Arhimad ne put se retenir de déglutir péniblement en se retrouvant face à face avec son sinistre interlocuteur. Il se demanda si cela était dû à l’odeur de cendre qui flottait autour de l’individu ou à son masque d’argent reproduisant un crâne grimaçant et qui cachait d’affreuses cicatrices noircies qu’il pouvait deviner commencer sur le côté du cou pour remonter sur la mâchoire. Ou était-ce encore l’arme peu commune, un aiguillon électrique, que l’individu encapé aux formes cachées sous des épaisseurs d’étoffes noires arborait au côté, au milieu d’un entrelacs de ceinturons ? Pourtant, l’étrange personnage ne semblait pas particulièrement plus costaud qu’imposant, avec sa taille tout à fait modeste et ses épaules rendues larges seulement par les renforts de son gambison brodé, d’inspiration clairement Hemlaris.

Maladroitement, le négociant en vins et liquoreux de luxe arpenta du regard la vaste salle de son salon de fumerie habituel, à la recherche d’une échappatoire qui lui éviterait d’avoir à côtoyer le sinistre personnage qui lui barrait le passage. Ce dernier était flanqué d’un long échalas qui s’assurait que la fuite en louvoyant entre les tables serait vain. Il avait un visage bien fait, au regard malicieux, mais au bouc et aux cheveux mal entretenus. Sa tenue, qui eut pu être élégante si elle avait été moins usée et s’il n’était pas aussi débraillé, lui donnait l’air d’un spadassin qui aurait voulu passer pour un nobliau de campagne.  Arhimad avait beau vivre bien au-dessus des milieux où l’on pouvait rencontrer ce genre de quidam, il n’était pas dupe ; il ne pouvait s’agir que de quelques malandrins de la Cour des Ombres, qui avaient forcément du payer rubis sur l’ongle le droit de venir perturber la sérénité d’un si prestigieux établissement.

L’homme masqué brisa son mutisme, au grand soulagement d’Arhimad. Pas pour longtemps.

— J’ai appris que vous aviez acheté une esclave. Une jeune femme étéoclienne, vendue par la Maison de Priscius. Je viens vous la racheter.

Le marchand ne cacha pas sa moue surprise :

— S’il ne s’agit que de cela, pourquoi m’aborder dans un moment de détente précieux, alors qu’il vous suffirait de prendre rendez-vous avec mon secrétaire ?

— Ho, n’en soyez pas surpris, répondit l’individu masqué, avec une voix étouffée et rauque, à l’accent étrange et l’athémaïs un peu maladroit. Il est connu que vous avez coutume d’oublier les rendez-vous qui vous déplaisent.

La confortable salle principale du salon de fumerie était agitée d’une animation feutrée, entre clientèle huppée et serviteurs raffinés, dans une ambiance musicale de cordes cristallines et aériennes. Les lieux étaient tenus et gérés par les membres de l’une des Confréries des Courtisans les plus en vue d’Armanth ; aussi bien femmes en quête d’indépendance et d’une nouvelle vie loin du poids familial, qu’homosexuels et transgenre ou encore anciens Esclaves des Plaisirs affranchis, y trouvaient un refuge et un métier honorable, même si les Courtisans trainaient souvent une réputation sulfureuse et pas toujours glorieuse. Comme dans tous les établissements de ces confréries, il n’y avait ici aucun service de compagnie et de plaisirs fourni par des esclaves, mais uniquement dispensé, à fort prix, par les talents des courtisans formés à tous les arts nécessaires.

Ce qui était moins connu, ou seulement par la rumeur, concernait les relations très proches que la Cour des Ombres et la Confrérie des Courtisans entretenaient. Arhimad, comme tout le monde, avait entendu dire que les voleurs de la Cour avaient ainsi leurs entrées privilégiées même dans les plus luxueux établissements. Il n’avait plus qu’à espérer que les affirmations concernant la neutralité de ces lieux où n’étaient tolérés aucun débordement, une règle tacite respectée par tous, soit une réalité., devant ces deux individus louches. Car, comme tous les clients, il avait laissé son escorte personnelle en dehors des murs afin de pouvoir y être permis à séjourner. Il pouvait toujours appeler à l’aide et ne doutait pas que le service de sécurité de l’établissement arriverait en trombe. Du moins s’il n’avait pas reçu la consigne de regarder ailleurs.

— Bon, je dois avouer que j’aurais en effet été enclin à oublier un tel rendez-vous. Voyez-vous, je ne souhaite pas particulièrement revendre d’esclave en ce moment et surtout pas l’Esclave des Plaisirs que j’ai acquis auprès de Priscius ; alors je n’ai guère envie d’en discuter.

— Mais je ne viens pas discuter de cet achat, Arhimad le marchand. Je viens acheter cette esclave, car vous allez me la vendre.

— Et qu’est-ce qui pourrait bien me convaincre de faire quelque chose dont je ne veux pas discuter… monsieur ?

— Thin. Et parce que, pour vous convaincre, je sais exactement ce que vous voulez et le prix que vous êtes prêt à y mettre.

 


 

Jawaad s’extirpa du baquet d’eau fraiche posé sur le pont nu comme un ver, sans se soucier un seul instant de pudeur. Ça ne froissa guère les habitués de son équipage, même si cela surprit les nouveaux matelots qui avaient été recrutés pour remplacer les pertes survenues quelques semaines plus tôt. Jawaad se moquait comme d’une guigne d’être aperçu dans le plus simple appareil, imité en cela par une bonne partie de ses hommes, trop content de ces occasions peu communes ; un navire dont le capitaine était prêt à la dépense pour assurer que son équipe ait tout loisir de se laver régulièrement n’était vraiment pas fréquent.

Mais cette fois, il y avait aussi des spectatrices sur le pont, tandis que tout le monde profitait des baquets et des seaux d’eau claire apportés pour les aider à se débarrasser de la suie et du sang dont tous étaient maculés. Ça n’eut cependant pas l’air de bouleverser le maitre-marchand, exposant aussi bien sa stature féline aux muscles noueux que sa virilité qu’il ne voyait aucune raison de dissimuler, tandis qu’il s’épongeait vigoureusement. Bien entendu, exclamations surprises, suivies de rires et de sifflets coururent sur le pont.

Erzebeth, qui se lavait de manière fort plus pudique, en compagnie d’une partie de son propre équipage qui profitait avec plaisir de l’offre du maitre-marchand de venir faire leurs ablutions, s’étonna :

— Jawaad ?!

Ce dernier tourna la tête, levant un sourcil interrogatif.

— N’en déplaises, si tu l’as oublié, mais tu es nu, devant des femmes.

— Ce n’est pas rare, répondit-il en esquissant un sourire. Puis il se tourna le regard vers les plus proches combattantes de la capitaine-corsaire : ça ne semble pas les gêner.

— Ha parce qu’il t’arrive souvent de t’afficher à poil devant des dames ?

Jawaad lâcha plus large sourire :

— Elles sont Femmes d’Épée, égales aux hommes et traités comme tels, dans la même fraternité. Elles pourraient être nues et toi aussi qu’aucun de mes hommes n’aurait rien à y redire ou y voir autre chose que cette égalité.

— Moi, j’y verrai à redire !

La remarque fut saluée par des rires. Les plus forts et joyeux furent ceux des compagnes d’armes d’Erzebeth, jouant à taquiner les marins présents qui le leur rendait bien ; il était exceptionnel de voir une telle égalité de traitement pratiquement admise par tout le monde entre des hommes et des femmes ; une chose qui, même pour un équipage armanthien, n’allait pas du tout de soi.  Mais Jawaad avait montré l’exemple en traitant ces combattantes comme des égales et les quelques traditionalistes de bord qui ne pouvaient l’accepter avaient compris qu’ils ne seraient pas les bienvenus sur le pont le temps de ce bain commun.

Juhmann, un des membres de l’équipage de la Callianis recruté sur le port de Mélisaren, se fraya un chemin vers le maitre-marchand, en louvoyant entre les marins en pleine ablution. Trapu, épais, chauve et barbu, ses talents de charpentier et sa gouaille amicale compensaient son allure peu impressionnante et son faciès rebutant. Jawaad l’avait envoyé dès son arrivée au navire, prendre des nouvelles de ses esclaves, après le récit sommaire que Damas lui avait fait des événements de la bataille.

— Capitaine !

— Tu peux m’appeler Jawaad.

Erzebeth lâcha en riant, tandis qu’elle s’activait à remettre de l’ordre dans les boucles de sa chevelure brune :

— Il n’aime pas les titres !

Jawaad répondit d’un sourire, tandis que lui-même commençait à se rhabiller :

— Mon nom se suffit à lui-même. Dis-moi comment vont les filles, as-tu eu des nouvelles, Juhmann ?

Le charpentier opina :

— Elles vont bien et sont entrées dans la Haute ville, accompagnées de gardes. L’homme qui était avec eux, qu’on prétend être Eïm le Voyageur, a cependant été arrêté. Et il se raconte pas mal des choses sur les exploits de ton esclave rousse…

— Comme quoi ?

— Elle aurait sauvé beaucoup de gens d’un incendie en déchainant le Chant de Loss ; ça a causé des remous qui ont été arrêtés par celui qu’on prétend être Eïm, mais la rumeur enfle qu’il y a un démon Chanteur de Loss légendaire dans la ville.

— C’est le cas. Et ce n’est pas la seule légende ; l’homme dont tu parles est bien Eïm. Elle aurait donc encore une fois employé son don pour sauver des vies ?

— C’est ce qui se dit. Je n’ai pas pu en savoir plus, la Haute ville est bouclée, entre l’afflux des habitants du port et les manœuvres militaires qui se préparent. Tout le monde s’attend à un siège.

Remontant du pont inférieur où il avait été chercher quelques serviettes supplémentaires pour les invitées du bord, Damas intervint, jetant son colis vers un mousse pour qu’il le distribue :

— Et il faut nous y préparer nous aussi ! Jawaad, quelle est ta décision ?

Le maitre-marchand esquissa un sourire, avant de poser son regard sur son second. Erzebeth fronça les sourcils, interpellé par la complicité qui soudain lui apparaissait évidente entre les deux hommes. Elle songea d’ailleurs que Damas, au contraire de tout l’équipage, n’avait pas participé aux ablutions communes, alors même qu’il ne semblait guère soucieux de pudeur. Elle se demanda ce qu’il tenait ainsi donc à cacher.

— Je ne la prendrai pas seul, finit par répondre Jawaad. Puis il leva la voix, se tournant sur la capitaine-corsaire : ce choix appartient à mon équipage. C’est lui qui risque sa vie, donc chacun d’entre eux a une décision à prendre…

— Tu vas les faire… voter, Jawaad ?

Le maitre-marchand opina vers Erzebeth, avant de reprendre :

— Cette guerre concerne certains de vous et pas d’autres ! La Callianis n’est rien sans son équipage ; ainsi donc, choisissez ! Ceux d’entre vous qui veulent défendre cette ville, levez la main ! Et ceux qui ne veulent pas se battre pour elle ou pour mon vaisseau, vous pourrez demander votre solde à Damas et quitter le bord ce soir ! Nul n’aura à vous en juger !

La capitaine-corsaire éclata de rire, suivie par les filles de son équipage, après le premier moment de surprise. La tradition de voter les grandes décisions de bord était peu commune, presque impensable dans la marine marchande. Il n’y avait guère que dans la piraterie et sur les navires corsaires que cela se pratiquait.

Les bras commencèrent à se lever, timidement, puis avec d’autant plus d’enthousiasme que les Femmes d’Épée présentes sur le pont applaudissaient et poussaient des cris d’encouragement. Finalement, il n’y eut que bien peu de marins pour garder la main baissée. Jawaad n’avait toujours pas bougé, devant Damas qui avait levé le bras parmi les derniers. Erzebeth le fixa :

— Tu ne veux pas te battre, n’est-ce pas ?

Le maitre-marchand lâcha un sourire vers la capitaine, avant de lever le bras à son tour en toisant son équipage, cette fois avec un sourire plus visible, clairement satisfait :

— Elle a raison, reprit-il plus fort pour que sa voix couvre tout le pont. Je ne veux pas me battre ! Ce conflit n’est pas le mien, cette ville pas la mienne ! Mais mon équipage, mon navire, si ! Vous avez choisi de vous battre ?! Alors votre capitaine sera à vos côtés !

Le mécanicien de bord, Ilagio, un vétéran qui servait dans la marine du maitre-marchand depuis la sortie de son enfance, intervint de sa voix rocailleuse :

— Moi non plus, j’veux pas m’battre ! Mais ce foutu rafiot ira nulle part sans moi, alors je suis des vôtres !

— Et toi, Damas ?

Le Jemmaï fit une moue qui évoquait un sourire ironique :

— J’avais la certitude qu’on n’aurait guère le choix. Et je n’aurais pas attendu planqué derrière les murs de cette ville sans rien faire.

Jawaad hocha encore la tête, avant de lancer sur un ton qui ne se discutait pas :

— Maintenant que la décision est entendue, préparez le navire et armez l’équipage ! Damas, je te confie la tâche, je vais aller retrouver mes esclaves et ramener la tienne.

— Si Sonia est avec tes filles chez Duncan, je préfère autant qu’elle y reste. D’ici ce soir, on aura autre chose à faire qu’avoir des esclaves dans nos pattes.

Le pont fut rapidement agité par une activité frénétique tandis que les marins se lançaient à leur tâche et que l’équipage d’Erzebeth quittait le bord pour rejoindre le Défiant qui, lui aussi, avait besoin d’une solide préparation. Avant de rejoindre ses filles, Erzebeth arrêta Jawaad sur le ponton, tandis qu’il prenait la route vers les quartiers perchés de la Haute-Ville. Cela lui demanderait un détour pour éviter les zones des quais et du port incendié, qui brûlaient encore sporadiquement, alors que le soir s’annonçait à l’horizon.

— Tu es retors, lâcha-t-elle, faussement détachée.

Jawaad garda les yeux rivés sur les quais, eux aussi fort agités. La tension y était palpable à chaque regard, pour chaque homme occupé à quelque préparatif parfois obscur, mais qui avaient tous, peu ou prou, rapport avec la prochaine bataille qui hantait les esprits, au-dessus de toute autre considération.

— Tu as compris pourquoi j’ai choisi ce moment…

— Tu me prendrais pour une fille naïve et idiote, Jawaad ?

Le maitre-marchand se tourna et fixa la capitaine, d’une demi-tête plus petite que lui. Très proches d’elle à dessein, il n’esquissa pourtant pas le moindre mouvement tendre vers elle. Seul son regard la caressait en détaillant son visage. Il souriait, d’une manière assez rare : il y avait de la tendresse profonde dans ce sourire.

— Ce n’était pas une question. Je ne m’entoure pas de femmes naïves et idiotes. Tu ne fais pas exception et c’est ton esprit, autant que ton honneur, qui m’ont séduit… et oui, je l’ai fait exprès. Il fallait que je motive mon équipage à accepter de se battre ; quoi de mieux que de défier leur fierté devant les Femmes d’Épée de ton bord ?

— Et tu les crois prêts ? Ce ne sont pas des combattants, à l’exception de Damas, bien sûr…

Erzebeth glissa doucement sa main contre l’avant-bras de Jawaad dans une caresse furtive. Elle retenait son geste, voulant rester discrète sur ses élans affectifs en public.

— Ils ont vécu le feu, ils savent ce qui les attend.

Jawaad attrapa la main de la capitaine dans un geste autoritaire, suivi d’une caresse appuyée du pouce, et la garda fermement. Celle-ci rougit légèrement, fronçant les sourcils avant de sourire et de reprendre :

— Tu ne semblais guère homme à changer d’avis… et tu ne voulais pas te mêler de cette guerre.

— Je n’ai pas changé d’avis. Les circonstances présentes me contraignent à assumer ce nouveau choix.

— Serai-je une de ces circonstances ?

Jawaad ne répondit pas. Il eut juste un sourire…

 


 

Janus pestait à voix basse, accroupi face à la complexe serrure du coffre dissimulé. Pénétrer de nuit dans le bureau de l’administrateur d’Arhimad Harizen n’avait guère été un souci, ce qui avait permis au voleur de constater qu’Elena avait fait montre de talents remarquables à appliquer les leçons de monte-en-l’air qu’il lui avait prodigués depuis quelques semaines. Le moment avait, qui plus est, été préparé et bien choisit ; le comptable du marchand venait de marier sa fille cadette la veille et toute la maisonnée était encore endormie. Janus s’était arrangé pour que les convives finissent la soirée en vidant quelques bouteilles de somnae légèrement épicé de pavot ; la manœuvre avait couté quelques andris, mais si Elena ne se trompait pas, il y avait une caisse noire pleine de barres de commerce à l’abri des bureaux administratifs. Un trésor à portée de main… s’il parvenait à faire lâcher cette serrure.

— J’espère que tu es sûre de ton coup, Elena, parce que c’est pas encore gagné…

La terrienne foudroya du regard le voleur, tandis qu’elle examinait les documents qu’elle avait sélectionnés dans le bureau, qui avaient bien plus son intérêt que le coffre caché dans les lambris.

— Appelle-moi Thin, je te l’ai déjà dit. Pour les andris, c’est toi qui l’as appris. Moi, j’ai trouvé ce que je cherchais…

— Quoi donc ?

— Son vrai livre de comptes. Et ses achats spéciaux… Vous ne vendez jamais d’enfants, même nés esclaves, c’est cela ?

Janus souffla d’agacement. Il venait de briser un crocheton dans la serrure. Il allait devoir recommencer à les caler tous une fois retiré le bout de métal resté coincé.

— Hey, ça ne se demande pas ça ! Bien sûr que non, on n’est pas des barbares ! Jamais personne n’asservit les enfants, ils restent libres, même nés d’esclaves !

— Apparemment, lui, il se fiche que cela ne se fasse pas. Il achète et il… Elena fronça les sourcils, relisant les chiffres en faisant un rapide calcul mental : il ne note les produits et les âges déclarés pour les reventes, reprit-elle ; quinze ans environ, tous des garçons et précisé déjà dressés et formés. Mais il y a les sorties comptables des achats qui doivent correspondre… Ils ont tous entre sept et dix ans. Il en achète un ou deux par an, ça a l’air de faire un moment que cela dure.

— Salopard de pervers, abomination !

— Parce qu’il aime les garçons ? C’est mal, un homme qui aime les hommes, chez vous ?

Janus souleva un sourcil, son humeur massacrante calmée par la question étrange. Il avait un instant oublié qu’Elena était totalement barbare, sa nature de Terrienne Perdue la rendant souvent étrangère aux mœurs lossyanes :

— Non, non, répondit-il, les gillys sont pas mal vus, pas plus à Armanth qu’ailleurs. L’Église interdit les relations du même sexe, mais même dans ses rangs, tout le monde s’en fiche. La seule règle est que ça doit rester discret. Mais un homme peut aimer un homme, une femme une femme, tant que tout le monde tient sa place et l’affiche pas au grand jour, personne n’y a rien à redire. Bon, bien sûr, ça cause des ennuis, ça se passe parfois mal, mais ni plus ni moins que dans les couples normaux.

— Gillys ?

— Ouais, c’est le mot pour les désigner… Donc, non, c’est pas pour cela que je le trouve abominable. C’est pour les gosses ! C’est sacré les gosses, Thin ! Pas que pour moi, pour tout le monde !

— Au moins des points communs avec mon monde. Enfin, une petite partie, parce que les gillys étaient vus comme des démons, il y a encore quelques années… Bon, et on risque quoi à trafiquer des enfant-esclaves pour ses goûts personnels ?

— La mort, salement et en prenant le temps. S’il a de la chance, lui seul y passe et sa famille ne finira pas asservie ou torturée et exécutée sous ses yeux.

Elena resta pensive un instant, le carnet en main. Elle esquissa un sourire en le rangeant dans les replis de son manteau, avec deux ou trois autres documents qui seraient assurément compromettants si elle trouvait comment bien en user.

— J’ai ce que je suis venu chercher alors. Maintenant, occupons-nous de ce que tu es venu chercher, toi.

 


 

Le masque d’argent à la forme de crâne grimaçant, troublant de réalisme, même si quelque anatomiste d’art y aurait largement trouvé à redire, était pour le moins perturbant à fixer. Le plus dérangeant était les deux puits noirs où étaient censés se trouver les yeux, avec leurs paupières. Arhimad ne pouvait que deviner les globes oculaires et la couleur des iris, qu’il aurait juré être verts. Une singularité supplémentaire qui lui donnait froid dans le dos. Il n’y avait pas un lossyan sur cette terre à ne pas craindre les regards de cette couleur maudite, la couleur des démons Chanteurs de Loss.

Incapable de discerner la moindre émotion à son vis-à-vis, le marchand n’en était que plus agacé encore, ce que le sourire goguenard du truand aux côtés de l’homme masqué n’arrangeait pas. La remarque de ce dernier acheva de lui faire perdre sa contenance :

— Vous ne pouvez rien lire, mais moi je lis à vos yeux toute votre colère, votre inquiétude. Nous pouvons donc perdre le temps que vous déciderez de consacrer à essayer de fuir cette entrevue, ou aller droit au but. Mais je sais que vous allez choisir de fuir, parce que vous savez déjà ce qui a le plus de prix pour vous.

Comme si les mots d’Elena s’étaient changés en prophétie, le marchand agita ses bras vers les courtisanes qui assuraient le service dans le hall :

— Mesdames, on ose perturber mon séjour dans vos murs ! C’est inadmissible !

Janus dut se retenir d’exploser de rire, regardant vers le plafond en se mordant la joue pour garder un minimum de sérieux. Il savait d’avance et avec un plaisir jouissif comment la demande d’aide Arhimad allait être reçue par le personnel de la maison. La courtisane qui approcha en réponse à la protestation d’un de ses clients était de la même taille que le voleur et avait presque autant d’épaule. Et, pour cause, c’était une gydreïs qui, pour sa part en tout cas, ne cachait pas sa nature ambiguë de femme née dans une peau d’homme. Elle en jouait d’ailleurs avec raffinement et un art consommé à accentuer son androgynie. Si la plupart des individus transsexuels préféraient rester discrets et cacher cette ambivalence, même s’ils avaient pu réunir les moyens de se faire greffer un symbiote gydreïs capable de faire muter leur corps, ceux qui devenaient membres de la confrérie des Courtisans étaient, au contraire, prisés pour le trouble émotionnel et érotique qu’ils pouvaient susciter. Et si cela revenait clairement à une prostitution de luxe, celle-ci était parmi les moins décriées autant que parmi les plus chères. Il fallait cela pour financer le coût des symbiotes et des complexes procédures de ces métamorphoses qui fascinaient les lossyans bien plus qu’elles les dégoutaient.

La courtisane afficha un sourire enjôleur au goût de poison en approchant, avant de répondre :

— Je suis sincèrement navrée de ce contretemps, mais nous ne pouvons rien pour vous. Il vous est toujours possible, bien sûr, de quitter notre honorable établissement, Arhimad. Mais ce qui se passe en dehors de nos murs ne nous concerne pas.

— Et que devient la fortune que je paie pour profiter de vos services en toute quiétude ?!

— Il y a des choses que des rivières d’andris ne sauraient payer assez pour qu’on les ignore… Je crois que ces messieurs veulent vous en parler. Et une fois cette formalité faite, nous nous tiendrons à votre disposition pour renégocier les tarifs de votre abonnement à nos services. Je ne puis rien faire d’autre.

— Et si vous partez, rajouta Thin, je conclurai que notre négociation en cours s’arrête là. La chose qui vous est le plus chère, celle qui vaut plus que tout ce que vous possédez, sera alors rendue publique par les honorables services de cette confrérie. Elle s’en fera une joie, croyez-moi.

Janus parvint à retenir son rire, mais il rajouta, hilare :

— Et vu comme ça cause entre courtisanes, faudra pas une demi-journée pour que toute la ville le sache. Rien ne court plus vite à Armanth que les ragots les plus croustillants !

— Cessez de tourner autour du pot, protesta le marchand ! Que me voulez-vous, à la fin !

La courtisane salua le trio d’une légère révérence délicate :

— Cette discussion est privée, ainsi, je me retire et vous laisse à vos échanges. Évitons de lever le ton, cela ne ferait qu’empirer la situation, Arhimad. Mes respects…

Un silence suivit le départ de la gydreïs, brisé par la voix rauque et presque sépulcrale d’Elena, derrière son masque :

— Un thé, avant de reprendre cette discussion ?

 


 

Janus comptait les andris et les barres de commerce en exultant, installé sur un épais coussin devant la table basse qui réunissait le butin, qui comprenait aussi quelques breloques d’or et de joyaux. Elena était non loin, sur un banc, les documents posés sur une table de bois, éclairés par un bougeoir. Muni, l’esclave domestique de Janus, l’aidait à lire le contenu ; si la terrienne lisait de mieux en mieux, elle le faisait lentement et nombre d’idéogrammes de l’athémaïs lui échappaient encore.

— Non, mais tu te rends compte, Thin ?! Y’a plus de mille andris, là, sans compter les bijoux. Même en retirant la part du Prince, ça nous laisse de quoi voir venir !

— Ezio prend quelle part sur ces vols ?

— Un quart, Thin. Le prix de sa protection et des informations sur Arhimad. Ça les valait plutôt bien ! On va lui laisser tous les bijoux, ça couvre largement sa part et il apprécie ces trucs. De toute, tu ne saurais pas les écouler et moi j’ai la flemme. Mais ça nous fait cinq cents andris par personne. Moi je sais comment je vais les dépenser, et toi ?

— Ça ne suffira pas pour racheter Cénis. Arhimad a payé six fois ce prix pour l’ajouter à sa collection personnelle.

— Mais pourquoi tu veux la racheter ? Pour cinq cents andris, t’aurais deux ou trois fois Muni !

Elena releva la tête, jetant un regard à l’esclave, avant de fixer le voleur qui savourait sa nouvelle fortune avec un verre de vin :

— Je paye une dette. Une chose très importante dans votre monde, non ?

— Très, oui, mais on ne doit jamais rien à un esclave… Et tu l’étais toi-même. Tout ce que tu as pu promettre n’a aucune valeur, tu pourrais oublier tout ça sans honte, crois-moi.

— Bon à savoir. Mais je paierai cette dette tout de même. Cénis était une aristocrate de l’Etéocle. Elle a beaucoup de connaissances dont j’aurai besoin et que tu n’as pas.

— Hm, cela me parait une meilleure raison, soit. Tu vas la lui voler ? Avec ce qu’on sait sur lui, ce serait facile sans qu’il ose se plaindre.

Elena avala une gorgée de son thé, avant de glisser la tasse à demi-pleine vers l’esclave pour qu’elle la finisse. Le café lui manquait depuis qu’elle avait appris qu’il y avait sur Loss quelque chose qui y ressemblait.

— Lui voler serait plus risqué que lui extorquer. On a de quoi le faire chanter… et tes cinq cents andris, ce ne sera qu’un début.

Janus éclata de rire :

— Tu es retorse ! Mais fais attention, ces gens-là le sont aussi. Tôt ou tard, ça finit toujours mal… la seule chose qu’on peut prévoir, c’est pour qui.

Elena eut un rapide sourire :

— Alors, nous abuserons de lui autant que possible et nous le laisserons en pâture à la rage publique, quand nous en aurons fini et que nous nous serons mis à l’abri. Avant d’aller voir ce qu’il y a caché au fond du Labyrinthe de Franello, il nous faut plus de moyens.

 


 

Lilandra déboula dans la salle de repos des esclaves de l’hospice au mépris de toutes les conventions, ce qui valut un cri de surprise de l’une des filles du domaine qui était en train de faire ses ablutions. Sans se préoccuper des émois de l’esclave, la noble étéoclienne fonça sur Lisa, ne s’arrêtant que devant la jeune terrienne, qui protestait de se retrouver alité de force par une Azur protectrice et une Sonia implacable.

— Elle va bien, demanda-t-elle en se penchant d’autorité sur Lisa ?

Sonia ricana à la réaction, tandis qu’Azur ouvrait des yeux grands comme des soucoupes de surprise.

— Oui, maitresse, elle a seulement respiré de la fumée comme nous, et après son tour de force, elle est un peu épuisée.

— Il y a de quoi. Bientôt, toute la ville aura autre chose à se raconter que la guerre et la peur, et c’est grâce à toi, jeune fille.

Lisa cligna des yeux, scrutée en détail par Lilandra qui ne lui demanda pas son avis pour commencer à l’ausculter :

— Mais… je… je n’ai rien fais, maitresse…

— Rien fait ?! Nous avons les survivants blessés de l’auberge dans nos murs ; vu ce qu’ils racontent à qui veut l’entendre, ils ont tous été sauvés par un miracle commis par une Chanteuse de Loss. Il y en a beaucoup en ville, habillée comme toi et qui te ressemble, selon toi ?

Sonia éclata de rire et donna une tape derrière la tête de la terrienne, riant encore quand elle protesta d’un « hey » boudeur :

— Ne sois pas humble, Anis. Pas après cela… La gloire et le courage de ton geste rejaillissent sur ton propriétaire, sois-en fière !

— Mais… j’ai juste fait ce que je pouvais pour… pour sauver Azur, toi et Kato…

Lilandra fut curieuse :

— Kato ?

Azur lâcha un sourire et attrapa le lori qui jouait avec des franges du tapis de natte :

— Lui. Des réfugiés d’Erasthiren l’ont offert à Anis, après son exploit au port qui a évité un massacre. Elle ne cesse de faire des actes de courage et ne cesse de nier qu’elle l’est, ô combien !

— Ho ? Un cadeau adorable et mérité… Mais il faudra veiller à ce qu’il n’aille pas courir dans tout l’hospice.

Lilandra s’interrompit tandis que Lisa se faisait fusiller d’un regard mi colérique, mi- amusé par Sonia qui décida qu’elle garderait pour plus tard ce qu’elle désirait expliquer à sa protégée. Le médecin prit le temps d’écouter la respiration de sa patiente, mais s’arrêta aussi sur les deux autres esclaves. Toutes les trois étaient sales et en piteux état.

— Bon, Anis, tu n’as rien de grave, mais vous allez rester ici : de toute manière, c’est ce que vous maitre espère, non ?

— Oui, maitresse, répondit Azur.

Sonia rajouta :

— Et là où il y a Jawaad, mon propriétaire n’est pas loin. Elle rajouta : et je préfère surveiller cette tête brulée, en ce moment. Elle pourrait bien vouloir se prendre le devoir de sauver tout le monde en oubliant qu’elle doit veiller sur elle.

— Tu fais bien, Sonia, répondit Lilandra. Vous avez besoin d’un bain, de repos et de vêtements propres. Une fois lavés, prenez de quoi vous changer dans la réserve des esclaves et allez dans mes quartiers, je vous permets d’en profiter pour vous reposer. Et vous passerez vous servir en cuisine en précisant que vous avez ma permission pour vous faire plaisir. Je ne puis rester plus longtemps, les blessés affluent…

— Il… il y en a beaucoup, maitresse, demanda Lisa ?

— Oui, Anis… et cela ne fait que commencer. Duncan est avec les physiciens de la ville et les officiers militaires ; ils préparent les campements de premiers secours et de triage. La guerre va nous submerger.

— Nous ne pourrions pas servir et vous aider maitresse, demanda la psyké ?

— Non, Azur. Pas pour le moment, et nous verrons cela avec votre maitre. Jusque-là, prenez le temps de vous remettre en forme. Et je vais aller chercher de quoi soigner vos brûlures ; ce n’est pas grand-chose, mais autant les traiter convenablement une fois que vous serez propres.

La psyké hocha la tête, mais elle perçut la pensée inquiète qui passa brièvement sur le visage de Lilandra, et demanda, angoissée :

— Vous… craignez que notre maitre… ait été blessé, maitresse ?

Le médecin tiqua et secoua la tête :

— Non, non, enfin… je ne peux pas l’assurer et, de loin, la bataille navale dans le port semblait terriblement féroce et ravageuse…

Lilandra retourna à son service en rappelant encore au passage ses consignes aux esclaves avant de les laisser. Sonia, attrapant Kato par la queue pour le repousser sans ménagement alors qu’il voulait jouer avec la soie de son pagne, rajouta, une fois l’aristocrate partie :

— Jawaad se battait déjà sur mer que ta grand-mère n’était pas née, Azur. Il va bien. Pensons à nous et toi, pense à ce qu’Anis et toi soyez parés pour lui faire honneur en l’accueillant quand il arrivera. Car il est probable que vous n’en ayez plus l’occasion avant un moment.

— Tu as raison, Sonia… mais… que veux-tu dire, réellement ?

Sonia pesta faussement :

— Il est toujours pénible de parler à une psyké… Ce que je veux dire est qu’il y a tout à parier que ton maitre n’ira pas se cacher alors que cette ville va être bientôt assiégée. Il se battra, par fierté, pour Erzebeth ou simplement parce qu’il sait ce qu’il vaut comme capitaine et vétéran. Quand il sera là, profitez-en, car il n’y aura guère de trêve par la suite.

Lisa pencha la tête de côté, perplexe :

— Notre maitre me… donnait l’impression d’être soucieux de… je veux dire de veiller sur lui, pas de se soucier des autres ?

Sonia devança Azur qui n’eut pas le temps de répondre. Elle allait essayer de défendre son maitre et Sonia était d’humeur à jouer :

— Ha, mais c’est le cas, Anis. Jawaad ne pense qu’à lui et à ses intérêts. Ce qu’il veut avoir, il le prend et c’est ce qu’il désire ou décide qui importe et les moyens de l’obtenir. Il se fiche du reste. Mais il est orgueilleux ; il pense toujours qu’on ne peut l’atteindre et qu’il prévoit toujours comment s’en sortir. Par orgueil, il ne restera pas sans rien faire alors qu’il pense, à raison, être sans doute le meilleur capitaine de navire qu’on puisse trouver dans cette ville. Il ne résistera pas au défi… ni au plaisir de tenir tête à des Ordinatorii.

 


 

Elena fit disparaitre le carnet qu’elle venait de dévoiler, aussi vite qu’elle l’avait extrait des pans de son manteau. Et elle fixa le marchand sans un mot, qui se retrouvait à voir son propre reflet totalement déformé sur les reliefs d’argent du masque de mort qui lui faisait face.

— L’explication vous suffit-elle, avec cette preuve pour l’étayer ? Je vous avais dit que je savais ce que vous désiriez plus que tout.

Arhimad était rouge de colère, mais cela cachait mal sa panique grandissante :

— Mais qu’est-ce que vous voulez ?!

— Une esclave que vous avez achetée, je vous l’ai dit. Je vous la paie : cinq cents andris d’argent, avec son contrat de cession dument certifié et l’esclave livrée ici même.

— C’est… c’est tout ?

Janus, qui préférait largement le vin au thé et sirotait le verre apporté par le service de la maison qui se faisait très discret autour des affaires du trio, rajouta d’un air complice :

— Pour le moment, c’est tout, ouais. On n’est pas chiants, on vous demande même pas d’or, on vous en donne !

— Mais l’offre est immédiate et prends fin dans la minute, rajouta Elena. Soit vous acceptez et me livrez l’esclave ici dans l’heure, soit le marché est rompu… et je me sentirai libre d’user des informations de ce carnet à mon bon plaisir.

Le marchand serra les dents et marmonna, le ton lourd :

— Et nous sommes d’accord, j’accepte le marché et vous me rendez ce qui m’appartient ?

— Ce carnet ? Oui, bien sûr, mais ce n’est pas le vôtre, juste une des deux copies. L’autre est entre les mains des Courtisans et l’original… vous verrez bien. Vous êtes réputé prudent, il le faut quand on trafique les produits qui satisfont vos plaisirs secrets. Je me suis donc assuré d’être prudent, à mon tour.

— Salopard…

— Autant pour vous. Mon collaborateur a presque fini son verre. Vous avez le moment avant qu’il ne le pose sur la table pour vous décider, sans autre délai.

La confrontation silencieuse commença, Janus prenant un immense plaisir à en être l’arbitre. Il secoua son verre pratiquement vidé vers le marchand pour insister encore sur l’urgence de se décider. Et avec une emphase digne d’un acteur accomplissant une représentation sur la vaste scène ouverte des arènes du Parathéon, il baissa lentement son verre, tandis que son sourire s’élargissait. Il ne pariait pas à cet instant que l’homme cèderait, mais, si ce dernier décidait de prendre le risque, tant pis pour lui, il n’aurait aucune pitié. Et il comptait bien qu’Elena n’hésite pas une seconde à rendre publics les crimes impardonnables dont Arhimad était coupable.

Le verre allait toucher la table de bois verni quand enfin le marchand se décida :

— Oui, oui, d’accord, j’accepte ! Mais je veux voir cet argent ! Et je veux le carnet original !

Elena ne se troubla pas un instant et posa sur la table la large bourse préparée qui contenait les cinq cents andris, sa main gantée de cuir épais et renforcé posé dessus :

— Les cinq cents andris si vous voulez recompter. Le carnet vous attend une fois la livraison faite, ici même, mais vous n’aurez pas les copies. À prendre ou à laisser. Maintenant, je veux l’esclave.

De son autre main, Elena sortit un sablier qu’elle posa sur la table. Elle avait renoncé à essayer de trouver une montre ou une petite horloge ; ces instruments étaient vraiment trop chers pour ses moyens actuels.

— Ce sablier mettra une heure à couler. C’est le temps que vous avez pour me livrer ma part du marché. Faites vite…

Comme pour insister sur l’urgence pour le marchand d’aller s’acquitter de sa part du marché, un serveur approcha au signe de Janus, portant le manteau et le baudrier d’apparat d’Arhimad. Ce dernier se leva, attrapant ses effets rageusement, avant de fixer Elena, toujours attablée.

— Vous ne savez pas dans quoi vous vous fourrez…

— Si. Dans les affaires d’un homme qui ne dispose pas de l’immunité des maitres-marchands et qui, s’il venait à ne pas tenir ses engagements, serait trahi par sa propre famille et même par ses gardes du corps s’il arrivait qu’ils apprennent son secret.

Pour appuyer ses propos, Elena tapota le sablier :

— Nous vous attendons.

Le marchand s’éloigna d’un pas indigné, simulant tant bien que mal une dignité particulièrement mise à mal. Elena le regarda partir avant de revenir sur Janus. Si elle souriait, il ne risquait pas de le savoir, mais c’était son cas. Il attrapa sa pipe pour la préparer, le regard vers la porte d’entrée du chaleureux hall :

— Maintenant, c’est l’inconnue. Est-ce qu’il va accepter ton marché, tout en sachant que tu as les moyens de continuer à le faire chanter pour bien plus grave que perdre une esclave, ou va-t-il prendre les jambes à son cou et essayer de fuir et disparaitre ?

— Tu m’a parlé des chasseurs de prime. Cinq cents andris suffiraient pour en jeter toute une meute à ses trousses, il a dû y penser. Sans compter qu’il n’aurait pas le temps de mettre sa famille à l’abri qui ferait les frais des révélations de ses crimes, non ?

— Tu sais, rien n’assure qu’il soit assez malin pour avoir songé à tout ça, répondit le voleur en tirant sur sa pipe pour embraser le tabac à la fumée bleue. Il va juste peut-être agir comme un idiot, parce que c’est ce que la peur fait faire aux gens.

Elena sortit une paille des poches de son manteau, un instrument un peu incongru à Armanth, quand elle en usa pour la plonger dans sa tasse et ainsi boire le thé sans avoir à retirer son masque. Janus en fut décontenancé, le temps de trouver que l’idée était finalement plutôt bonne :

— Ce serait même un truc à commercialiser !

— Si tu le dis… Je ne te crois pas marchand.

— Ha si… mais ça me fatigue, c’est tout. Mais pour en revenir à notre olibrius, on sera fixé dans une heure.

— Il viendra. Il avait déjà fait son choix, cela se lisait à ses yeux comme s’il hurlait sa défaite. Il n’a pas seulement peur de perdre son nom, sa situation, tout ce qu’il possède, s’il était découvert. Il a aussi une panique viscérale de perdre cette jouissance. C’est sa raison secrète de vivre.

Janus siffla :

— Et tu as vu tout cela à ses yeux ?

— Ses yeux, son visage, ses gestes… j’étais très concentrée à l’observer.

Le voleur resta songeur un moment, avant de redemander un verre de vin, puis reprendre après un moment, tandis qu’Elena observait distraitement le sablier, perdue dans ses pensées.

— En tout cas, Thin, chez nous, ceux qui savent faire cela, on les appelle les psykés ; ceux qui lisent les pensées sur le visage des gens. Tu en es peut-être une.

Elena le reprit de sa voix rocailleuse et grave :

— Un. En dehors du cercle privé, je suis un. Faudra que tu me reparles des psykés ; cela m’intrigue. Mais pour le moment, on a autre chose à se préoccuper.

 


 

Le soleil descendait bas sur le ciel, tandis que Lisa, installée sur la terrasse des quartiers de Lilandra dans l’hospice de Duncan, dénouait et coiffait les cheveux blonds d’Azur, dont plusieurs mèches avaient roussi pendant l’incendie. L’appartement du médecin n’était pas sa demeure, seulement un refuge, au demeurant cossu, pour se reposer quand elle n’avait pas le temps de rentrer chez elle. Lisa savait seulement qu’elle parlait de sa maison comme du « manoir » et aurait été curieuse de voir à quoi cela correspondait.

Mais pour le moment, profiter des lieux, bien meublés, à l’abri et après un repas chaud, était un luxe des plus agréables. Elle avait dû raconter déjà deux fois l’histoire de ses exploits… et elle les racontait mal ; c’était Azur qui s’était chargé de l’expliquer, ce qui avait pour effet de la mettre à chaque fois mal à l’aise. Se sentir le centre de l’attention et le sujet de tant d’admiration ne la flattaient pas du tout, bien au contraire : elle s’en sentait indigne et avait l’impression d’être coupable d’imposture. Elle n’avait rien fait de bien particulier, si ce n’est user du pouvoir qui lui valait d’être esclave sans aucun espoir d’affranchissement. C’était, selon elle, simplement pas plus différent que de s’être armé de seaux d’eau et de toiles pour éteindre les flammes. Simplement, le Chant de Loss était bien plus efficace et puisqu’elle le pouvait, elle l’avait fait. Elle n’y voyait pas de raison d’être une héroïne.

Mais pour tout le monde, elle en était une. Et elle allait devoir vivre avec cela et l’accepter, même si elle préférait qu’on l’oublie. Sonia avait été amusée de sa gêne et l’avait taquiné à ce sujet, mais elle s’était en fait montrée moins intransigeante ou cruelle que de coutume. Et à cet instant, l’éducatrice lézardait, perchée sur le toit de tuiles rouge, un mètre au-dessus de la tête de la terrienne. Alors qu’elle avait gardé le silence depuis un bon moment et que Lisa la pensait en train de faire la sieste, elle siffla pour attirer l’attention des deux filles de Jawaad :

— Le ciel. Regardez…

Lisa ouvrit des yeux étonnés en fixant le spectacle :

— Qu’est-ce que c’est ?

Lentement, mais de manière bien visible, l’entièreté du ciel, depuis le couchant jusqu’à son zénith, prenait une série de nuances vaporeuses de pourpre, de carmin, de vermillon et de violine, dessinant des stries filamenteuses de couleurs que la terrienne devinait être les courants de haute altitude. Ce n’était pas les nuages qui étaient embrasés par le soleil couchant, mais bien le ciel lui-même, qui en devenait lumineux au point de commencer à donner une teinte sanguine au soir.

— Un ciel de feu volcanique, s’écria Azur ! Il est superbe ! Je n’en avais plus vu depuis que j’ai quitté les prairies de mon pays natal !

Sonia sauta de son perchoir pour atterrir près des filles, admirant le spectacle vespéral rare. Mais si elle était fascinée, elle fronça les sourcils, son sourire se faisant plus sinistre :

— Mais il ne vient pas de chez toi ou des archipels, Azur. Il vient du Rift.

Lisa se tourna sur l’éducatrice, curieuse :

— Le Rift ?

— Oui… le lieu qui coupe la terre en deux et qui abrite les abimes du monde, loin d’ici au sud- ouest par-delà la mer. C’est un lieu maudit, le refuge des monstres et des démons. Et quand les volcans du Rift se réveillent et enflamment le ciel, les saisons deviennent folles, les démons sortent pour ramper parmi les hommes et le sang coule dans les fleuves tandis que les cités plongent dans la guerre.

Azur déglutit et se tourna à son tour vers Sonia :

— Tu crois que les Hauts-Seigneurs du Concile sont ainsi tellement en colère que c’est l’annonce de leur courroux ?!

La San’eshe devint plus sinistre encore, son regard bleu se mettant à flamber face au ciel de feu :

— Ho non, esclave naïve, non. Ça n’a rien à voir avec le Concile Divin cela… Mais tu as raison sur une chose. C’est l’annonce de la colère…

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