Eïm releva la tête, avec pour unique paysage sonore un sifflement suraigu. À trois pas de lui, le cima centenaire, planté avec les siens pour faire de l’ombre à la voie de halage, n’était plus qu’une souche éclatée dans une forme surréaliste. Il se pencha sur son buste, pour constater qu’une sorte de pulpe rouge cerise maculait son plastron de linotorci et la vaste écharpe blanche et bleue qui lui barrait le torse.

Tentant d’apercevoir ses hommes à travers le déluge de branchages et de feuilles qui retombait dans un silence assourdissant, il vit hurler un gosse dont il ne se rappelait pas du nom. Le jeune homme était blessé, mais ce n’était pas ce qui motivait son cri. Lui aussi était couvert de la tête au pied de la même sorte de viande hachée sanguinolente et il venait de comprendre. C’était ce qui restait de ses frères d’armes qui s’étaient mis à l’abri derrière l’arbre. L’explosion avait éparpillé leurs corps en une bouillie rouge qui maculait les herbes et le talus. En découvrant la mort et l’horreur dont elle était capable, il venait de découvrir la guerre.

Eïm s’en sentit coupable ; il n’eut cependant pas le loisir de développer cependant ce sentiment. Une seconde salve vint faire son office de ravages de part et d’autre du talus où tentait de se terrer la centaine d’hommes dont il avait la charge. Les boulets frappaient avec imprécision, mais cela ne changeait cependant pas grand-chose à l’affaire : ils décapitaient les arbres et dévastaient la crête de pierre et de terre battue en projetant des éclats en masse. Les projectiles sifflaient, comme autant de balles qui se chargeaient de tailler dans les chairs et les armures, jusqu’à parfois changer les os des morts en nouveaux éclats meurtriers qui venaient déchirer les vivants.

Le gamin terrifié fut interrompu dans son cri par un éclat de bois aussi gros qu’un madrier qui le trancha en deux par le bassin, dans une gerbe de viscères, d’os et de cuir. Eïm eut à peine le temps de sauter au bas de la tranchée qu’une autre explosion le précipita pratiquement jusqu’à la berge du fleuve en lui arrachant des lambeaux entiers de peau. Se relevant encore, il beugla sans même s’entendre pour que le commando quitte le talus et se réfugie près de lui.

La masse des combattants profita d’une brève accalmie dans le bombardement d’artillerie pour suivre l’ordre du colosse, dans le plus total désordre, essayant de trainer les blessés avec eux. Mais à ce rythme, il n’y aurait guère plus grand monde à sauver ; les légionnaires devaient déjà former leurs carrés de l’autre côté du talus pour se lancer à la curée et achever le massacre.

Faisant des grands signes tout en commençant à longer la berge vers l’estuaire de l’Etéocle, Eïm maugréa :

— Damas, bouge-toi le cul ou cette histoire va s’abréger très vite…

 


 

Affalé, coudes sur les genoux, sur le banc de marbre taillé de la vaste salle de l’Agora, Jawaad n’essayait pas le moins du monde d’imiter le port altier des officiers militaires de Mélisaren, qui occupaient tous les premiers rangs. Exceptionnellement, des femmes étaient assises sur ces banquettes, même si elles n’étaient qu’une poignée. Erzebeth qui, elle non plus, ne faisait pas trop cas d’afficher quelque rigueur martiale, était du nombre.

— Ce n’était pas censé être un entretien stratégique pour nous donner nos ordres, lui demanda le maitre-marchand ?

Depuis une heure, les orateurs des bancs centraux, dévolus aux représentants politiques de la ville, se relayaient pour discourir sur l’estrade et faire état de leur point de vue sur la guerre et la manière de la mener ou d’y mettre terme, le plus souvent avec des avis creux et déjà mille fois rebattus quand ils n’étaient pas tout bonnement  totalement contradictoires. Mais ce qu’il en ressortait était qu’une bonne moitié du gouvernement de la ville tremblait de peur depuis l’arrivée des troupes et était prête à céder à ses conditions, quand l’autre moitié, à raison, hurlait à la démence des exigences de Nashera et prétendait préférer mourir avec les habitants de la cité plutôt que de céder à cette folie. Et pour présider ces débats que Jawaad jugeait plus inutiles encore que ceux du Conseil des Pairs d’Armanth, il y avait Zaherd, forcé à écouter et tenir compte de l’avis de chaque tribun, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus un pour parler ou que le gong de la mi-journée retentisse, mettant à jamais fin au temps de parole des politiques jusqu’à la fin de la guerre.

Erzebeth écoutait les échanges, dont la teneur l’agaçait par moment de manière frappante. Elle répondit à voix basse :

— Même si l’Impérius est seul à décider, la loi l’oblige à écouter tous les avis. Mais je pense qu’il a décidé à dessein que tous les officiers soient présents pour qu’ils puissent être au courant de visu de ce qui va motiver sa décision. Cette demande de Nashera est complètement folle… je ne sais même pas comment on peut l’envisager autrement.

 

Depuis avant l’aube la rumeur avait enflé. Qui voulait le vérifier n’avait eu qu’à grimper au sommet d’une des nombreuses tours de la ville ou se hisser sur les remparts : la fumée des villages incendiés et la poussière soulevée par les légions en marche s’étaient vues bien avant que les voiles blanches de leurs navires d’escorte, les suivant par les airs et le fleuve, ne puissent être aperçues.

Dans la nuit, les éclaireurs et les soldats en poste dans la banlieue rurale de la cité avaient afflué avec des cortèges de réfugiés blessés et en état de choc. Du crépuscule à l’aube, les routes autour de Mélisaren avaient vu défiler plusieurs dizaines de milliers de personnes tentant de fuir au plus vite l’avancée inexorable des armées de Nashera. La plupart avaient pris la direction des petits ports ou des chemins côtiers, vers le sud et les cités-États voisines. Comme un présage funeste, ils préféraient tenter leur chance sur les pavés, au risque de servir de proie à des pillards occasionnels, que de se réfugier dans la ville bientôt assiégée. Un autre signe sinistre avait motivé les plus superstitieux et ils étaient nombreux : le rouge de sang qui avait teinté le ciel toute la nuit précédente ne pouvait signifier qu’un massacre prochain. Et face à des légions en marche, ce ne pouvait être que celui qui viendrait sceller inexorablement le sort de Mélisaren.

Depuis la cité, personne n’avait pu apercevoir l’armée conquérante de Nashera, restée postée autour d’un hameau abandonné, à large distance de ses fortifications. Mais dès les premiers feux du soleil levant la brume matinale, sinistrement teinté de rouge, une délégation imposante s’était campée devant les portes de Mélisaren. Lances et étendards d’un carré complet de pas loin de cinq cents Ordinatorii en parfait ordre de marche accompagnaient une douzaine de notables à cheval et leurs valets et esclaves, affichant tous une débauche de luxe et d’apparat qui rendait malaisé de distinguer la fonction de chacun. Pour ajouter à l’impression de puissance martiale, cornes, trompettes et tambours accompagnaient les pas de cette vaste troupe, assurée ainsi que personne n’ait pu ignorer son arrivée.

Mais Zaherd aimait à être facétieux. La stratégie d’envoyer une telle délégation en position de force obligeait en général à y répondre avec les mêmes artifices. C’était la coutume, ô combien respectée ; une affaire d’honneur entre belligérants. Mais Nashera n’avait pas jugé bon de déclarer officiellement de guerre et de motiver son attaque avant de lancer sa flotte sur le port de la ville. Zaherd n’allait donc pas les traiter avec quelques égards militaires que ce soit ; le panache, il allait l’afficher autrement, en même temps que son dédain pour cette débauche de moyens.

C’est ainsi que l’Imperius fit ouvrir les portes de la cité sans fanfare aucune, pour aller au-devant de la délégation, à cheval, uniquement suivi d’une escorte réduite à ses quatre meilleurs vétérans, ainsi que de son secrétaire et un jeune tribun volontaire, chargé de témoigner des discussions à venir. Bien sûr, les remparts étaient en alerte et plusieurs centaines de tirailleurs et de servants de canon étaient à leur poste. Mais il avait fait interdire que soient levées les couleurs de la ville plus que de coutume. Pas avant son signe, que ses hommes attendaient donc, se demandant bien ce que leur capitaine et désormais chef suprême avait en tête. Zaherd, quant à lui était, n’avait cédé au protocole que pour sa tenue d’apparat, une armure de plate entièrement ciselée, rendue légère par l’usage expert que les armuriers étéocliens faisaient des meilleurs linotorci. Le vernis noir du métal poli contrastait avec le rouge flamboyant du manteau porté en cape, tombant sur les flancs de son cheval, lui aussi à la robe d’un noir de jais.

Casque sous le bras, il tira sur les rênes de sa monture devant la délégation en force. Et l’entrevue commença. Elle ne dura pas longtemps. Passé les formules de politesse et les introductions nécessaires à céder aux lois de l’étiquette et que personne ne faisait ici avec la moindre once de bonne foi, le héraut annonça les exigences de Nashera.

Zaherd ne put y répondre que par un rire tonitruant :

— Et vous ne voulez pas que je vous ouvre mon cul, après l’avoir badigeonné d’huile, non plus ?!

 

Face à la vaste assemblée réunie dans l’Agora, Zaherd ne riait cependant plus. À vrai dire, devant les conditions exigées par l’armée qui campait désormais devant les murs, il en aurait bien pleuré. Un retardataire demanda quelles étaient ces conditions si inacceptables et l’Impérius fit taire les réponses qui fusaient de partout pour les résumer d’une voix forte et sinistre :

— Ils exigent, dans l’ordre : la soumission de Mélisaren à Nashera par un accord de vassalité non négociable ; qu’on leur livre maitre Duncan le Doyen et tous ses assistants, pour avoir défiés le Concile Divin en cherchant un remède à la Rage et, enfin, une rançon de mille cinq cents barres de loss-métal, cinq mille barres d’argent, mais aussi mille cinq cents de nos filles de quatorze à vingt ans et mille de nos garçons du même âge, comme butin.

— Et ils ne veulent pas qu’on leur offre nos culs et le ventre de toutes nos femmes, tant qu’ils y sont ?! aboya un des tribuns parmi les officiers de l’aristocratie.

— C’est en substance ce que je leur ai répondu, lâcha Zaherd, le ton cependant grave. Et qu’ils devraient venir se servir eux-mêmes s’il leur restait encore quelque armée pour s’emparer de nos trésors et de nos femmes, quand ils se seront brisé l’échine sur nos murailles.

Le général Tulbagnus, autoproclamé puisque sa famille en était le principal contributeur financier, des cavaliers de la Garde du Blanc-Roc, symbole de la coalition des forces militaires des princes de Mélisaren, intervint d’un éclat de voix puissant :

— Le refus était évident et c’est ce qu’ils veulent ! Aucune cité-État ne cèderait devant de telles conditions de paix ! Ils veulent la guerre et c’est tout, donnons-la-leur !

Jawaad dérida un sourire noir vers Erzebeth, en commentant pour elle :

— Il a deviné cela tout seul, le fleuron de l’armée ?

La capitaine-corsaire souffla d’agacement :

— Mais que croient-ils, vraiment ?! Qu’on va négocier sur des exigences pareilles ? Autant les laisser piller la ville, je ne sais même pas si Mélisaren aurait de quoi payer un tel tribut.

— Ce n’est pas la question. On ne déplace pas une aussi vaste force de guerre pour négocier. Ils veulent prendre la ville par les armes ; une démonstration de puissance. Ainsi, toutes les autres cités-état de la côte accepteront les conditions de Nashera sans hésiter.

— Tu parles d’une invasion des cités libres de toute l’Etéocle ?

Jawaad opina, écoutant les échanges de l’Agora, secouée de clameurs et de cris vains, avant de répondre :

— Une annexion. Une fois Mélisaren tombée, les autres cités-États préfèreront prendre les devants. Elles ne tenteront pas de s’unir contre une force qui a tout l’appui de l’Hégémonie. Ils viennent pour raser la ville.

Erzebeth hoqueta :

— Que dis-tu ?!

— Je dis que le Régent Onaxaphore n’a pas envoyé toutes ses troupes pour simplement prendre Mélisaren. Il va la raser, pour s’assurer que toutes les autres cités-États cèdent sans même essayer de résister.

 


 

Les cornes et les tambours de guerre remplacèrent le feu de l’artillerie, annonçant la charge imminente. Eïm se prit brièvement à penser que l’aube naissante verrait peut-être bel et bien sa dernière heure, après tout. Il se l’était souvent dit, en plus d’un siècle, sans que ce ne fût jamais le cas au final, mais, à chaque fois, revenait la pensée fugitive de la mort. Car, après tout, si elle se dérobait à lui, elle ne se gênait pas pour happer dans ses mâchoires compagnons, camarades et amours. Un jour, elle se lasserait bien et ce serait son tour ; pourquoi pas ce matin ?

Le colosse suivait du regard l’évacuation désordonnée de la petite colonne qu’il avait mené jusque-là et qui avait réussi brillamment sa mission. À cinq douzaines, sous le couvert de la nuit et portant le plus léger possible, ils avaient pu parvenir au mouillage des navires de soutien et de ravitaillement de la puissante armée de Nashera. En une poignée de minute, une fois chacun des groupes en position, il avait suffi d’un ordre pour bouter le feu aux quais, aux barges et aux navires à l’ancre dans le bras calme du fleuve. Cela représentait une grosse dépense de poudre noire et de sang de feu, mais pour le résultat escompté, ce n’était pas cher payé. Ce qui eut un prix autrement plus dramatique survint quand les légionnaires nashériens, trop confiants et réveillés brusquement dans un chaos dantesque, se ressaisirent pour s’organiser puis repousser l’assaillant. Et celui-ci n’était constitué que de soixante hommes faiblement armés, qui n’avaient presque aucune chance de faire retraite face aux plusieurs centaines de légionnaires et d’auxiliaires qui leur tomberait dessus dès leur mission de sabotage menée à bien.

Cela, Eïm ne leur avait pas dit. Les plus jeunes de sa colonne de volontaires n’avaient pas besoin de le savoir, les vétérans n’avaient pas besoin qu’on le leur rappelle. Ce qu’il leur avait promis, cependant, c’est que Mélisaren viendrait les chercher à l’aube et ne les laisserait pas tomber. Mais le soleil perçait déjà la brume matinale en chassant la pénombre et rien ne venait. Le colosse serra les dents ; encore une promesse qu’il ne pourrait donc tenir ? Il se prit à maudire les premiers feux qui frappaient la surface du fleuve en un miroir aveuglant et annonçaient sans équivoque la fin prématurée de ces braves qu’il aurait donc conduits à la mort.

Le colosse eut juste le temps d’agonir d’injures les Étoiles quand quelque chose de massif voila les rayons de l’aube, se détachant au-dessus des eaux, tel un mastodonte imposant toute la masse de sa puissance écrasante. La seconde d’après, le colosse s’annonça bruyamment, dans le rugissement de ses moteurs à lévitation sollicités à plein régime pour gagner en altitude, assourdissant la clameur de l’assaut des légionnaires. Eïm hurla de joie, suivi par les survivants de son commando, en voyant surgir de la brume la forme massive du Cap-brisant, le plus puissant galion lévitant de Mélisaren. Et le redoutable navire n’était pas seul ; derrière lui, Eïm pouvait entendre aussi bien que distinguer deux autres colosses de bois et de toile quittant les eaux pour s’élancer dans les airs, eux-mêmes suivis de silhouettes plus petites et indistinctes.

Immédiatement, un des vétérans à ses côtés s’écria : « Le Défiant ! et là, le Bergamos ! ». Eïm n’attendit pas de reconnaitre les autres navires, poussant le premier homme devant lui, attrapant un second par le bras pour le diriger vers la berge, hurlant de toute sa voix de colosse :

— Ils sont venus nous chercher ! Rassemblez-vous, faut pas traîner ! Si vous devez choisir entre vos armes et vos camarades blessés, tant pis pour vos armes !

Un roulement de tonnerre assourdissant, strié de sifflements suraigus, dévora la fin de la phrase du guerrier. À quinze mètres au-dessus de sa tête, le Cap-brisant venait de faire feu de ses quatre-vingts canons de bâbord, dont plusieurs avaient vomi des boulets d’alarme, leur hurlement strident se propageant loin dans l’air matinal. La canonnade fut rapidement suivie de deux autres, tandis que les navires achevaient leur manœuvre de couverture pour aligner leur flanc face aux troupes ennemies. En un instant, les champs moissonnés de l’autre côté des rangées d’arbres se changèrent en un enfer de mort, de fumée et de terre retournée. Le massacre changeait de camp.

 


 

— Bien sûr que tu pourrais changer leur sort, idiote ! Personne ne le peut plus que toi, tu n’as pas conscience de ce que tu es capable de faire !

— Mais… mais ça… ça veut dire tuer, Sonia ! Je ne veux pas !

Lisa et l’éducatrice se trouvaient dans les jardins faisant face à la vaste volée de marches menant à l’Agora, d’où bruissaient encore les échanges animés, maintenant concentrés sur les stratégies militaires et la répartition des missions des forces armées de la ville. Assise dans l’herbe fraiche avec elles, Azur, depuis le début de l’échange, écoutait sourcils froncés, en apprenant autant par les non-dits de Sonia que par ses mots sur là où elle voulait en venir. Jawaad avait chassé ses esclaves dès que l’assemblée avait commencé. Il aurait pu laisser les intendants locaux leur trouver une occupation dans les communs de service, où tournaient nombre d’esclaves s’assurant que les tribuns et les invités aient à disposition le boire et le manger ; mais le maitre-marchand n’était guère prêteur et préférait les savoir non loin, à son service exclusif.

Azur allait faire une remarque, mais elle n’en eut pas le temps ; Sonia  attrapa la terrienne par le cou et l’attira violemment nez à nez face à elle :

— Que crois-tu avoir fait en sauvant Jawaad sur le bateau ?! S’il vit, c’est que tu as tué les hommes qui allaient l’abattre ! Et ne t’excuse pas de n’avoir pas voulu ça ; tu le voulais ! Tu as tué et c’est ce que tu feras encore s’il le faut !

— NON !

Il y eut une sorte d’impulsion dans l’air, comme s’il commençait à vibrer. Même à plus de trente mètres de l’Agora, il y avait assez de loss-métal dans les armes des gardes non loin pour alimenter le Chant de la jeune rousse. Sonia en fut pourtant surprise ; elle ne se serait pas attendue à ce que son élève soit capable d’entrer en résonnance avec le loss de si loin. Mais elle coupa court à tout ce que pourrait faire Lisa en comprimant violemment sa trachée :

— Pas de souffle, pas de son, pas de Chant ; maintenant, tu vas m’écouter, terrienne stupide, lâcha-t-elle d’un ton venimeux.

Azur siffla de colère à son tour :

— Sonia, arrête de suite !

— Sinon quoi ? Elle peut sauver ton maitre, te sauver, nous sauver, alors décide-toi : tu veux continuer à la materner comme une petite fille fragile ou qu’enfin elle prenne conscience de ce qu’elle peut faire ?

— Arrête de l’étrangler !

Sonia lâcha un rire, dégageant d’un geste dédaigneux du bras les mains de Lisa qui tentaient de lui faire céder prise, tandis qu’elle étouffait :

— Ça, oui, si tu y tiens ; je ne vais pas la tuer de suite. Puis elle reprit pour la jeune rousse, après avoir desserré son étreinte : écoute très attentivement… Tout ce que tu peux croire sur tes limites est vide de sens. Tu n’es pas un petit ruisseau chétif qui louvoie entre les prés ; le Chant de Loss coule en toi comme le courant d’un océan sous la tempête. Tout ce qu’il te faut, c’est du loss-métal en quantité, des barres entières, pour y puiser ton pouvoir. Et ça, sur les remparts de la ville, il y en a plus que ton esprit pourra même en ressentir, plus que tout ce que tu pourrais harmoniser. Et avec tant de loss-métal, rien n’arrêtera la puissance et la portée de ton Chant. Briser une troupe en charge, ce n’est rien de plus que le pouvoir qu’il t’a fallu pour souffler les flammes de l’incendie et repousser les décombres comme des fétus de paille. Demain, des hommes vont se battre et mourir, ton maitre et le mien vont risquer leur peau pour nous ! Moi je compte bien aider mon idiot de maitre à ne pas mourir ! Et toi, que vas-tu faire ? Pleurer avec les femmes en priant à l’abri des murs ? Soulager les mourants parce que tu ne sais même pas soigner qui que ce soit ? Servir la soupe aux blessés ? Foutaises !

— Ce… ce n’est pas mon monde ! je n’ai pas choisi de… d’être ici, Sonia !

La claque, violente et sonore, de l’éducatrice, frappa comme si elle-même avait oublié que la jeune terrienne, en retour, pouvait l’envoyer d’une seule note valdinguer à travers le parc… ou pire, si elle ne se contrôlait pas.

— Foutaises ! Tu y es, pourtant ! Personne n’a choisi et demain, personne ne décidera de mourir parce que ça l’amuse ! Ce sera la guerre, ce sera l’heure des fauves et des proies ! Alors tu choisis ! Tu veux être une draekya ou rester une pauvre sika ?!

Azur s’étouffa à voir la gifle rougir la joue de Lisa sans pouvoir arrêter Sonia et osa, fait exceptionnel, cogner sur l’épaule de l’éducatrice, assez durement. Celle-ci fronça un sourcil de surprise, mais s’en amusa plus qu’autre chose :

— Quoi, toi aussi tu aurais quelque chose à prouver ? Reste à ta place, ton talent ne sert à rien à la guerre. Pas comme elle.

— Et que crois-tu obtenir avec des gifles, hein ?! Oui, tu as raison ! Moi je serai derrière les murs, à prier et avoir peur, à essayer de soigner les blessés de mon mieux ! Je ne pourrais rien faire d’autre ! Oui, tu as raison, à la place d’Anis, pour sauver mon maitre, le tien, nous sauver tous, je monterai sur les remparts et je ferais tout ce que je peux pour envoyer tous ces hommes aux Abimes ! Mais elle n’est pas nous ! Je n’ai jamais tué personne, je ne sais même pas si j’en aurais le courage, Sonia !

Sonia se tourna sur Azur, tandis qu’Anis se remettait du coup, la tête sonnée :

— Et si tu avais le choix entre eux et ton maitre chéri, psyké, que ferais-tu ? Tu crois vraiment que ce serait le moment de te poser des questions de morale et de sensibilité ?

Azur soupira :

—  Non, bien entendu. Mais arrête de la gifler. Crois-moi, à cet instant, ça ne sert à rien, avant de se tourner sur Lisa, l’attrapant doucement par le bras, pour l’aider à se redresser et attirer son attention :

— Et cependant, Sonia a raison, Anis. Je ne sais pas bien ce que tu pourras faire et notre maitre te dirait sûrement de ne rien faire sans qu’il l’exige et surtout pas de te mettre en danger ! Et je te dirais pareil : les règles sont claires, un esclave qui fait du mal à un homme libre risque la mort. Mais pas quand c’est pour protéger son propriétaire ou ses proches, encore moins face à un ennemi quand c’est la guerre. Alors, oui, je t’en conjure, petite Anis, si tu peux faire quelque chose, demande à notre maitre et fait-le. Tu nous as sauvées, c’est beaucoup te demander, de recommencer encore. Mais on a vu ton courage… tu l’auras encore et, moi, j’ai confiance en toi.

Il y eut un long silence, que même l’éducatrice respecta. Sur les herbes du parc, celui-ci restait relatif ; cela continuait de clamer et crier non loin, derrière les colonnes et les murs de l’Agora, sans compter le brouhaha de la petite foule éparse de soldats et de civils qui eux aussi, à l’extérieur, attendaient des nouvelles et une proclamation publique. Lisa, la joue rougie, regardait vers les bâtiments, semblant absorbée dans ses doutes. Et il y avait de quoi ; la peur la tenaillait à un point tel qu’elle n’aurait pu parvenir à l’expliquer avec clarté. Cependant une chose était claire et elle en avait à cet instant une conscience aigüe : oui, elle pouvait et devait faire quelque chose. Ce monde était le sien, elle n’avait jamais perdu l’espoir d’y retrouver un jour sa sœur, si celle-ci était vivante quelque part. Ce monde était tout ce qui lui restait, qu’elle le veuille ou non. Elle devrait y survivre et se battre, désormais et plus simplement le subir docilement. Elle savait trop bien ce que c’était que de fuir et d’abandonner ; c’est ce qui l’avait conduite à la déchéance et aux portes de la mort sur Terre.

Un serpent vint lui mordre le cœur et se lover dans ses entrailles, tandis que l’idée se frayait un chemin dans son esprit. Tout ce qu’elle avait fait jusqu’ici, ces fameux actes de courage largement facilités par l’usage du Chant de Loss, qui faisait d’elle un démon autant qu’une sauveuse, elle ne l’avait jamais anticipé. Il était plus facile de se laisser guider par les événements et de réagir simplement sans réfléchir, en laissant l’instinct prendre le pas ; mais plus ici, plus maintenant. Désormais, Azur et Sonia lui intimaient de choisir et de prendre la décision et elle ne pouvait pas leur dire que c’était impossible. Parce qu’elle était la première à savoir qu’elle avait, ô combien, les moyens de se battre avec autrement plus de force que tous les gens enfermés derrière les murs de Mélisaren.

Mais elle allait avoir besoin de l’aide d’Orchys, plus que jamais. Elle finit enfin par rompre le silence, sans lever les yeux vers les deux filles :

— Vous… vous êtes… c’est tout ce que j’ai. Vous êtes mon monde… je le défendrais. Même si je dois tuer pour ça.

 


 

La canonnade, même à près d’un mille du fleuve, s’entendait avec un fracas assourdissant. Le feu de l’artillerie illuminait la brume matinale en la perçant de dizaines d’éclats bleus. De l’autre côté des champs, par-delà le vaste campement où stationnaient les légions de Nashera, c’était l’enfer qui se déchainait.

— Par les morpions qui hantent les couilles de mon aïeul ! Bientôt il n’y aura que les plus pouilleux des toshs pour survivre encore à ce foutoir !

Damas eut une brève mimique de surprise au franc-parler de Riargos, le vieux capitaine de fusiliers qui venait de lâcher la tirade. L’effet jurait aussi bien avec l’uniforme que le port altier du vétéran qui jusque-là avait plutôt impressionné le Jemmaï par son sens du commandement ; ceci dit, cela le rendait d’autant plus humain et sympathique. Après tout, il avait raison, tout le monde allait crever, là-bas, si le signal de la diversion n’était pas donné au plus vite.

Soudain, alors que la canonnade avait cessé, plongeant la compagnie entière du capitaine dans l’attente angoissée, un nouveau vacarme lointain se fit entendre, strié des sons suraigus de boulets sifflants. C’était le signal. Damas maugréa, épaulant son long mousquet :

— C’est pas trop tôt !

Le Jemmaï ne fut pas le premier à tirer, réservant cet honneur à Riargos, qui arma juste après avoir donné l’ordre du feu. Deux cents fusils crachèrent leurs balles de cuivre, en même temps que retentissaient les bruits sourds des mortiers dirigés sur le flanc du campement des légionnaires. À un peu plus de cent pas de là, les troupes et l’intendance, mal réveillés au petit matin par le premier assaut lointain ne comprirent pas ce qui leur arrivaient et se firent faucher par la première salve. Le temps de réaliser d’où provenait l’attaque, chaque fusilier avait changé d’arme ; la seconde salve fit quasi autant de morts, semant panique et dévastation parmi des troupes d’auxiliaires peu accoutumées au feu.

Abrités derrière les talus et les haies bordant les vastes champs, les fusiliers de la compagnie de Riargos préparaient la troisième salve, mais Damas voyait accourir les légionnaires hurlant leurs ordres et saisissant leurs scutums, leurs grands boucliers d’acier et de linotorci. La vitesse à laquelle ils s’organisaient était effarante et le Jemmaï réalisa que ses camarades n’auraient jamais le temps de recharger avant la riposte.

— Riargos, faut se barrer !

Le vieil homme, campé sur un coude, achevant de charger son fusil en s’aidant de la prothèse de bois et de fer lui tenant lieu de main gauche, aboya rageusement :

— On les aligne comme à la foire, pas question de manquer l’occasion !

— Ce sont des Ordinatorii ! Regarde ! Le temps que tu pointes ton flingue, ils auront formé leur mur de fer et tu auras à peine fini de tirer qu’ils chargeront ! On va se faire massacrer !

— Tu pisses donc dans tes jupes comme une pucelle devant sa première trique ?! Fais ton devoir et ferme-la !

Damas grimaça en se redressant légèrement, pour glisser en arrière de la butte qui lui servait d’appui :

— Tu as raison ; je vais faire mon devoir.

Sans prévenir, le Jemmaï étourdit le vétéran d’un coup sec sur la nuque avant d’asséner dans le même mouvement une droite cinglante à son officier en second, prêt à tirer, qui n’eut pas le temps de réagir. Attrapant le cor pendant au cou de Riargos, il y souffla à plein poumon avant de hurler :

— Feu de barrage ! On se replie !

Une centaine de pas en arrière, vers les remparts de Mélisaren, une autre compagnie d’archers de métiers, qui attendait l’appel du cor avec anxiété, lâcha ses traits, dans une mortelle pluie de flèches enflammées, chargée de couvrir la retraite des fusiliers. Attrapant le capitaine qu’il avait sonné, Damas s’attarda pour crier avec les autres sous-officiers et faire hâter la retraite. Comme il l’avait pressenti, les légionnaires s’avançaient déjà et formaient leurs carrés en un mur de boucliers impénétrables, se protégeant des balles et des flèches dans une parfaite coordination. Les premiers tirs de leurs lances à impulsion fendaient l’air et, chaque seconde, les carrés se renforçaient de nouveaux hommes se précipitant à la rescousse. Face à ça, les fusiliers, jusqu’ici chasseurs, allaient rapidement devenir les proies. Mal organisés, rendus trop confiants par leur succès initial, ils se repliaient en désordre ; déjà, les plus téméraires, ou simplement malchanceux, venaient de tomber aux premières salves.

Cependant, quelque chose clochait ; les légionnaires ne chargeaient pas. Pas que Damas s’en plaignit, tandis qu’il courait le long de la butte pour faire presser les retardataires, son lourd fardeau humain jugé sur son épaule ; mais les Ordinatorii semblaient attendre, dans un flottement incertain, un ordre qui ne venait pas. Le Jemmaï parvenait enfin à s’assurer de l’évacuation des derniers blessés quand il entendit des éclats de voix surpris et enthousiastes provenant des premiers fourrés derrière les champs en contrebas, dans la direction que prenaient tous les fusiliers pour faire retraite. Ayant enfin pu confier son fardeau humain à un solide gaillard qui ne voulait pas trainer sous les tirs, Damas fila voir la source de ces cris d’étonnement joyeux.

Traversant les fourrés, ce qu’il vit le figea net : au milieu d’un petit groupe de tirailleurs trônait Sonia, couverte de sang, vêtue d’une tunique et de bottines de toile et tendant à bout de bras la tête encore casquée d’un officier Ordinatori ! La scène était si incongrue que personne n’avait encore réalisé que son autrice était une esclave, mais ça ne tarderait pas. Damas aboya :

— On n’a pas le temps d’acclamer un exploit ! Évacuez, je veux voir tous vos culs passer les remparts indemnes !

Donnant l’exemple, il attrapa le poignet de Sonia pour l’entrainer à son tour, sans se retourner tant qu’il n’avait pas rejoint la compagnie d’archers qui se repliaient elles aussi vers les murailles et les deux poternes qui attendaient leur arrivée, avant d’enfin la regarder et lui parler :

— Tu avais un ordre, esclave, et ce n’était pas celui-là !

— Attendre de savoir si tu vis ou tu meurs à la fin de la journée ? C’est ce que ton ordre voulait dire, mon maitre… quel gâchis alors que j’aurais été si utile à tes côtés.

Damas fronça les sourcils et lâcha le poignet de son esclave pour lui agripper durement les cheveux et lui tordre le cou jusqu’à la mettre nez à nez avec lui. Sonia en gémit de manière équivoque.

— Tu aurais dû me le dire, Sonia. Tu sais ce que tu risques et je ne parle pas d’avoir joué avec ta vie en allant couper cette tête !

Sonia soupira encore et lâcha un sourire venimeux :

— Si tu avais su que je savais me faufiler et tuer comme un vrai petit sicaire, tu m’aurais cru, mon maitre ? Il était plus sûr que je t’en fasse la démonstration, l’occasion était fort belle.

Damais tira sur les cheveux de son esclave, avant de la lâcher brutalement. Son regard assombri se changea en amusement :

— Je ne vais pas oublier de te faire payer ça et je sais très bien que tu adoreras. Mais tu as sauvé du monde avec cette tête. Si on te demande, tu m’as obéi ; moi c’est ce que je dirais. Et ne me refais jamais cela sans me prévenir !

Sonia éclata de rire, suivant Damas qui traversait les champs vers les premiers sentiers au pied du socle rocheux sur lequel était bâti Mélisaren. Il n’y avait pas eu trop de morts en fin de compte, mais beaucoup d’archers et de tirailleurs ramenaient des blessés… et il manquait au moins la moitié des mortiers, laissés sur place pour ne pas finir massacrés par les légionnaires. Ce fut Sonia qui brisa le silence, tandis que Damas rejoignait la troupe hétéroclite qui passait la poterne en désordre.

— Je dois donc mentir, mon maitre ?

— Comme si cela te dérangeait …

Sonia lâcha encore un rire, tandis qu’elle montrait la tête du lieutenant Ordinatori, tel un trophée aux hommes présents. Elle ajouta, pour Damas :

— Parfois, c’est plus facile de se faire pardonner, que de demander l’autorisation, n’est-ce pas ?

Cette fois, ce fut au tour du Jemmaï d’éclater de rire. Après tout, lui-même s’était causé assez d’ennuis pour endosser ceux de Sonia sans trop avoir à s’en préoccuper.

 


Eïm se laissa tomber sur le pont, dos vers le ciel, après avoir achevé de hisser le dernier blessé. Il crut pouvoir goûter enfin à un peu de repos, mais il eut à peine le temps de reprendre son souffle qu’il reçut un plein seau d’eau sur la face et le torse.

— Ha, mais foutraille, qui a fait ça ?!

Le coupable se tenait droit, le seau en main, fixant le colosse avec un sourire en coin :

— Ce n’est pas le moment de te reposer.

— C’est toi, qu’on appelle Jawaad, le maitre-marchand, c’est ça ?

Jawaad hocha à peine la tête et tendit le bras pour aider Eïm à se redresser. La comparaison entre les deux hommes, une fois le colosse debout, était frappante. Les bras du géant devaient faire le double du ceux du marchand et, alors que Jawaad faisait environ deux mètres de haut, Eïm le dépassait encore d’une tête.

— C’est ça, commenta seulement Jawaad. Il lâcha la main du colosse pour se diriger sans l’attendre vers la passerelle, lui lançant au passage : bouge-toi avec tes hommes. On doit dégager !

— Tu ne serais pas aussi un sale con ?!

Jawaad répondit sans se retourner :

— On le dit.

Rejoignant la barre, Jawaad donna ses ordres pour diriger la manœuvre en ignorant le géant. Il était urgent de redescendre le fleuve vers Mélisaren. Le maitre-marchand s’était proposé d’être en tête des trois navires d’évacuation qui seraient escortés par des galions de guerre, pour ramener en sécurité le commando dirigé par Eïm. Les deux autres étaient des caravelles lévitantes, moins bien armées encore que la Callianis. Chaque bateau tirait une barque fournie en rameurs, chargée d’aller chercher les soldats survivants. Le tout devait se faire sous les canonnades de l’escorte et les ripostes de l’artillerie adverse. Les balles sifflaient de toute part, passant très près des marins. Quant aux boulets, ils explosaient en gerbes violentes dans les eaux du fleuve et commençaient à se faire plus précis et plus nombreux.

Eïm réalisa que la situation risquait en effet de déraper rapidement. Il suffisait que deux ou trois des vaisseaux d’escorte des légions de Nashera soient plus véloces que prévu et contournent les trois galions de Mélisaren pour les prendre de flanc ; il ne donnerait alors pas cher des navires d’évacuation. Le colosse aurait bien souhaité prendre cinq minutes pour souffler et s’occuper de ses plaies cuisantes, mais il y renonça pour venir prêter main-forte aux marins qui achevaient de hisser tout le monde à bord et amarrer la barque.

Pour la barque, l’effort fut réduit à néant. Alors que les marins s’activaient pour préparer la Callianis à redescendre le fleuve, un tir plus chanceux, ou plus précis que les autres, désintégra l’embarcation en autant d’éclats qui vinrent entamer la coque du skipper et blesser plusieurs hommes. Depuis la barre, Jawaad hurla :

— Pleine puissance aux moteurs ! Poussée arrière !

L’ordre fut relayé avec les mêmes cris, tandis que les boulets sifflaient toujours plus, sans pouvoir couvrir le grondement assourdissant du feu roulant des trois galions qui vomissaient l’enfer à l’aveugle sur les champs. La Callianis se leva brutalement, creusant un trou dans les eaux calmes de l’Etéocle comme si elle voulait en percer les profondeurs, avant de remonter sa proue puis tout le reste de son élégante structure vers le ciel, en prenant lentement de la vitesse, malgré une brise bien trop faible pour la pousser à bon port.

Sur le pont, c’était la cohue. Les soldats sous les ordres d’Eïm n’avaient, pour la plupart, jamais mis un pied sur un navire lévitant et voilà qu’ils se retrouvaient à bord au moment d’une des manœuvres les plus périlleuses que pouvaient faire ces embarcations. Pour la plupart épuisé, en état de choc ou blessés, ils s’agrippaient là où ils pouvaient, compliquant la tâche des marins qui eux-mêmes avaient déjà fort à faire. Et le chaos s’amplifia quand, loin depuis l’autre côté du chemin de halage et des premiers champs, des boulets vinrent se fracasser contre la Callianis, jetant encore d’autres débris mortels sur le pont et semant une confusion de plus en plus incontrôlable parmi les hommes déjà rudement secoués.

Mais le colosse ne pouvait qu’assister au spectacle, sans rien pouvoir y faire, sauf crier des ordres, retenir des bras tendus, se pousser pour dégager le passage et relever des hommes tombés. Toute sa force, toute sa vaillance et son expérience centenaire des champs de bataille ne lui servaient à rien. Sur un bateau et sous le feu, on ne pouvait que prier sa chance et essayer de rester en vie : il n’y avait nul ennemi à portée de ses haches, seulement la mort aveugle qui fauchait au hasard de qui se tiendrait sur sa route.

Jawaad attrapa la barre pour aider son timonier à la faire tourner, forçant sur la gouverne, pourtant soutenue par des mécaniques servoélectriques chargées d’orienter les flux de lévitation. Au final, ils n’étaient pas trop de deux à pousser de tout leur poids pour forcer la Callianis à virer de bord. Les marins se démenaient pour ramener les voiles et suivre la manœuvre lof pour lof ; tous saisi par la peur de se retrouver sous le feu direct des navires de l’ennemi, ils n’avaient sans doute jamais travaillé si vite, mais Jawaad ne les attendait pas. Tant pis si leur tâche deviendrait autrement plus complexe quand le clipper serait face au vent ; il n’avait pas l’occasion de s’en soucier dans l’immédiat.

La vigie se mit à hurler en gesticulant de toutes ses forces :

— A un demi-mille, à sept heures !

Il n’eut pas besoin d’en dire plus. Depuis la poupe, une bonne partie du monde pouvait voir se dresser par-dessus les rangées d’arbres les silhouettes massives de deux galions d’escorte nasheran, tous les sabords ouverts. Ils étaient encore trop loin pour faire feu, mais avaient pris bien assez d’élan pour parvenir à déborder les vaisseaux de Mélisaren. Et il n’était pas difficile de deviner que leur cible privilégiée, c’étaient les caravelles d’évacuation et la Callianis.

Jawaad lança ses ordres sans lâcher la barre :

— Levez les fanions ! Qu’ils couvrent notre repli et nous suivent, on décroche maintenant !

Eïm cavala en grimpant les marches vers la passerelle quatre à quatre :

— S’ils nous suivent, ils vont lancer leurs légions ; pour eux, la bataille a commencé !

Jawaad se redressa en regardant son vaisseau prendre enfin de la vitesse. Les caravelles suivaient la manœuvre péniblement, mais le Défiant avait vu les fanions d’alarme et se décalait en couverture, flanqué du Bergamos :

— Et ils auront prévenu la flotte navale… On fonce droit sur le port fluvial, Zaherd nous attend.

— Misère, soupira le colosse. La journée va être longue.

 


 

Lisa fixait Orchys dans le silence surnaturel de fin du monde qu’était le décor de leurs rendez-vous oniriques. À l’horizon, une explosion aux proportions hors-norme était figée dans sa dévastation, à la seconde où elle oblitérait Antiva, en même temps que des dizaines de milliers d’hommes, qu’ils soient les assiégés ou les assaillants prêts à marcher sur la cité.

La jeune terrienne avait bien tenté de changer ce décor d’un effort mental soutenu, mais rien n’y faisait. C’était le seul paysage possible à ces rencontres, où les deux seuls êtres à sembler vivre étaient l’antique combattante de légende et elle-même. L’apocalypse comme seule perspective visuelle était troublante, mais, cette nuit, cela l’affectait particulièrement. Orchys le sentit :

— Quelque chose te perturbe profondément.

— Tu sais que c’est la guerre ici…

— A-t-elle commencé, Lisa ?

La jeune femme fit un oui de la tête, soupirant profondément :

— Tu ne vois pas mon état réel ; sinon tu n’aurais pas posé la question. Hier, des bateaux ont bombardé la ville… et les armées de Nashera sont devant les murs de Mélisaren. J’ai… j’ai aidé des gens, j’ai sauvé mes amis, j’ai fait ce que j’ai pu. Je… voudrais tellement être ailleurs, loin d’ici !

Lisa se laissa tomber, assise sur le talus herbeux, dos au spectacle de mort, figé dans le temps, qui remplissait le ciel. Orchys suivit son mouvement dans le tintement métallique de son armure, et se pencha sur la terrienne, bien plus petite qu’elle, comme pour venir la couvrir d’un élan protecteur :

— La guerre a tellement fait partie de ma vie que j’ai parfois du mal à me rappeler l’époque où nous étions en paix. Pourtant, jamais je ne l’ai souhaité, je n’en voulais pas, pas plus que de devenir commandeur d’une armée avec la responsabilité de mener des hommes au combat et, souvent, les envoyer à la mort. Mon dernier acte funeste, je ne l’ai pas fait pour gagner, pas plus que pour détruire mon ennemi. Je l’ai fait pour mettre fin aux ravages de la guerre, une fois pour toutes, parce qu’il n’y avait plus d’autre solution… enfin, je le croyais. Nous savons toutes les deux à quel point cette décision fut démente, maintenant. Personne de sensé ne souhaite la guerre. Il n’y a aucune sagesse, là-dedans.

Orchys fit une pause et passa finalement son bras autour des épaules de Lisa, avant de continuer :

— Tu n’es pas moi et ton époque n’est pas la mienne, je le sais. Mais tu n’as rien choisi, la guerre n’est souhaitée que par les fous et tous les autres ne peuvent que la subir et trouver comment y mettre fin. De toute manière, rajouta Orchys d’un sourire entendu et tendre, tu ne peux pas fuir, n’est-ce pas ? Jawaad a décidé qu’il ne le pouvait pas non plus et nous savons toutes les deux que, lui, tu n’auras jamais la force de l’abandonner.

— Ma décision était… enfin, tu le sais déjà, tu es dans ma tête. Il n’y a pas que pour lui, mais aussi toutes ces personnes que j’apprends à aimer et moi, je peux changer les choses… enfin, je crois.

— Alors, quels conseils es-tu venu me demander ?

Lisa soupira encore, hésitant presque à sa question, avant de tourner la tête pour se retrouver nez à nez avec celle de sa compagne onirique :

— Comment faire pour arriver à… tuer des gens ?

Orchys opina et resta songeuse, un instant. La question était vaste et lourde de sens. Bien plus encore que son élève pouvait le penser :

— Tu as appris à ressentir et voir à travers le Chant de Loss… les fils de pouvoir et les lignes de force qu’il dessine partout, y compris à travers les êtres vivants. C’est un outil merveilleux et utile, mais il ne va pas sans de terribles contreparties. Faire du mal aux êtres vivants avec le Chant de Loss impose un lourd prix à payer.

— Quel prix, Orchys ?

— Tout ce que tu fais subir par le Chant de Loss, de manière directe, aux gens que tu vas blesser… tu le ressentiras. Pas comme si tu étais à leur place, non. Mais tu le vois, tu l’entends, tu le sens, comme si tu regardais de près. Tu assistes à leur agonie avec une conscience aigüe que tu leur arraches leur si précieuse vie et de quelle manière elle les quitte.

Lisa grimaça d’effroi :

— C’est horrible !

— Oui, c’est pour cela que je te dis ce qui t’attend si un jour tu le fais. Mais tu ne vis pas cet effet quand le Chant de Loss modifie l’environnement, de manière aussi violente soit-il, et que ce sont les choses que tu affectes qui leur font mal, et non directement ton Chant. Ironiquement, c’est aussi souvent de cette manière-là que le Chant est le plus puissant, comme le Chant de Rage. Mais ce dernier ne suffirait pas à contrecarrer une armée.

Orchys fit une pause, détaillant le regard de la jeune terrienne, aussi vert que le sien, presque comme s’il en était le reflet, seulement altéré par la différence d’assurance entre les deux femmes :

— Je vais t’apprendre le Chant du Gouffre, Lisa. Il n’y avait pas beaucoup de Chanteurs à mon époque à être capables d’appréhender ce Chant, encore moins d’en user. Mais tu as appris vite jusqu’ici et tu résonnes avec le Chant de Loss comme vous ne faisiez qu’un. Cependant, tu dois avoir conscience, avant de t’y essayer, qu’il mettra ton esprit à l’épreuve, autant que ta résistance physique… et que tu devras bien choisir quand tu voudras en faire usage, car tu en payeras le prix, que tu réussisses ou que tu échoues.

 


 

Dans l’obscurité nimbée du voile bleu d’Ortentia, Jawaad gardait les yeux ouverts, fixant sa jeune esclave terrienne endormie tête sur son torse, sa masse de cheveux roux tombant en cascade contre son bras. Ce qui le tenait éveillé n’était pas l’angoisse de la bataille à venir. Celle-ci allait exiger que tout le monde soit fin prêt au cœur de la nuit et, sur le pont, dormait, pour encore une poignée d’heures, une partie de la troupe de commandos qui allait tenter de passer les lignes Nashérienne pour saboter leurs navires de ravitaillement. Jawaad connaissait assez précisément le plan :  faire paniquer l’intendance et les auxiliaires, puis déstabiliser les légionnaires par deux fausses attaques-surprises ; enfin, évacuer le commando une fois sa mission achevée. L’armée ennemie se croirait attaquée et répliquerait en marchant sur la ville. Zaherd achèverait alors de refermer le piège, au pied des murs de la ville, avec ses cavaliers lourds, ses légions d’artilleurs et de fantassins et les armes secrètes d’Yvain sur lesquels il comptait particulièrement. Zaherd était sûr de son plan ; Jawaad en était moins convaincu. Cela dépendait de trop d’aléas dont l’Imperius avait décidé de ne pas tenir compte.

Non, ce qui gardait Jawaad éveillé était autrement plus intrigant et étrange aussi. Et sans comprendre réellement les détails du phénomène, il se surprit à l’observer avec passion, mais aussi avec une véritable crainte respectueuse et pour cause. Car malgré toutes ses vastes connaissances théoriques sur le Chant de Loss, il ignorait que ceci puisse arrive.

Azur, roulée en boule de l’autre côté du lit, s’éveilla à son tour, avant de se figer, surprise, en fixant la chambre. Elle ne réalisa pas tout de suite ce qu’elle voyait, encore embrumée par le sommeil et manqua pousser un hoquet, interrompu par un signe silencieux du maitre-marchand.

Tous les objets légers flottaient dans la pièce, comme s’ils étaient mus d’une vie propre, au gré d’une danse paresseuse, dans un lent mouvement rotatif. Se joignaient à cette farandole presque fantomatique aussi bien les bottes de Jawaad, que sa chemise ou encore les sandales d’Azur et sa tunique de soie, mêlé aux papiers et plumes du bureau et à un service à thé complet, lui-même précédé par un bouquet de fleurs, vase inclus, qui se joignait à la ronde. Autour du cou et des poignets de Lisa, ses bijoux luisaient d’une faible lueur bleue, comme le pendentif posé sur la poitrine de Jawaad. Le silence n’était percé que d’un seul son, un doux fredonnement, mais dont la gamme, même aussi faible, semblait inhumaine.

Azur réalisa alors et murmura, la voix angoissée :

— Maitre… elle… elle Chante ?! En dormant ?

Le maitre-marchand fit un signe de tête en répondant dans un souffle :

— Orchys est en train de lui montrer quelque chose, dans son rêve. Je n’ai aucune idée de quoi…

 

 

 

 

 

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