L’explosion des réserves du comptoir et ses quelques tonnes d’huile de narva entraina l’embrasement de dépôts de goudron d’étanchéité stocké à peine plus loin qui, eux-mêmes, boutèrent le feu à un modeste magasin bourré jusqu’à la gueule de résine de mellia vert hautement inflammable, qui, en se consumant dans une boule de feu, fit exploser un stock illégal de poudre noire et d’alcool frelaté, oublié là depuis quelques années.

La toute dernière détonation envoya valdinguer pratiquement toute la foule qui s’était rassemblée dans l’espoir vain d’endiguer le feu qui dévorait le Chien Salé. Même Eïm fut arraché du sol et jeté en arrière par l’impact. Il espéra brièvement que le souffle ait étouffé les flammes, mais, en se redressant, toussant et crachant de la suie, il réalisa que les dieux, s’ils existaient, n’étaient pas de son côté aujourd’hui. L’incendie faisait toujours rage et maintenant s’y ajoutaient de nouveaux blessés : les personnes les plus près des entrepôts avaient pris la vague de feu de plein fouet. Ceux qui n’agonisaient pas fuyaient, totalement terrifiés, certains à demi brûlés. Eïm aurait eu du mal à jeter la pierre aux chanceux sortis indemnes de là, mais qui renonçaient à combattre l’incendie et prenaient eux aussi leurs jambes à leur coup.

Dans la cohue, alors qu’il faisait de son mieux pour relever les sonnés, en priorités les miliciens avec qui il était venu prêter main-forte sur le port, le colosse ne prêta pas attention à la jeune femme aux cheveux roux qui courait au milieu de la foule paniquée, vers le brasier dévorant l’entrée de la taverne. Baurius, un des hommes de confiance du lieutenant Akarios était des gardes. Il vacillait, secoué, mais bel et bien vivant. Eïm lui tendit son énorme main pour l’aider à se relever :

— Ça va ?

— Ouais, ouais. Mais on ne sert à rien, là ; que peut-on faire ?!

Le colosse grommela quelque chose d’inaudible qui devait être un acquiescement. À côté de Baurius, Beringil, un cadet de la milice, qui avait tout juste seize ans, crachait et avait peine à trouver comment se relever. Eïm lui prêta main-forte en répondant :

— Je sais, je sais. Écoute, ramène ce gosse en sécurité et rassemble les blessés transportables et ceux qui peuvent les soutenir. Moi, je vais essayer de…

Eïm n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un puissant fracas suivi de cris et de nouveaux hurlements lui fit craindre qu’un autre bâtiment soit en train de s’effondrer. En tournant la tête, il manqua d’ailleurs penser que c’était bien le cas. Quelque chose balayait l’entrée en flammes du Chien Salé, repoussant les débris, la pierre et le bois embrasé comme s’il s’agissait de poussières voletantes soufflées par un enfant. Le guerrier avait déjà vu cela et trouva immédiatement la responsable ; elle avançait dans les gravats qui reculaient irrésistiblement devant elle. Minuscule face à la masse qui cédait à chacun de ses pas, Eïm reconnut l’esclave aux cheveux roux propriété de Jawaad ; elle portait son sarouel couleur azur et sa chevelure couleur de feu claquait dans l’air au rythme des bourrasques d’air brûlant. C’est alors qu’il entendit son Chant. Cela non plus, ce n’était pas la première fois dans sa longue vie. Le sien avait un éclat cristallin, d’une pureté inhumaine et magnifique, pareille à ces musiques qui marquent l’âme à jamais. Il montait toujours plus crescendo, tandis qu’elle dégageait l’entrée de la taverne où se trouvaient les victimes que tout le monde dans la rue avait, comme Eïm, tenté de sauver.

L’instant était magique, presque miraculeux et Eïm était trop vieux pour affirmer sans hésiter que les miracles, cela n’existe pas. C’était tout autant effrayant : la jeune femme donnait l’impression d’irradier tandis que tous les obstacles sur son chemin étaient chassés comme par un immense balai invisible. Il s’agissait de tonnes entières de gravas et toute la puissance d’un brasier infernal qu’elle affrontait avec l’aisance d’un jeu d’enfant. Derrière l’écran de poussière et de fumée, le colosse put distinguer des silhouettes en train de se redresser et foncer vers la sortie. Il n’allait pas prendre le temps de les compter ; toute manière, il n’avait aucune idée de combien s’étaient retrouvés piégés quand l’incendie avait débuté.

— C’est… la Chanteuse de Loss ?

— Oui, Baurius. Ça va aller, toi et le gosse ?

Le gosse en question avait sa fierté. Beringil répondit d’une voix pâteuse :

— Je peux tenir debout, ça va !

Son ainé le soutenait et le secoua un brin :

— T’iras pas loin tout seul si on n t’aide pas ! On va aller te trouver de l’eau, le temps que tu récupères.

— Ne le lâche pas, rajouta Eïm. Moi je vais ramasser les survivants et la Chanteuse. Je m’attends aux ennuis.

— Dès que le gosse est en sureté, je viens à la rescousse !

 


 

Tout le monde s’était jeté au sol au cri de Sonia. Si certains avaient obéi à l’ordre, pour les autres, il s’agissait surtout d’un réflexe de survie. La presque entièreté de la façade venait de se disloquer et une bonne partie de la charpente menaçait de s’effondrer en emportant ce qui restait du toit. Que la taverne et le reste des bâtiments résistent encore semblait tenir du miracle ; mais les constructions, dans le sud-Ouest de l’Etéocle, étaient pensées pour résister aux séismes et faisaient preuve d’une robustesse remarquable au risque d’éboulement. Par contre, cela impliquait que le bois y était privilégié pour les structures internes et les étages ; le feu pouvait alors s’adonner à ses ravages à cœur joie.

L’incendie ne faisait, en tout cas pour un temps, pas le poids devant le pouvoir d’une Chanteuse de Loss. Sonia la fixait, admirative et ravie. Elle en aurait même exulté de fierté ; c’était son œuvre et ce n’était que le début de ce que Lisa serait capable d’accomplir. Mais dans l’immédiat, ni elle, ni personne n’était encore tiré d’affaire. Azur la devança sur cette réflexion :

— Vite, il faut sortir avant que tout ne s’effondre !

La tenancière en rajouta de sa voix de stentor :

— Allez secouez-vous et portez les blessés, on y est presque !

Azur attrapa d’une main le jeune esclave des glacières qui pleurait de terreur, aveuglé par la fumée. Elle ne lâcha pas de son bras libre le lori de Lisa qui dressait ses immenses oreilles vers la silhouette à l’entrée de la taverne, reconnaissait de toute évidence sa maitresse. La psyké, en s’élançant la première donna aux autres survivants le signal de courir vers leur salut. Sonia la talonna sans un regard en arrière : si, parmi les survivants, certains ne devaient pas fuir à temps et finir dans les flammes, elle n’en avait strictement rien à faire.

Lisa fut surprise de réaliser qu’elle souffrait. La dernière fois qu’elle avait Chanté en donnant toute sa voix pour arrêter la charge des émeutiers contre les réfugiés d’Erasthiren, elle n’avait pas eu le temps de ressentir les effets de l’épuisement ; elle avait usé toutes ses forces en une seule fois. Mais ici, c’était fort différent : elle réalisa qu’une partie de ses sens cherchait du loss-métal à proximité, le lui réclamant désespérément. Il n’y en avait pas assez à résonner avec elle et c’était, en retour, son propre corps qui brûlait pour compenser ce manque. Et cela faisait mal : une souffrance comparable à de brutales crampes se répandant d’un muscle à l’autre, jusqu’à devenir une tension insoutenable lui déchirant le diaphragme et les abdominaux. Lisa avait appris avec Orchys que l’absence de loss-métal condamnait un Chanteur de Loss au silence. Il fallait qu’il se trouve au moins un petit peu du précieux minerai pour soutenir le Chant et pouvoir entrer en résonnance avec lui. Mais cela ne constituait qu’une explication empirique : Lisa ignorait quel était le minimum requis et comment en être consciente. Elle le découvrait de facto, douloureusement. Elle ne put y résister plus longtemps. Son Chant fut brutalement interrompu par un cri de douleur, tandis qu’elle tombait à genoux.

— Anis !

Azur hoqueta d’inquiétude, tandis qu’elle arrivait à hauteur de la jeune femme. Elle lâcha la main de l’enfant qu’elle avait tiré jusque-là, en le poussant vers l’avant :

— Allez court, ne reste pas là !

Derrière elle, Sonia se baissa au niveau de Lisa pour l’attraper dans ses bras. Autour des trois esclaves, l’incendie, qui n’était plus contrarié par le Chant de la terrienne, reprenait des forces. Lisa tenait à peine sur ses jambes, mais elle parvint à se redresser, soutenue par l’éducatrice, tandis que le rugissement des flammes était couvert par un craquement sinistre : le premier étage de la taverne s’effondrait.

 


 

Eïm devint brutalement aveugle au moment où il prit de plein fouet le nuage de poussières et de cendre qui le frappa avec la force d’une gifle magistrale. Pour ceux qui, autour de lui, n’avaient pas anticipé l’impact, ils furent jetés en arrière par le souffle chargé de débris et de braises. Même le géant vacilla sur ses pieds, mais, un bras placé sur le visage, les yeux brouillés de larmes, il continua à progresser vers le dernier endroit où il avait vu la Chanteuse de Loss et ses deux camarades. Il ne prit pas vraiment garde aux silhouettes grises courant de part et d’autre ; il n’aurait de toute manière pu y reconnaitre une partie du personnel du Chien Salé. Tout n’était plus que formes poussiéreuses des pieds à la tête, noyé dans un brouillard dense.

Le colosse manqua presque de se cogner contre Sonia, qui soutenait Lisa de son mieux, un bras tendu devant elle en avançant à tâtons avec, derrière elle, Azur qui la tenait par l’épaule pour ne pas la perdre. Tout le monde toussait ; Eïm ne perdit pas de temps à des présentations et attrapa Lisa, qu’il souleva d’un bras comme une plume, sans qu’elle ne proteste vraiment, tandis que, de l’autre, il attrapait la taille de Sonia pour rebrousser-chemin. Il commenta pour les rassurer :

— Accrochez-vous les filles, c’est presque fini.

Il n’était pas sûr qu’elles aient pu entendre et il regretta d’avoir tenté de parler. La poussière venait de s’infiltrer dans ses poumons et lui chatouillait douloureusement le larynx. Il se mêla au concert des quintes de toux et c’est un quatuor tonitruant qui parvint, au bout de quelques dizaines de pas, à retrouver l’air pur et un peu de lumière.

Eïm inspira un grand coup avant de tousser et cracher tout ce qu’il savait, relâchant Sonia au passage, qui faisait de même, imitée par Lisa qui haletait autant qu’elle pouvait et Azur qui se retenait tant bien que mal de rendre le contenu de son estomac entre deux spasmes violents. Même le petit lori que jamais la psyké n’avait lâché n’en menait pas large et n’essayait plus de filer, crachant lui aussi piteusement la fumée qu’il avait inhalée.

Le colosse parvenait enfin à respirer sans recommencer à s’arracher les poumons quand il se fit percuter en plein visage par un objet particulièrement dur et pesant, balancé avec violence. C’était un seau de bois. Celui-ci éclata en éparpillant bois, rivets et cercles de cuivre, ne laissant dans les mains de l’agresseur que la poignée de corde tressée.

— Bordel !

Eïm, à moitié aveuglé et sonné par le choc, tituba, le nez en sang. L’homme qui venait de tenter d’assommer le colosse, un gaillard épais à l’allure de docker, fut particulièrement surpris que sa cible tienne encore debout. Mais il n’eut pas le temps de développer sa pensée ; ses complices sautaient déjà sur leur cible. Il vociféra :

— Choppe la démone, Ursar !

— Gaffe au monstre, Barios, il est encore debout !

— Je l’ai, tire !

— Je fais que ça ! Ha ! Lâche-moi, salope !

Ursar était le plus costaud des assaillants. Il avait, aussi bien dans la carrure que la tenue, toutes les allures d’un boucher bien nourri et l’assurance tout à fait commune à l’esprit lossyan qu’aucune femme, surtout esclave, n’allait se mettre en travers de sa route et encore moins l’agresser. Mais Sonia n’avait pas hésité une seconde dès qu’il avait tenté d’attraper Lisa. Elle était sur lui, jambes serrées en un étau d’acier autour de sa vaste taille et lui labourait le cou et le visage. Les coups visaient précisément les artères, les saillies osseuses, les réseaux de nerfs les plus sensibles, à un rythme effréné. Le boucher était totalement désorienté et vacilla rapidement.

Barios vint à la rescousse d’Ursar et son complice pour d’arracher Lisa aux bras d’Eïm et retenir la fureur de Sonia. Mais ils devaient lutter aussi contre Azur qui s’était jeté comme elle pouvait entre sa sœur de chaine et les assaillants et s’évertuait à gêner leurs efforts ; quant au reste de la troupe, les trois plus timorés, ils regrettaient déjà d’avoir écouté Barios et son plan d’attraper la démone Chanteuse de Loss, forcément responsable selon lui de tout ce drame. Celui-ci aboya :

— Vous attendez quoi, bande de larves ?! Que ce gars se réveille ?! Finissez-le !

Secoué par l’ordre, un des gaillards hésitants se décida tout de même à balancer un grand coup de pied en direction de la tête d’Eïm, imité par les deux autres avec une frénésie maladroite. Aucun n’eut le réflexe de prêter main-forte à leur collègue attaqué par Sonia, qui venait de tomber à terre, le visage en sang. Cette dernière saisit la tête de sa proie et la cogna frénétiquement sur le pavage de la rue avec, dans ses yeux bleus de glace, un éclat meurtrier. Elle aperçut du coin de l’œil qu’Azur ne pouvait plus empêcher ses assaillants de s’emparer de Lisa qui, puisant dans ses dernières forces, bataillait, elle aussi, pour échapper à leur poigne. Lâchant sa proie, elle déplia sa jambe dans un puissant coup de pied à l’angle du genou du gaillard le plus proche. Celui-ci hurla de douleur quand sa rotule se disloqua brutalement. Il n’avait pas touché le sol que déjà la San’eshe lui sautait dessus pour lui réserver le même sort qu’à son complice. Barios, qui tentait de retenir Lisa, cria vers les trois compères qui s’acharnaient sur Eïm :

— Venez nous aider, bande de couards ! C’est qu’une putain d’esclave ! Butez-la-moi !

L’esclave en question avait l’air d’une tueuse en pleine action et Azur ne lâchait rien, même si la peur la retenait de frapper les assaillants. Les trois ouvriers hésitèrent avant de venir en renfort, enfin.

Ce fut une très mauvaise idée. Car Eïm, toujours sonné, eut enfin la poignée de secondes qu’il lui fallait pour se reprendre.

Sonia commença à se faire rouer de coup, ce qui valut à l’un des ouvriers de se faire broyer les testicules avant qu’elle puis plus que se protéger de son mieux.  Azur se fit balayer d’un coup de pied dans le ventre. Barios exultait, ayant enfin attrapé sa proie et hurlant qu’il allait égorger le démon ; ses cris couvrant à peine ceux de la victime de la San’eshe qui pleurait, son genou entre ses mains. Le large docker fit dos au colosse vaincu qui tenait de toute évidence à peine debout, criant toujours pour attirer à sa cause la foule dispersée dans la rue.

Il n’eut pas le temps de répéter sa harangue. Un des cerceaux de cuivre du seau qu’il avait éclaté sur le visage d’Eïm lui traversa les côtes sous l’omoplate pour ressortir devant sa clavicule. Il eut le temps d’un hoquet surpris. Il venait de se retourner, quand une vaste main lui attrapa le visage. Eïm lui broya la mandibule et le maxillaire d’un coup sec.

Barios tomba sans un cri. Lisa, qui ne tenait plus sur ses jambes, s’effondra sans réellement prendre conscience de ce qui se passait. Mais Eïm ne s’en préoccupa pas. Le dos vouté, les muscles saillants si violemment qu’ils semblaient pris de spasmes surnaturels, il ne voyait que ses ennemis et ne pensait que mort et sang. Attrapant par le bras le premier des trois lascars qui tabassaient Sonia, il le jeta négligemment au loin. L’impulsion déboita épaule et coude du malchanceux, qui chuta cinq mètres plus loin. Le second assaillant se retourna, surpris. Il le frappa d’un direct de tout son poids, comme s’il eut voulu écraser quelque pastèque. L’effet fut similaire : la partie gauche de la face de sa cible se disloqua et perça le cuir chevelu dans une gerbe de sang.  La victime fut projetée en arrière, l’orbite gauche vidée de son globe oculaire, qui pendait de côté.

Sonia releva la tête, mais elle savait déjà ce qu’elle verrait. Son propre symbiote l’avertissait d’une terrible menace proche et lui transmettait les ondes de rage et de soif de sang dévorante de celui du géant. Eïm était dressé au-dessus d’elle, pareil à une montagne de colère animale. Il semblait littéralement avoir enflé ; sa peau vibrait, si tendue sur ses muscles qu’elle semblait prête à céder.  Le tatouage vivant à son bras droit irradiait d’une sinistre lueur sanguine et palpitante, au rythme de ses veines gonflées. Il n’eut pas un regard pour son amante : il cherchait une autre proie à démembrer et détruire, les narines dilatées par un instinct meurtrier.

Sonia murmura quelques mots dans sa langue natale, avant de se tourner vers Azur :

— Ramasse-la, vite.

Azur n’eut pas besoin d’explication. Elle lisait à livre ouvert sur le visage de Sonia et ce qu’elle y voyait l’effrayait. Le colosse qui venait de les sauver était clairement à cet instant presque aussi dangereux que leurs agresseurs et l’éducatrice ignorait totalement s’il avait une maitrise de lui-même suffisante pour contenir sa propre rage. Ce que la psyké ignorait était l’origine d’une telle furie… mais l’étrange phénomène sur le tatouage du géant était un indice clair autant qu’effrayant.

Sonia roula au sol, pour venir frôler, puis longer lascivement le corps du guerrier qui semblait toujours prêt à tuer tout adversaire qui pourrait se présenter. Savante, patiente et prudente, elle se redressa lentement près de lui et son mouvement suave et serpentin sembla porter ses fruits : il relâcha sa fureur tandis que son regard s’arrêtait sur le groupe non loin. Celui-ci avait freiné ses élans de justice vengeresse face à la manière dont le colosse venait de massacrer trois personnes à main nue.

Eïm gronda, après avoir passé sa main sous son nez pour en dégager le sang qui coulait encore :

— Quelqu’un d’autre pour essayer ?!

Le moins peureux de la bande, aux allures de petit marchand tentant d’imiter la bourgeoisie, qui portait, en pendentif, l’anneau d’argent du Concile Divin, aboya :

— Mais c’est un démon chanteur de Loss ! Qui es-tu pour protéger cette horreur ?! C’est sa faute tout ce qui arrive ! Les Hauts-seigneurs attendent que nous la mettions à mort !

Le guerrier frémit pour retenir son envie de tuer. Sonia serra savamment sa prise à son bras, un regard bref vers Azur pour lui signifier de passer derrière elle avec Lisa. Mais Eïm se contint et répondit d’une voix de stentor :

— Qui je suis ? Tu veux savoir qui je suis, cul-terreux ?! Je suis Eïm le Voyageur, Eïm l’Immortel, le Tueur de Dreakya. Je suis Eïm le Porteur de Guerre, Eïm l’Hérétique, pauvre bigot stupide ! Tu veux te mesurer à moi ?! Vous voulez tous vous mesurer à moi ?! Je tuerai tout ce qui approchera cette fille ! Elle est à moi. Ces trois filles sont à moi ! Venez prétendre le contraire, ou hors de ma vue !

Dans la poussière et la fumée, face à un homme aux allures de monstre et qui avait tout pour prétendre être la plus célèbre de toutes les Légendes vivantes de Loss, les hommes qui avaient nourri des velléités de faire de Lisa le bouc émissaire à leurs malheurs renoncèrent sur-le-champ. Même si l’homme mentait, personne ne se serait présenté comme Eïm le Voyageur sans avoir les moyens de ses prétentions. L’allure du colosse, les morts et les blessés à ses pieds ne venaient que renforcer cette évidence. La petite dizaine d’ouvriers, d’artisans et de marchands mélangés reculèrent. Ceux qui hésitaient encore en furent convaincus en voyant arriver un garde de la ville qui se dirigeait vers Eïm. Le dernier à céder fut l’homme au pendentif, qui bouillait de colère. Mais le regard haineux que lui lança le géant, roulant des épaules en le toisant, le convainquit d’aller voir ailleurs au plus vite.

Baurius regarda les blessés et les morts au sol, Eïm en sang, les trois filles sales et secouées sans trop comprendre :

— Du grabuge ? Il leur est arrivé quoi ? demanda-t-il en montrant les hommes à terre.

— Ils m’ont sauté dessus pour tenter de s’en prendre à la Chanteuse. Mal leur en a pris. Mais faut pas rester ici ; les filles ont besoin de soins.

— Et toi aussi, mon gars. Venez, on ne sert de toute manière à rien ici, je vais vous guider vers la Ville-Haute, faut quitter le quartier.

 


Pénétrer à la nuit tombée dans les archives de l’Elegio Pallata donnait, à qui s’y aventurait, la sensation prégnante d’entrer dans un temple de silence feutré, à l’harmonie seulement dérangée par les jeux d’éclat nocturne d’Ortensia sur les vitraux aux couleurs profondes, dans lequel il ne pouvait être qu’un intrus inopportun.

Shalim Ibn Kaziim, universellement surnommé Shalim le Sage était, de tous les hommes les plus puissants d’Armanth, le plus légitime à se tenir dans la vaste bibliothèque des archives publiques une fois passée la dernière heure de son ouverture au public. Ce soir, il était venu s’y rendre fort tard et fixait, tout en tirant pensivement sur sa pipe d’ivoire, le contenu d’un des plus enfouis rayonnages. Ils étaient de ces livres, usés et poussiéreux, austères et sans couleurs, aux ferrures et aux cadenas mangés de vert-de-gris, que tout le monde a pris l’habitude de voir sans jamais plus s’y arrêter. Des décors en somme, au cœur de la mémoire écrite d’Armanth, dont tout le monde avait oublié depuis longtemps la véritable valeur, cachée dans ces pages.

Non loin, un des miroirs d’argent gravés de scènes racontant l’histoire de la Cité des Maitre-Marchands, décorant chaque mur sur tout le pourtour des vastes archives, lui renvoyait son reflet. Il savait ce qu’il y aurait vu s’il s’y était attardé, mais ce genre de vanités ne le concernait guère. Plus jeune, peut-être aurait-il pu y trouver quelque satisfaction à son égo. Mais passé soixante-dix ans, même s’il en paraissait cinquante et restait un bel homme, aux traits racés et à l’allure fière, pareil à un roc que même la tempête ne pouvait faire vaciller, il ne se souciait plus guère de vanité. Il n’aurait cependant pas contredit une certaine fierté à quelques détails : l’âge avait blanchi les mèches à ses tempes, mais sa chevelure restait abondante, épaisse et noire. Son visage portait rides et cernes, témoins de sa responsabilité et du poids de son devoir depuis vingt ans, mais l’éclat de son regard était aussi brûlant qu’à sa jeunesse. Et, même si parfois la fin du jour signait un peu trop souvent, désormais, l’arrivée de courbatures et d’une lassitude qui lui rappelait que les temps de la fougue étaient révolus, il savait qu’il restait encore homme à donner du fil à retordre à un adversaire qui eut la maladresse de le sous-estimer.

Un bruit de pas feutré, de ces réflexes que prennent la plupart des gens sauf les plus grossiers soudards, quand on arpente un si silencieux et majestueux lieu de savoir, fit tourner la tête de Shalim. Venant de l’une des entrées dérobées dissimulées derrière les panneaux d’argent, des accès seulement connus des initiés, s’avançait un trentenaire fringant aux cheveux de jais bouclés et à la barbe rase, portant avec élégance les atours riches et luxueux d’un aristocrate qui eut voulu passer pour bretteur, sabre étroit à garde ajourée compris. Le résultat parvenait pourtant à être crédible et Shalim savait que, malgré sa qualité de Maitre-Marchand, Landri Sora Aligaccio, dit « le Jeune » préférait largement les aventures navales et les dangers urbains aux luttes feutrées des salons et des cours.

Le nouvel arrivant leva la main, pour saluer, mais n’eut pas le temps de finir son geste ; le silence qui régnait dans la vaste bibliothèque fut rompu par les sons grinçants d’une mécanique menaçante se mettant brutalement en mouvement. Colossal, en quittant l’ombre de la colonne où il patientait sans bruit, l’automate gardien se redressa en déployant ses bras. Au sommet de son corps humanoïde et épais, constitué de tôle de fer et de cuivre, sa tête aux yeux ronds, qui culminait à près de trois mètres, se figea sur Landri, faisant jouer d’invisibles mécanismes feutrés au bruit insectoïde, tandis que les focales de ses lentilles de verre semblaient percer la pénombre pour identifier l’intrus devant qui il faisait barrage.

Landri ne poussa pas de cri, malgré la surprise. Il était accoutumé aux gardiens de la bibliothèque, inépuisables et vigilantes machines qui en assuraient la sécurité dès que les archives étaient fermées au public. Mais il s’habituait moins à la capacité de ces automates à attendre immobiles et sans bruit pour surgir brutalement, sans aucun signe avant-coureur. Même un chien ne pouvait les entendre quand ils étaient en veille et les automates s’activaient non seulement au moindre son, mais pouvaient percevoir n’importe quel mouvement à des dizaines de mètres d’eux.

Le maitre-marchand leva le bras, pour afficher devant la machine le dos de sa main, ornée d’une chevalière au motif complexe, avant de faire quelques signes de la main. La communication muette sembla satisfaire l’automate, qui reprit sa garde vigilante et discrète contre la colonne d’où il avait jailli.

— Il serait bon, un jour, de trouver comment leur donner la parole, commenta Landri, en se tournant vers Shalim. Un jour, un homme mourra d’apoplexie à être pris ainsi par surprise.

— Êtes-vous prêt à dépenser les fortunes que représenterait le coût d’un tel prodige à réaliser, mon jeune ami ?

Landri répondit d’un sourire, en saluant d’une révérence respectueuse :

— La fortune ne serait rien en comparaison du temps nécessaire, je suppose, Elegio. Mais si un génie m’affirmait, preuves à l’appui, en être capable, il se pourrait que j’y voie un grand intérêt en bien d’autres domaines !

— En attendant un tel jour, les gardiens s’acquittent efficacement de leur tâche. Je tenais à vous remercier d’être venu jusqu’à moi à une heure si tardive.

— Vous êtes l’Elegio. Rien n’est plus normal que de répondre à votre appel…

— Tsss, l’interrompit Shalim. Depuis quand les Ainés se targuent de déférence à mon endroit ?

Landri prit le temps de répondre, observant le visage inquiet de son interlocuteur. Depuis combien de temps ce dernier n’avait pas dormi plus de quelques heures ? Autour de ses yeux, toujours aussi vifs, les cernes rougis trahissaient des nuits trop courtes depuis trop longtemps.

— Sans doutes le fait d’être le plus jeune et récemment héritier des sept me rend-il plus humble, je suppose ? J’avoue que je me serai attendu à ce que vous souhaitiez discuter avec les plus vénérables d’entre nous plutôt que leur benjamin. Surtout sur ce sujet.

— Il me faut un regard non contraint par les murs étroits de la vieillesse. Jawaad a toujours été le plus compliqué des vôtres à comprendre ; un vieil esprit, attaché aux traditions et à l’ordre des choses, ne pourrait m’aider à y voir clair.

Landri s’arrêta sur les rayonnages que l’Elegio fixait pensivement. Il s’agissait de toutes les archives officielles de la ville concernant les affaires publiques de Jawaad. Une série de livres et de carnets, tous cadenassés et scellés, que personne n’avait dû consulter depuis des décennies. Régulièrement, un carnet ou un nouveau livre de bord s’était ajouté à la vaste collection, la plus vieille de toutes les archives. Mais Landri savait aussi que plusieurs documents, surtout les plus anciens, avaient été radicalement expurgés à la demande du Maitre-Marchand. Il n’était pas le seul dans le cas ; tous les Ainés avaient soigneusement rendu inaccessibles certains de leurs secrets familiaux les plus précieux. Mais le seul d’entre eux à n’avoir qu’une seule histoire, sans aucune autre généalogie, était Jawaad, le plus vieux des Ainés. Ce qui constituait en soit un autre secret bien gardé.

— Jawaad est le plus compliqué des Ainés et cette simple phrase résume toute la complexité du problème. De génération en génération, nous apprenons tous qu’il était là, à la fondation des Ainés. Il était de ceux qui achetèrent les marais insalubres de la lagune de l’Argas où se dressaient les cabanes des premiers réfugiés, quand Armanth n’était qu’un rêve dans la tête de quelques idéalistes. Il n’y a aucun chef aux sept ; parfois un leader se détache parmi nous, le temps de quelques années et des résultats des projets qu’il a su imposer à la Guilde des Marchands. Mais quoi qu’il arrive, nous nous tournons toujours vers Jawaad… vers le plus ancien d’entre nous. Et parfois, très rarement en fait, il a bien voulu donner son avis ou même suggérer quelques idées ou améliorations. Le reste du temps, cependant, il ne répond simplement pas.

— Mais n’est-il pas de ceux qui ont planifié, dès l’origine, le projet de la Guilde des Marchands ?

— Ho oui, sans aucun doute. Mais ses propres ambitions semblent en dehors de ce projet… peut-être tout simplement n’y voit-il aucun intérêt personnel ou est-il au-delà de cet objectif.

— Je ne vous demanderai rien de ce grand projet. Dans ce domaine, j’en sais déjà bien plus que la plupart des Elegios avant moi. Mais j’essaye de comprendre pourquoi l’Église a manigancé un aussi complexe stratagème, risqué et maladroit, pour s’en prendre à ses intérêts. Car si de toute évidence, c’est un échec, nul doute qu’elle ne saura en rester là.

— À ce sujet… savez-vous que les bureaux personnels de Franello ont été cambriolés il y a trois jours ?

— L’Église a tenté de garder cela secret, malgré les incidents qui ont eu lieu durant la nuit, oui. Vous l’avez appris comment ?

— Pour votre part, je ne doute pas que vos Séraphins auront fait leur travail avec grande efficacité. Permettez-moi de garder nos sources secrètes à ce sujet. Mais de toute évidence, je serai tenté de supposer, de source fiable, que la Maisonnée de Jawaad, en son absence, rend la monnaie de sa pièce au prévôt.

Shalim inspira longuement, puis tira encore sur sa pipe, avant d’exhaler doucement un nuage de fumée bleue, le regard perdu dans les jeux iridescents de la lumière nocturne contre les vitraux de la bibliothèque. Enfin, il se décida à répondre, tournant la tête vers son jeune interlocuteur.

— Tout ceci ne m’avance pas. Je me dois de protéger les intérêts de la cité et me voici à essayer de comprendre la nature d’un conflit silencieux entre un Ainé et l’Église. Franello a quitté Armanth il y a cinq jours avec une escorte d’Ordinatorii triés sur le volet pour se rendre en Etéocle ; l’Espicien de l’Élysée m’a servi un conte de bonne femme en guise d’explication et le Primarque a été rappelé à Anqimenès en urgence il y a deux semaines, tandis que je sais, depuis quatre jours, que Nashera a de toutes évidences décidé d’assiéger Mélisaren et régler ses dettes avec sa rivale. Un esprit tourmenté et qui ne croit pas aux coïncidences ne pourrait qu’être alerté au dernier degré par tous ces faits. À une semaine d’ici, notre principale partenaire commerciale en Etéocle affronte une flotte de guerre et six légions, dont une de l’Église. On parle de cas de Rage, d’un remède qui aurait été trouvé, mais d’une charte qui aurait été bafouée ce faisant… Et Jawaad est là-bas. Quand trop de coïncidences s’accumulent…

— …on ne doit y voir que complot. Je le sais, Elegio, c’est un des mots d’ordre des Ainés. Mais qu’Armanth prenne position dans une guerre entre deux cités-États d’une province lointaine, fussent-elles si puissantes, et Anqimenès se fera une joie de déclarer que nous brisons les accords de paix que nous avons signés il y a trente ans.

— Et cette fois, aucune chance ni aucune ruse ne nous sauvera. Armanth ne peut résister à la toute-puissance de l’Hégémonie.

— Et elle n’attend qu’une bonne occasion, je sais. Elle n’est guère loin d’avoir retrouvé tout son plein potentiel guerrier… et sans doute l’a-t-elle encore amélioré.

— Que feraient les Ainés, à ma place ? Le sacrifieraient-ils ?

— Depuis la fondation des sept, la chose a toujours été entendue : rien n’est plus précieux que les Ainés et le projet. Mais Jawaad n’a aucun héritier… personne ne pourrait prendre sa place pour siéger. Je suis remplaçable, comme nous. Mais dans son cas, personne ne le pourrait. Le dilemme ne s’est jamais présenté.

— Alors, vous, que feriez-vous ?

— Moi, Elegio ?… hm… je crois que je me préparerais à ouvrir mes coffres, pour payer à prix d’or les meilleurs équipages parmi les plus fiables de Terancha et de l’Athémaïs, afin d’aller vérifier si cette flotte d’invasion assure un blocus aussi impénétrable que cela…

Shalim répondit d’un sourire, posant son regard noir sur l’Ainé, qui lui rendit un regard complice :

— Le trésor de l’Elegio est le trésor de la ville, donc le vôtre. Cela ne règle pas la question en suspens, mais commençons par sauver votre Ainé fourvoyé. Ensuite viendra le temps des questions. J’espère que Jawaad a de bonnes réponses à celles que j’ai hâte de lui poser.

— Nous sommes tous curieux d’en savoir plus. Mais s’il est une chose qu’on ne peut jamais attendre de lui, c’est qu’il réponde à toute interrogation que ce soit.

 


 

Lisa semblait plus endormie que véritablement inconsciente, à l’abri de la paire des bras protecteurs d’Eïm. Elle avait entrouvert les yeux quelques fois, mais Azur s’était chargé de la rassurer sur son sort, après l’avoir remercié avec force tendresse d’avoir sauvé sa vie et celle de tant de personnes à la fois.

Eïm pencha la tête de côté pour cracher un mélange assez désagréable de bile, de sang et de cendre. Il n’allait pas s’en plaindre ; tout le monde était dans le même état, même après avoir pu s’offrir un moment de repos à quatre rues du port, près d’une fontaine qui avait rapidement été envahie par d’autres rescapés des incendies, eux aussi assoiffés et épuisés. Baurius s’en tirait cependant un peu mieux. Il avait eu le temps de se désaltérer et de se passer un grand coup d’eau clair sur la tête, après avoir mis son jeune collègue de la garde à l’abri. Mais il se tourna sur le géant, tandis que la petite troupe remontait la large allée menant aux remparts de la Ville-Haute :

— Ta Légende te donnait autrement plus de résistance, Eïm. En fait, je te croyais invulnérable, aussi bien qu’immortel, moi !

— Les légendes ont bon dos, l’ami. Je ne suis pas incassable et je saigne comme tout le monde. Et j’ai pris une sacrée raclée. Mais il y a des choses de vraies dans ce qu’on raconte sur moi au coin du feu…

— Comme quoi ?

— Je ne sais pas ce qui peut me tuer : jusque-là, en un siècle, rien ni personne n’y a réussi.

— Cela, je veux bien te croire ! Comme je crois aussi qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes qui aient une chance de résister à ta fureur. Sans toi, ces esclaves auraient passé un sale moment, surtout la Chanteuse.

Sonia étira un sourire et se pencha vers le géant, joueuse :

— Au fait, maitre, prétends-tu toujours que nous t’appartenons ?

— Cela te dérangerait ?

— Moi non, maitre. Mais Damas en prendrait sûrement ombrage.

Azur intervint spontanément, mimant l’agacement :

— Et Anis et moi sommes fidèles à notre maitre !

Baurius éclata de rire, suivi d’Eïm, qui le regretta de suite : sa gorge lui cuisait encore. Mais il se tourna sur les deux esclaves :

— J’ai compris, j’ai compris. Considérez que vous m’appartenez et me servez fidèlement… disons pour l’heure qui suit, le temps de vous mettre à l’abri chez votre médecin de la Haute-ville. Puis se tournant sur Azur : La Chanteuse s’appelle donc Anis ?

— Oui, maitre, c’est notre maitre, Jawaad, qui l’a nommée ainsi.

— Un nom étrange, mais plutôt joli et bien choisi.

Baurius, qui usait de son aura de milicien de la ville pour frayer un passage à la petite troupe au milieu des réfugiés du port qui se faisaient toujours plus nombreux tandis qu’ils approchaient les portes principales des remparts intérieurs, acquiesça :

— Un nom que je garderais en tête et qui mérite d’être honoré, même si elle est esclave et démon. Elle a, en quelques jours, sauvé plus de gens que moi dans ma carrière. Et pris autant de risques pour cela que le plus brave des hommes. Elle ne serait pas Chanteuse de Loss, je serai prêt à aller braver son maitre pour réclamer son affranchissement !

— Moi aussi, l’ami, renchéris Eïm, moi aussi. Mais c’est une Chanteuse. Elle pourrait aussi bien sauver une ville entière que ça ne changerait rien. Mais elle mérite quand même notre respect et ça, personne ne peut nous en empêcher, n’est-ce pas ?

— Notre maitre est un homme bon, répliqua Azur, dont l’épaule servait de perchoir à Kato. Il tient beaucoup à Anis et ne compte ni à la dépense ni à ses attentions pour veiller sur elle.

Sonia lâcha un rire, esquivant agilement la foule qui s’épaississait de plus en plus :

— Disons que Jawaad est un homme bon avec ce qui sert ses intérêts et ses plaisirs. Mais, oui, Anis a peu à se plaindre de lui appartenir. De toute manière, elle ne pourrait appartenir à nul autre et Jawaad conserve jalousement ce qui lui appartient.

— J’ai un portrait assez étrange du bonhomme après cela, répondit Eïm. Du peu que j’en ai vu, il est froid et arrogant, mais je m’attendais pas tellement à autre chose.

Eïm se pencha sur Lisa, qui écoutait, ses yeux, à l’éclat de jade, à demi ouverts et rougis de fatigue. Le géant la fixa un bref instant, fasciné par ce regard si profond qu’il semblait pareil aux eaux sans fond d’un lac d’été et qui le dévisageait. Il sut de suite qu’il ne pourrait jamais oublier ces yeux verts, mais redressa la tête en commentant :

— Tant que son maitre la traite bien et dignement, je n’ai rien à redire et je ne veux pas d’esclaves. Ma vie est assez compliquée comme cela.

La réponse vint de Lisa, alors que le groupe atteignait enfin les portes de la Haute-ville, barrée par une foule massée devant elles :

— Il… me traite très bien, maitre… et… je l’aime.

Eïm leva un sourcil, souriant :

— Un esclave Chanteuse de Loss, belle comme un cœur et amoureuse de son maitre. Misère, cet homme ne connait pas sa chance !

 


 

— Un Ordinatori ne se rend pas à une putain !

Erzebeth tira un sourire carnassier en réponse, rendu encore plus sinistre par la suie et le sang qui maculait son visage :

— Je suis généreuse, je te laisse une dernière chance d’ordonner à tes hommes de déposer leurs armes.

L’officier renifla de dédain en réponse, se redressant malgré la plaie qui déchirait son plastron de linotorci sur tout son côté :

— Les Étoiles sont prêtes à m’accueillir et moi préparé à les rejoindre selon la volonté des Haut-Seigneurs du Conc…

Il interrompit sa phrase chargée de morgue dans un gargouillis de sang qui envahit son nez et sa bouche, les yeux exorbités de surprise. Erzebeth, d’un mouvement, lui avait tranché la gorge sans hésiter. Il n’eut pas le temps de chuter : elle le repoussa d’un violent coup de pied en arrière pour se tourner vers la poignée de survivants qui attendaient la décision de leur chef :

— Vous avez le choix ! Vous vous rendez, ou vous tentez votre chance en sautant à la baille. Toute autre bêtise vous voudra de vous faire trouer la peau et égorger comme des moras !

Sur le pont ravagé et couvert de corps entremêlés, la petite quinzaine de légionnaires qui avaient survécu au massacre en luttant jusqu’à la fin n’hésita pas. Erzebeth en resta bouchée bée. Abandonnant leurs armes, ils sautaient du pont pour se jeter à la mer. Les plus prudents – ou étaient-ce simplement les plus désireux de vivre ? – tranchaient les sangles de leur lourde armure de linotorci blindée avant de tenter leur chance dans les eaux du port. Mais personne ne se faisait d’illusion, aussi bien pour les marins de l’Invicible qui venaient, quant à eux, de se rendre pour sauver leur vie, que pour l’équipage d’Erzebeth qui voyait faire les Ordinatorii :  c’était un suicide. Aucun d’entre eux n’en réchapperait, ils n’avaient aucune chance que les leurs puissent leur porter secours, ils se noieraient tous bien avant.

Pendant une brève seconde, la capitaine-corsaire fut tentée d’ordonner à ses marins de retenir les légionnaires, dans un sursaut de remords compassionnel. Mais elle détourna la tête, soufflant avec mépris pour laisser cette bande d’abrutis à leur sort. Il y avait eu bien assez de gâchis, de morts et de blessés jusque-là. S’ils voulaient finir en martyr à leur foi, elle n’allait pas les retenir. Elle retourna vers son équipage, s’éloignant de la scène en traversant le petit peloton de ses filles qui tenaient les légionnaires en joue à la pointe de leur fusil.

— Ramassez tout ce qui peut être sauvé ! Ramenez les blessés à bord du Défiant ! Ce rafiot n’attend que la première occasion de couler !

L’ordre de la capitaine-corsaire sonnait la fin de la bataille et le début des pillages. Mais si l’équipage de la Femme d’Épée allait s’en donner à cœur joie pour emporter le plus de trésors possible, la victoire garderait un gout amer : jamais le Défiant n’avait connu autant de pertes. Les dommages sur le navire étaient relativement raisonnables et ce dernier pourrait aisément retourner à une prochaine bataille en quelques heures. Mais son équipage, lui, venait de vivre le plus implacable de tous les corps-à-corps jamais connus par le puissant galion, dans toute sa carrière. Erzebeth ignorait combien de ses filles étaient mortes dans ces deux heures de furie ; mais elle appréhendait, une boule au ventre, que le chiffre soit terriblement élevé.

Sur les restes du château avant dévasté de l’Invincible, Jawaad s’était trouvé un siège improvisé contre une partie du beaupré. Assis en hauteur, il observait la retraite de la flotte de Nashera à la lunette, indifférent aux cris, aux souffrances et aux gémissements venant des ponts des navires enchevêtrés. Chercher un endroit où s’assoir et observer avait eu un double intérêt : après la masse des efforts qu’il avait déployés à user de son Chant, il n’aurait guère tenu debout plus longtemps. Mais ce n’était en aucun cas une faiblesse qu’il se serait permis de montrer. Ainsi installé, il pouvait récupérer avec un certain confort, tandis qu’il étudiait les navires restés en arrière, dans la baie et ceux qui manœuvraient pour tenter de se sortir du piège des puissantes défenses portuaires de Mélisaren.

Au bruit d’Erzebeth venant se poser lourdement contre un bout du bastingage en faisant sonner son harnachement, Jawaad cessa son observation, pour poser son regard noir sur la farouche Femme d’Épée. Même sale, épuisée et couverte de sang, elle lui paraissait toujours aussi belle et attirante. Mais le moment eut été malvenu pour le lui signifier d’un geste affectueux. Elle préservait sa place avec un entêtement admirable et n’aurait jamais montré aucune faiblesse, fut-elle de la tendresse, devant son équipage.

C’est elle qui brisa le silence :

— Tu apprends quelque chose, Jawaad ?

— Sur nos adversaires, oui. L’assaut n’avait aucune chance de réussite et le tenter était stupide. Mais leur stratège le savait et l’a anticipé.

— J’ai brièvement cru qu’ils arriveraient à débarquer, mais je ne leur donnais pas une chance de quitter le port sans se faire massacrer. Mais tu dis qu’il y a chez eux un homme qui y a pensé ?

Jawaad hocha légèrement la tête. Il détailla encore un moment le visage de son amante, avant de fixer la baie et se décider enfin à répondre :

— Leurs plus puissants galions sont restés en arrière. J’en ai compté six avec quatre-vingts canons environ et des blindages de coque. Il y a aussi un navire amiral et une dizaine de trois-mâts barques en retrait. Après leur échec prévisible, ils vont débarquer leurs légionnaires dans une crique protégée.

— Mais ils ne pourront pas prendre d’assaut un autre port d’eaux profondes. Cela les forcerait à retirer leurs forces et risquer une contre-attaque de notre flotte. Ils vont devoir se contenter d’un petit bourg de pêche et leur débarquement ne se fera pas rapidement.

Jawaad acquiesça et on aurait pu discerner dans ses yeux un bref éclat d’admiration pour la Femme d’Épée :

— Tu es aussi lucide stratège que vaillante capitaine. C’est ce à quoi on peut s’attendre en effet. Il est évident qu’ils vont désormais attendre les renforts terrestres qui sont en ce moment même en route par le fleuve. Les amiraux qui dirigent cette flotte ont perdu six navires pour une gloire manquée.

— Et combien de notre côté ; tu as pu le voir ?

— Deux. Et des dégâts réparables pour les cinq autres navires de guerre qui ont pris feu. L’assaut a été ravageur, mais ce ne sont que des dégâts superficiels.

Jawaad ne mentionna pas le sort de la Callianis. Elle n’était pas, pour lui, du nombre des défenseurs et le clipper ne faisait pas le poids dans une telle bataille. Mais il avait veillé à s’assurer que son navire s’était mis à l’abri et avait échappé aux combats.

Erzebeth poussa un soupir de soulagement, se tassant un peu comme si elle pouvait enfin se permettre de relâcher la tension qui l’avait tenu debout jusque-là :

— Alors nous avons une poignée de jours pour nous préparer à les recevoir. Ils ont perdu leur effet de surprise et, désormais, une cité entière fortifiée et entrainée les attend.

— Prions que les Étoiles t’écoutent. Nous n’avons pas encore vu toutes leurs forces, Erzebeth.

— Tu es croyant, toi ?

Jawaad étira un sourire :

— Non. Mais toi, tu l’es et une prière ne sera pas de trop pour mettre les Étoiles et la chance de notre côté.

 

 

 

 

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