessus dans un coin pour lui donner une bonne correction, plutôt que de coopérer avec cette femme perverse et dangereuse. Mais elle avait eu vent de la course-poursuite avec Damas, et des exploits de l’éducatrice. Elle avait toujours pensé que personne ne pouvait rivaliser avec le jemmaï dans ses talents de monte-en-l’air, et la psyké ravalait prudemment ses envies belliqueuses, désormais.

            Par contre, elle comprenait assez clairement ce que Sonia pouvait expliquer : la san’eshe semblait clairement savoir de quoi elle parlait et cela l’éclairait sur certains détails passés, comme l’à peine perceptible déception de Jawaad quand il avait entaillé la paume de Lisa pour sacrifier au rite de baptême de la Callianis. Il s’était attendu à ce que quelque chose se passe, mais rien. Azur venait de comprendre qu’il pensait en faisant peur à son esclave de telle manière, éveiller un sursaut de réaction de survie chez elle qui aurait commencé à faire se manifester le Chant. Mais il ne s’était rien passé du tout.

            Ce n’est pas quand elle a eu peur pour sa vie, que Lisa avait Chanté ; c’est quand elle a craint pour celle de Jawaad que le Chant de Rage avait explosé dans un Eveil brutal. Azur étira un sourire ému tout autant que curieux, mais n’eut pas le temps de poser la question qu’elle avait en tête. Duncan, le doyen et maitre de l’hospice venait d’entrer dans la chambre talonnée par Lilandra. Azur baissa la tête pour saluer humblement, Sonia faisant de même, mais avec un sourire qui rendait son geste de respect discutable.

            Le vieux médecin à la barbe grisonnante afficha un sourire débonnaire et joyeux :

            « — Bonjour, esclaves. Alors, comment se porte le petit prodige de Jawaad, ce soir ? »

***

            « — Hey, regarde ce qui traine dans le coin ! »

            « — Ho ! …Hé bien, l’orage nous laisse de jolies choses, dit-moi. De superbes choses, même !

            « — Si elle est encore en vie, oui. »

            « — T’as vu les bijoux qu’elle porte ? Ca doit être une Languiren pour être paré comme ça. T’as vu, même ses seins sont percés. Jolies les boucles d’ailleurs ; tu crois que ce sont de vraies perles ? »

            « — Ca en a l’air. Bha, attends, on va bien voir, elle a l’air morte… »

            Le premier des trois soudards s’approchait quand la femme roulée en boule dans un coin de l’étage ouvrit brusquement les yeux en tentant de se redresser.

            Les hommes qui lui faisaient face furent surpris ; finalement, elle était bel et bien en vie, même si au vu de son état le doute était permis. Mais ils n’avaient pas grand choses à craindre et la réaction les rendit plutôt hilares.

            « — Ha bha t’as ta réponse, Janus, elle est vivante ! »

            Celui qui s’appelait Janus était légèrement en retrait, à observer la scène bras croisés, l’air décontracté. Vêtu de cuir, et en armes, il affichait les allures d’un spadassin séducteur et décontracté, nanti d’un bouc savamment taillé, la seule chose propre et réellement entretenue chez lui. Ses deux comparses avaient un peu les mêmes dégaines, vestes de mauvais cuir fatigué, vêtements usés dont les couleurs avaient passé depuis longtemps et armés eux aussi. A leur mine patibulaire, on devinait sans mal qu’ils fussent des coupe-jarrets.

            Janus tira un sourire satisfait à fixer la fille en estimant son prix. Elle devait être vraiment très belle si on prenait le temps de l’imaginer sans la crasse, le sang et la boue dont elle était maculée. D’où qu’elle vienne, elle avait sacrément du subir, et était couverte des plaies et des estafilades typiques de celles que l’on récolte quand on court à l’aveugle pour sa vie. Les cheveux auburn, c’était une rousse, et personne n’aurait eu l’idée idiote de teindre les cheveux d’une esclave en roux, en tout cas pas à Armanth. Janus savait faire deux plus deux :

            « — Vivante et en fuite, ouais. C’est sûrement pas une Languiren ; les Languiren ne s’enfuient jamais. Mais pour le moment on s’en fout. C’est une marchandise de choix, mais que faudra refourguer avec prudence et pas de suite. Le sang sur elle, c’est pas que le sien.

            « — Tu veux dire qu’elle aurait tué quelqu’un ? T’as vu comment elle est taillée, elle ferait même pas peur au môme de Serhen ! »

            « — Bha à toi de voir, à ta place, je serai un brin prudent… »

            Le plus large des deux comparses de Janus, Meeri, haussa les épaules, et se posta face à la fille qui tentait de se lever, tenant difficilement sur ses pieds. Il la toisait d’une bonne tête et demi. Elle était terrifiée, hagarde et semblait ne pas vraiment comprendre tout ce que disaient ces hommes à l’argot et l’accent trop prononcé.

            « — C’est qu’une esclave ; depuis quand on a à craindre de ces animaux-là ? » Puis s’adressant à la rousse, il beugla un coup :

            « — A genoux toi, allez ! »

            Elena tressaillit mais sans obéir, elle recula d’un pas. Janus nota la réaction et surtout l’éclat de rage et de détermination qui venait de naitre dans le regard apeuré de la fille. Meeri grogna agacé. A coté de lui, Berrel éclata de rire :

            « — Bha mon vieux, tu t’es loupé. »

            « — Elle ne va pas faire sa maline longtemps ! J’ai dis : à genoux ! »

            « — Non ! »

            Janus fut surpris par le cri. Cette fois, la jeune femme aussi épuisée soit-elle commençait à se tasser en posture défensive. Il n’était vraiment pas sûr de ce qui allait arriver, mais il fit quelques pas en arrière, sait-on jamais ; après tout, elle était rousse. Meeri fulminait quand à lui sans songer à ce détail. Il pressa violemment sur les épaules de la fille pour la faire chuter au sol. Vu sa force, elle s’effondra un genou à terre, résistant pourtant de son mieux :

            « — A genoux esclave ! »

            « — Non ! »

            Elena comprit, en sentant ce qui se passait dans son propre corps. C’était comme réaliser avoir une grenade en main, et simplement la dégoupiller sans crainte. La petite barre de loss que Sonia lui avait confiée, cachée dans ses bijoux, vibrait de plus en plus frénétiquement, et à l’unisson de cette vibration, son cœur et son âme étaient pris d’une nausée battant au même rythme musical. Le flot qui monta de son estomac jusqu’au bord de ses lèvres avait un goût de bile et de fureur, et ses poumons s’emplirent en une seconde de chaleur violente. Elle ressentait les deux hommes les plus proches, elle pouvait voir le moindre détail de leur corps, de leurs gestes, de leur être sans nul besoin de les toucher. Métal, cuir, étoffes et chair mêlées, elle percevait tout sans avoir nul besoin de regarder. Le feu dans ses entrailles devint un enfer qui faisait pression pour s’évacuer, et elle Chanta.

            Le son qu’elle poussa alors ressemblait à une vocalise. Mais en un instant, il prit une tonalité surréaliste et inhumaine. Ce n’était pas des cordes vocales qui pouvaient produire une telle harmonique, mais une cacophonie d’instruments fous qui n’avait qu’à peine de ressemblance avec la voix humaine. L’air ondula comme de l’eau perturbée et s’éclaira comme si quelque dieu facétieux venait d’allumer une clarté à la source invisible. Et brutalement tout devint lourd, terriblement lourd. Tandis que le planchait craquait dangereusement sous son propre poids, Meeri et Berrel s’effondraient à genoux en râlant de douleur, écrasés par la gravité devenue soudainement insoutenable.

            Janus fixait l’esclave qui se redressait, ébahi. Il n’avait jamais vu une Chanteuse de Loss en action et celle-ci, face à lui, se tenait maintenant droite, le visage déformé de rage, presque divinisé dans sa fureur. Janus senti ses tripes se nouer douloureusement au souvenir des récits et contes des démoniaques envoyés des dieux anciens. Il réalisa qu’il en fixait peut-être bel et bien un et que seul son flegme expliquait pourquoi il n’allait pas se pisser dans les braies. Il se posa même l’incongrue question de savoir pourquoi il n’était pas en train de courir à toutes jambes pour aller voir ailleurs si l’air y était moins dangereux. Il pouvait sentir les poils sur sa peau se dresser, autant de trouille pure que sous l’effet de l’électricité statique. Mais il restait devant la Chanteuse, fasciné ; c’était comme ça qu’il le raconterait sûrement plus tard : il était trop fasciné pour fuir et de toute manière, il n’aurait pas laissé ses deux imbéciles d’amis crever seuls.

           Les yeux d’Elena, habituellement d’un profond vert sombre, étaient maintenant deux perles de lumière fugace et palpitante. L’air autour d’elle tremblait, comme si des ondes de chaleur courraient le long des murs et du sol et tout ce qui était métallique sur les trois hommes et la fille semblait éclairé par une fantasque et fugace lueur bleutée.

            Elena sentait la pression de la gravité qui pesait sur les deux hommes qu’elle avait mis à terre. Elle le ressentait comme si elle l’expérimentait à leur place, pouvant capter leurs efforts pour respirer, pour supporter leur propre masse démultipliée ; les tensions pesant sur leurs os, leurs tendons, leurs organes. Ils souffraient et luttaient, et elle le vivait en devant partager cette monstrueuse sensation dont elle était l’origine, dont elle endurait tout autant l’effort qu’elle déployait à les écraser. L’horreur la frappa à cette prise de conscience exacerbée et elle relâcha tout quand elle comprit que ce craquement était celui de leurs os qui ne pourraient encaisser ce poids plus longtemps. Pourtant, elle savait qu’elle n’aurait jamais du pouvoir l’entendre.

            Quand elle cessa de Chanter en laissant la réalité retourner à la normale, sa voix restait sourde et menaçante, faisant face aux deux hommes qu’elle venait de terrasser et qui haletaient tant bien que mal :

            « — Plus jamais je ne me mettrai à genoux ! Plus jamais je ne serai esclave ! »

            Janus ne fit pas un geste, en fixant la jeune femme. Il réalisa qu’il ne respirait plus ce qui lui parut une drôle d’idée. Mais il ne reprit son souffle que très lentement, très précautionneusement. Le planchait ne grinçait plus, et apparemment poussières et air ambiant venaient de se décider à se comporter normalement. Apparemment. Il était possible qu’elle puisse recommencer.

            La fille qui venait l’instant d’avant de prendre toutes les allures d’un démon d’avant le Long-Hiver lui rendit un regard de défi qu’il n’allait pas prendre à la légère. Mais elle était livide et ses yeux étaient en larmes. Elle tremblait d’épuisement. Janus ne regardait plus qu’une jeune femme fragile et en fait, encore plus terrifiée que lui et qu’il devina être à bout, à tous les sens du terme. C’en était pourtant d’autant plus dangereux ; à sa place, il ferait payer cher sa peau, jusqu’à son dernier souffle. Démon, Chanteuse de Loss, ou simple être humain perdue, il estima que finalement, tout le monde ferait pareil, mais ce fut ce qu’elle murmura, la voix rauque et lasse, juste après, qui lui donna son idée.

            « — Alors tuez-moi… ou laissez-moi… partir. Mais… plus jamais. »

            Janus fut le premier qui aurait été surpris du sourire qu’il esquissa. C’était bien ça, son idée finalement n’était pas mauvaise du tout. Il approcha lentement de ses deux compagnons non sans une prudence certaine et plus pour les retenir de faire une bêtise que de s’assurer de leur bon état. Ceux-ci toussaient encore, et seraient secoués pour une bonne minute au moins. Janus ne lâchait pas Elena du regard, alors qu’elle chancelait de plus belle, résistant rageusement et de toutes ses forces à l’inconscience. Il tendit très lentement une main vers elle, paume ouverte, déployant tous ses talents de séducteur rassurant pour rassurer un peu la fille qui pouvait très bien le broyer en quelques instants si elle paniquait :

            « — A mon avis, je peux te proposer mieux. Mais il va falloir me faire confiance. Je m’appelle Janus, et toi ? »

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