Lisa ne put s’empêcher de comparer le son des boulets de canon déchirant le ciel au sifflement d’une cohorte de trains filant à toute vitesse sur des centaines de rails de fer. C’était comme une onde ininterrompue de destruction, si puissante qu’elle faisait résonner les cages thoraciques et les boites crâniennes et elle se demanda si, sur Terre, les hommes qui avaient été témoins des pilonnages des plages du Débarquement par la flotte alliée avaient ressenti la même sidération à tant de vacarme. Juste après tonnèrent les impacts, dans l’eau et contre la pierre et le bois, là où les boulets de métal avaient trouvé à frapper en libérant dans une furie explosive toute leur masse et leur vélocité combinée.

Tout le monde, sur le pont de la Callianis et sur les quais où elle était amarrée, criait en courant de toute part pour chercher un abri. Lisa se sentit brutalement soulevée de terre. C’était Sianos, le colosse au visage poupin de l’équipage, qui venait de l’attraper. La retenant d’un bras, il fonçait vers l’écoutille s’ouvrant sur le pont inférieur et dévala les marches de l’escalier quatre à quatre, pour descendre jusqu’à la cale, sans lâcher son fardeau vivant. Lisa avait à peine eu le temps de comprendre ce qui se passait et seulement le réflexe de s’agripper au mieux. Comparée à Sianos, elle ne devait pas dépasser le tiers de son poids.

L’instant d’après, il la posa sur le parquet de bois humide, entouré d’une bonne partie des hommes du bord de la Callianis ; Damas compris. Elle ne voyait pas Azur, pas plus que Sonia, mais ce n’était pas le moment de demander. Tous les visages étaient tournés vers le plafond, anxieux tandis que grondaient furieusement le sifflement d’une autre bordée massive. Dehors, plus d’une dizaine de galions de Nashera faisait vomir leurs trois rangées de canons à impulsion pour cracher une vague de destruction aveugle, tandis que les défenses du port de Mélisaren, en partie prises du dépourvu par l’envergure de l’assaut, ripostaient de leur mieux. L’angoisse, palpable, contamina Lisa qui commença à trembler, les yeux noyés par des larmes de peur : à tout instant, la Callianis et ses occupants pouvaient très bien être atteints et déchirés par un des boulets et il n’y avait rien à faire dans l’immédiat.

Aucun impact ne signala que le quai ou la Callianis avaient été atteints. Sianos serra la petite terrienne contre son large côté, lâchant un soupir de soulagement. Damas sembla lui aussi se détendre un peu et commenta pour ceux des marins qui paniquaient pratiquement autant que Lisa :

— Des tirs de semonce. Ils ne parviennent qu’à atteindre la jetée et les murailles du port, ils ont ouvert le feu de trop loin et ils le savent. Ils doivent laisser leurs canons refroidir ; il faudra remonter sur le pont et manœuvrer pour abriter la Callianis avant que leurs artilleurs n’ajustent leurs tirs pour les bordées suivantes.

Ghellam, un vétéran de la marine marchande de l’Athémaïs, la peau couleur de café presque noir et taché par la décoloration de cicatrices de brûlure, héla le maitre d’équipage :

— Tu es sûr de toi, Damas ? Ça ne tombait vraiment pas loin.

— C’est une illusion sonore, il leur manque aisément une centaine de bras avant d’arriver à atteindre les quais et pour y parvenir, ils vont devoir composer avec la manœuvre de la flotte de Mélisaren. On va faire comme eux : se dégager des quais et présenter notre flanc, mais en remontant le courant vers le fleuve. La Callianis n’est pas faite pour la guerre.

— Et nous non plus ; on n’est pas payés pour ça.

L’Athémaïs était un homme fidèle, mais qui ne gardait jamais son avis dans sa poche. Il avait sept enfants et Damas se doutait bien qu’il avait envie de les revoir. Il ne lui aurait pas jeté la pierre, même si lui-même était célibataire :

— Mais vous y êtes, on y est tous. Écoutez, lança-t-il en haussant la voix pour tous les marins dont une bonne partie était morte de trouille : nous ne sommes pas seuls et nous n’allons pas affronter l’ennemi, juste faire tout le nécessaire pour protéger la Callianis et nos vies. Oui, cela veut dire que nous sommes dans la bataille, mais ce n’est pas ma première. Alors, écoutez-moi, ayez confiance et maintenant, tout le monde sur le pont !

Tandis que les marins obtempéraient, rassurés par les propos du Jemmaï, même si la peur se lisait dans nombre de regards, Lisa, qui était parvenue à se dégager de la poigne de Sianos qui suivait le mouvement, attira l’attention de Damas en tirant sur la manche de sa chemise. Il se tourna vers elle, baissant son regard sur la petite rousse et à sa moue interrogative, n’eut pas besoin qu’elle exprime sa question :

— Jawaad était sur le quai avec Erzebeth ; Azur est avec Sonia au comptoir, je l’avais envoyé faire des courses. Tu devrais rester ici, c’est sûrement l’endroit le plus sûr. Mais moi, je ne suis pas ton maitre et tu es assez grande pour décider des risques que tu prends, petite.

— Je… je peux aller essayer de les chercher ?

— Je te l’ai dit, tu es libre. Mais fais attention à toi ; Jawaad ne me raterait pas s’il t’arrivait malheur. Allez, files ! Et soit prudente, surtout !

Lisa acquiesça et remonta en courant les marches derrière le flot des marins qui rejoignaient le pont. Derrière elle Damas suivait le mouvement. Le Jemmaï fut surpris en voyant la détermination de la petite terrienne. S’il ne voyait guère à redire de l’esclavage, bien que son peuple ne le pratique que très peu, considérant en général ce principe comme discutable et souvent criminel, il n’aimait pas particulièrement voir ce qui restait de l’esprit et de l’indépendance des femmes brisées et refaçonnées par le Haut-Art. L’état de docilité et de timidité timorée de Lisa, quand Jawaad l’avait amené à bord pour ce voyage, n’était en rien unique et il l’avait trop souvent vu. Constater que la terrienne osait désormais faire preuve de courage et d’initiative, surtout vu les circonstances, lui arracha un autre sourire sur son visage basané.

 


 

— Ce n’est pas raisonnable mon maitre, vous ne croyez pas ?

Alterma cessa de suçoter la tige de sa plume en ivoire, pour acquiescer aux propos de Joran :

— Votre petite rousse a raison, Abba. Mais elle n’osera pas dire clairement qu’il est même stupide de vouloir vous déplacer dans votre état ; cela ne vous vaudra sans doute que des douleurs supplémentaires.

Abba allait répondre, mais depuis le perron du bureau, Airain, l’éducatrice de Jawaad, qui devait accompagner le géant en rajouta :

— Elles ont raison, maitre ; la bonne tenue de tes affaires est peut-être moins impérative que de veiller sur ta santé, non ?

— Non, mais ce n’est pas fini ? lâcha en râlant l’esclavagiste noir, qui tenait debout avant tout avec l’aide d’une solide canne doublée d’un clair entêtement. Je peux marcher, je ne vais pas rester à pourrir sur un divan pendant dix jours alors que j’ai mon affaire à faire tourner ! Sans compter qu’après ce que nous a ramené Raego, y’a des explications à avoir sur l’attaque de la villa ! Ça non plus, ça ne va pas se régler par la magie des Hauts-Seigneurs tandis que je reste à rien foutre !

Alterma leva les yeux au ciel et fit, d’un signe de tête, taire les deux esclaves qui tentaient de raisonner Abba, avant de reprendre :

— Pour votre seconde préoccupation, Abba, je vois mal où nous diriger. Nous savons désormais que Franello voulait mettre la main sur le pendentif de Jawaad, qu’il en existe quatre autres modèles dessinés et que ceux-ci sont de toute évidence considérés par l’Église comme des clefs. Nous savons aussi par déduction que Franello ne pouvait ignorer que jamais Jawaad ne retire l’astrolabe de son cou, donc, qu’ils ont attaqué et tenté de fouiller la maison pour une autre raison, qui de toute évidence était de trouver tous les secrets que Jawaad aurait réunis sur son bijou. Avec les derniers événements qui sont arrivés, nous pouvons déduire que cette attaque a été menée par une initiative d’une tierce personne, Albinus, désormais mort, après avoir été accusé de trahison par l’Église qu’elle rend responsable de l’assaut sur notre maisonnée… Il y a encore beaucoup de questions, comme la volonté réelle que servaient les tentatives d’assassinat de Jawaad, Abba. Mais à qui voulez-vous donc poser des questions ? Les hommes à avoir les réponses sont tous de l’Église ! Ce ne sont ni la richesse ni l’influence qui pourront faire plier ces hommes-là. Vous n’avez personne à qui aller demander une explication, et fussiez-vous en pleine possession de vos moyens et aussi effrayant que vous pouvez l’être quand vous êtes en colère, à qui allez-vous mettre des claques pour avoir des réponses ? À un Ordinatori intouchable et inapprochable ?

— J’ai un plan, Alterma… et pour mettre ce plan à exécution, je dois aller bosser, parce qu’il me faut une rousse.

Joran, qui ne passait pas inaperçu avec ses cheveux mi-longs couleur de feu, fit une moue soudainement angoissée en regardant son géant de maitre. Abba tira un sourire sur son faciès bestial :

— Pas toi, mienne. Mais je compte aller en acheter une pour appât.

Airain fronça les sourcils et céda à la curiosité avant Alterma, qui commençait à entrevoir l’idée d’Abba :

— Heu… mais pourquoi faire au juste, maitre ?

— Un cadeau qui ne se refuse pas, Airain. Il me faut une rousse asservie depuis peu et que personne ne connait. On peut alors plus aisément prétendre qu’elle est soupçonnée, voir certifiée être une Chanteuse de Loss qui sera alors un parfait tribut à offrir à l’Église.

— Il verra le piège, commenta Alterma. Il faudra vraiment s’assurer qu’il ne puisse refuser de recevoir en personne ce cadeau, vous comptez vous y prendre comment ?

— Ça, je ne sais pas encore ; ma ruse prévoit l’appât et le résultat, mais je comptais envoyer un de mes confrères obligés prévenir du cadeau, avec un portrait et une mèche de cheveux roux, pour proposer un rendez-vous public afin de remettre le don à Franello. On ne refuse pas un cadeau, j’imagine bien qu’il prendrait ses dispositions, mais s’il ne vient pas lui-même, eh bien, on repartira, non sans faire remarquer qu’il a mis son Honneur aux oubliettes.

La comptable se remit à suçoter le manche de sa plume, pensive :

— Cela peut marcher, mais il faut que l’annonce du cadeau soit connue publiquement en grande pompe. Ce serait le moment d’en parler à un écrivain public pour que cela apparaisse en gros titres sur les journaux de la semaine prochaine : « la Maisonnée de Jawaad offre un tribut somptueux pour honorer l’Église » ou quelque chose comme cela. Ce n’est pas assuré de fonctionner, mais quitte à chatouiller l’honneur et l’orgueil d’un homme que nous savons rusé et qui saura qu’il y a un piège derrière, il faudra y mettre les moyens pour qu’il ne puisse admettre de se défiler. Votre rousse a intérêt à valoir un sacré prix, Abba…

— C’est bien pour ça que je ne vais pas rester à moisir ici. Je dois aller faire le tour des trafiquants les mieux achalandés et trouver le produit parfait. Et ça, femme, tu ne risques pas de le faire à ma place.

— Je sais bien, Abba. Les femmes esclavagistes sont rares, celles qui négocient l’achat et la sélection des esclaves encore plus rares, vous répétez bien assez que c’est un métier d’homme et qu’il n’y a bien qu’à Armanth que vous avez vu des femmes permises de pratiquer le Haut-Art.

— Et elles ne pourront jamais y être talentueuses. Mais c’est pas le sujet. Alterma, tu m’accompagnes ?

La jeune femme leva un sourcil, surpris par la proposition. S’il y avait un domaine dans lequel Abba ne voulait pas de femme libre dans les pattes, c’était quand il était à son affaire de commerce d’esclaves. Quant au Jardin des Esclaves qu’il gérait, celui-ci était strictement et totalement interdit aux femmes libres. Alterma fixa Abba qui souriait, de toute évidence satisfait de son petit effet :

— Cela ne vous ressemble guère de proposer une telle chose ?

— Tu ne veux pas ? Je comprendrais, hein. Visiter des trafiquants, des cages et des enclos n’est pas forcément un spectacle agréable.

Alterma s’exclama en riant :

— Ha, mais si ! Je vais me préparer et je vous accompagne !

 


 

Dire des quais de Mélisaren qu’ils étaient vastes ne faisait qu’effleurer le sujet de leur étendue. Bâtis autour de l’arête de pierre sur laquelle était sise la cité fortifiée, ils s’ouvraient sur l’embouchure du puissant fleuve Etéocle et faisaient face au golfe où celui-ci se jetait. Le port avait lui-même une enceinte en forme de cercle, dont la partie attenante aux terres abritait l’immense bâtiment des arsenaux et le mouillage de sa flotte de guerre, qui pouvait accueillir jusqu’à trente galions. De part et d’autre de l’arsenal se trouvaient les quais civils et les pontons ou s’amarraient les bâtiments de commerce et les bateaux de pêche, qui se prolongeaient par la Ville-basse, le cœur industriel et commercial de Mélisaren. Lisa se souvint que le port d’Armanth était plus grand encore, si étendu qu’elle n’en avait jamais vraiment vu la fin, avec ses ilots fortifiés et ses chantiers navals semblant occuper tout l’horizon. Elle s’étonna elle-même que son esprit se perde dans la comparaison. Car l’heure n’était pas à la contemplation. La flotte de Nashera ne faisait qu’une brève pause avant de reprendre son pilonnage des défenses de la ville et elle avait peu de temps pour courir le long du quai à la recherche de Jawaad, Azur ou Sonia.

Depuis leurs mouillages, les plus gros galions de Mélisaren avaient commencé leur manœuvre dès l’apparition de la quarantaine de puissants vaisseaux de guerre de Nashera au large du port. Lisa n’y connaissait rien, mais elle pouvait assister au ballet frénétique des marins sur les ponts et les matures, tandis que les vaisseaux de la cité-État s’avançaient à la rencontre de leur puissant ennemi sous la protection de l’artillerie du port. Courant sur le quai, Lisa se dirigeait vers le Défiant, le galion d’Erzebeth, au milieu d’une foule éparse qui s’agitait sans qu’elle comprenne immédiatement la raison de leur agitation, hormis l’évidence de fuir les canonnades. Mais elle réalisa bien vite la fonction de ces hommes. Il s’agissait de soldat de marine, tous équipés de rames et de fusils ; ils s’élançaient dans des canots partiellement blindés de fer et tous dotés de petits canons à l’avant, dissimulés dans des abris intégrés dans la structure des quais. Le désordre de leur cavalcade et de leurs manœuvres n’était qu’apparent : ils savaient ce qu’ils faisaient et avaient dû répéter l’exercice des dizaines de fois. Lisa pouvait voir à la fois la peur et la détermination sur le visage des plus jeunes comme des plus vieux de ces marins : ils défendaient leur port, leur ville, leur famille et, si l’angoisse devait autant leur nouer les triper qu’elle enserrait le cœur de la terrienne, ils n’hésitaient pas à se lancer dans la bataille.

Combien d’entre eux allaient mourir ? Lisa réalisa qu’il devait y avoir peut-être cinquante de ces canots de sortie, et elle ne voyait qu’une partie du port ; sans doute étaient-ils le double à se joindre à la flotte de défense de la cité. Avant la fin du jour, beaucoup de ces hommes qu’elle croisait en courant vers le ponton où elle espérait rejoindre le Defiant d’Erzebeth, et son maitre, ne seraient plus que des cadavres rejetés sur la rive par la marée. Elle était en pleine guerre ; l’évidence la frappa de plein fouet et la nausée lui fit rendre son repas immédiatement, la forçant à s’arrêter pour reprendre son souffle.

C’est à cet instant que la canonnade reprit, dans un bruit d’enfer. Il y avait une nouvelle sonorité qui échappa à la terrienne, jusqu’à ce qu’elle voit que le ciel était strié de rouge flamboyant. Les vaisseaux de Nashera, fonçant vers le cœur du port en deux lignes, vomissaient des boulets incendiaires sur tout ce qui les entourait. Le vacarme était si assourdissant qu’il faisait vibrer la poitrine de Lisa ; ses jambes se remirent en fonction d’elle-même, l’entrainant au plus vite vers l’abri des entrepôts de pierre solide et les murets de défense qui protégeaient la Ville-basse. Il était impossible de prendre la moindre décision raisonnée dans le bruit assourdissant des canons-impulseur se répondant par salves, chargeant l’air de traits de feu et d’arcs électriques, tandis que les boulets de fer striaient l’air en le déchirant.

Tandis que Lisa courait, derrière elle, déjà, plusieurs mâtures des galions de Mélisaren prenaient feu avec leurs voiles. Les boulets visaient surtout les navires encore à quai ou qui n’avaient pas quitté l’arsenal. La flotte de défense de la ville se plaçait à son tour en parallèle des quais, pour former une première ligne de défense où, dans chaque espace entre les vastes coques des navires, venaient se faufiler les canots armés ; eux aussi commençaient à vomir leur charge de métal, visant la ligne de flottaison ennemie.

Et parmi toutes ces voilures et ces énormes bâtiments flottant comme autant de puissantes machines de mort embarquant chacune des centaines d’hommes, Lisa reconnut le Défiant. Elle n’aurait pas pu l’ignorer : il venait de faire rugir ses moteurs à loss pour créer une poussée massive et fonçait vers la ligne des galions du Nashera, avec à sa droite et sa gauche deux autres navires puissants suivant la même manœuvre. Erzebeth conduisait ses filles et ses confrères capitaines à un éperonnage !

 


 

— C’est de la folie !

— C’est toi qui dis cela, Jawaad ?

Le maitre-marchand tira un sourire qui contrastait avec son faciès sévère encore endurci par sa contrariété. Il avait dû décider en un instant de monter à bord du vaisseau de son amante ou rejoindre le bord de la Callianis. La première salve du pilonnage lui avait forcé la main : il avait suivi Erzebeth et participé à la manœuvre de désaccostage comme n’importe quel matelot du bord. Il s’en serait sans doute amusé si ce n’était pas pour prendre part à une violente bataille navale dans un port qui interdirait la plupart des manœuvres navales qu’il aurait pu suggérer à la Femme d’Épée et ses collègues capitaines. Mais dans une telle configuration et avec un tel assaut en force de la flotte de Nashera, l’affrontement tournerait au massacre : ce qui compterait, avant toute considération stratégique, ce serait le nombre et la puissance de feu et ce qui ferait la différence, c’est à celui qui tiendrait le mieux face à des pertes massives.

Erzebeth avait lancé ses ordres en suivant les consignes du vaisseau amiral de la flotte de Mélisaren, le Dalmatin, qui quittait l’arsenal avec une bonne dizaine de bâtiments de guerre formant à leur tour une ligne de défense encore instable. Les ordres étaient transmis par fanion, chaque équipage ayant deux hommes chargés de transmettre et relayer les messages aux officiers de bord. Le Defiant était, après le Dalmatin et l’Equus, le plus solide galion du port et, surtout en mesure d’intervenir immédiatement : il était lui aussi lévitant et équipé d’un puissant rostre. Face à l’avancée des vaisseaux de Nashera, le plan était simple : briser leur ligne en éperonnant chaque vaisseau de tête avant qu’ils ne puissent être en position de bombarder toute la Ville-basse. Erzebeth avait ordre d’attaquer la ligne de droite avec deux autres navires, dont un de ses collègues corsaires à la tête du Belezial. Le Dalmatin, l’Equus et un troisième galion lévitant d’escorte feraient de même pour foncer sur le bâtiment en tête de la ligne de gauche. Erzebeth rajouta :

— Le puissant et inébranlable maitre-marchand gouterait-il à la peur ?

— Et j’espère que tu la ressens aussi, aussi courageuse que tu sois, Erzebeth, car en tout autre cas, c’est une folie. Nous allons éperonner un vaisseau plein à craquer d’Ordinatorii prêts à en découdre. Ce sera l’abordage ; tes filles sont-elles conscientes qu’elles vont faire face à des légionnaires fanatiques ?

Erzebeth se tenait sur le château arrière avec Jawaad, fixant avec une apparente absence d’hésitation la masse grandissante des navires de la flotte adverse, par moment dissimulé par l’amas de la mature et des cordages du Defiant. Elle avait, en plus de son sabre, glissé deux pistolets impulseur à sa ceinture, un troisième en travers de son baudrier et tenait à la main un court fusil. Elle se tourna vers l’arrière du pot, d’où se déroulaient de grandes boucles de cordages dans le sillon du navire et le rugissement de ses moteurs :

— Ça, ce sont nos renforts. Dès l’impact, des canots vont suivre la ligne et nous aborder avec des marins et des gardes portuaires…

L’explication fut interrompue par la vigile :

— On va toucher, capitaine !

Erzebeth hurla :

— Accrochez-vous bien, mes chiennes de guerre ; prêtes à l’assaut !

Au même instant commença le second pilonnage de la flotte de Nashera, cette fois, avec des boulets incendiaires. Avec leurs canons d’avant, ils visaient les superstructures et les matures des premiers navires à leur faire front, tandis que de chaque flanc ouvert sur les défenses du port et les canots commençant par dizaine à se ruer sur l’ennemi, ils vomissaient des salves de fer et de feu par bordée de soixante pour chaque galion. Des fortifications de la jetée et de l’arsenal, des canots fonçant sur l’ennemi et même des navires qui, encore à quai, n’avaient pas eu le temps de manœuvrer, tonnèrent des bordées par salves ininterrompues en réponse. Plus aucune voix, si puissante fût-elle, ne pouvait couvrir un tel vacarme : l’oreille humaine était saturée par les explosions, les sifflements, les impacts contre la pierre et le bois des masses de métal de 8 kilos propulsés par toute la puissance de centaines de canons à impulsion.

Jawaad, sangtis en main, se préparant au choc, sentit frémir son corps entier au diapason de la quantité de loss-métal mise à contribution dans l’assaut. C’était comme être happé par une musique de fin du monde et vouloir Chanter avec elle ; il lui fallut toute sa maitrise pour ne pas y céder et rester concentré sur l’imminence de l’instant présent. Il eut le temps de jeter un regard en arrière sur le port et voir la Callianis quitter les quais pour tenter de s’abriter vers l’embouchure du fleuve, hors de portée de la furie des canons. Il en fut soulagé, au moins pour un temps, songeant que sa petite rousse n’aurait, elle, pas résisté à la furie de la bataille et l’appel du Chant.

Il n’eut pas le temps de réfléchir encore. L’impact, au moment où le puissant Défiant frappa de plein fouet la proue du premier navire de la ligne ennemie, pratiquement frontalement, l’envoya valdinguer, comme la grande majorité des hommes et des femmes du bord. Le craquement bois contre bois fut si puissant qu’il couvrit les explosions et les impacts, dans un rugissement animal qui emportait tout le corps, résonnant sur le pont, dans les cordages, dans les poitrines et les têtes secouées comme si on les avait jetés du haut d’une pente dans une chute démente. À peine l’impact avait-il eu lieu que le premier feu roulant des fusils vint du navire éperonné. Imprécis, il n’en fut pas moins ravageur en causant des trous mortels dans la première ligne de l’abordage des redoutables Femmes d’Épée qui constituaient l’élite des combattants de l’équipage d’Erzebeth. Immédiatement, le sang, la chair brûlée et l’odeur d’ozone vinrent saturer les sens du maitre-marchand. Il avait participé à trop d’abordages et de batailles navales pour les compter ; mais jamais dans des conditions telles qu’il n’aurait pu ni parier sur ses chances de victoire, ni sur celles de sa survie.

Erzebeth hurla à l’attaque en fonçant vers la proue de son navire pour se jeter dans la mêlée. Jawaad tira un sourire sinistre en hésitant une seconde, avant de foncer lui aussi au corps-à-corps. En près de trois cents ans, nul n’avait jamais réussi à lui ôter la vie, ce jour ne serait pas son dernier. Et tandis qu’il courait, un son sortait de sa gorge, sourd et lent, un son inhumain qui faisait vibrer l’air, tandis que le titane de ses sangtis, et tout ce qu’il portait de métallique sur lui luisait d’une fugace aura bleue.

 

 

 

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