— Merde !

Elena avait lâché le mot de Cambronne sans réfléchir. Au brouhaha de cliquetis des armes et des bruits de bottes, les soldats du bey affluaient au fond du couloir, coupant toute possibilité de retraite. Le plan audacieux de Janus, qui avait jusque-là si bien fonctionné, venait de s’effondrer lamentablement.

— Intéressant, lâcha Yvain vers Elena, lui aussi dans un français correct, cependant mâtiné d’un accent allemand. Il reprit aussitôt en athémaïs : ne croyez pas que je ne vous sois pas reconnaissant d’être venu me sortir de là, mais… on fait comment maintenant ?

Janus se retourna, sourcils froncés, vers l’entrée des geôles de la Maison Himan, qui ne donnait sur rien d’autre que la petite salle de garde et les cellules puantes de la forteresse. Étalé contre le râtelier dont le contenu s’était répandu au sol dans un fracas épouvantable, se trouvait le maton qui avait eu l’idée saugrenue de revenir trop tôt d’aller pisser. Il avait donné l’alerte, en criant comme un sika qu’on égorge, quand il était tombé nez à nez avec deux malandrins et le plus précieux prisonnier du Bey.

Elena semblait prête à en découdre. Le voleur avait dans l’idée qu’elle n’hésiterait pas une seconde à se tailler un chemin sanglant à travers toute la garde, si sa liberté était à ce prix, mais il n’avait vraiment pas envie de le vérifier. Ces soldats étaient nombreux, organisés et bien armés ; et ils étaient chez eux, ils connaissaient les méandres du palais autrement mieux que quiconque. Arriver à fuir devenait de plus en plus vain, et l’affrontement aurait toutes les chances de mal finir. Non, y aller en force, en espérant repartir par là d’où ils étaient venus, n’était pas une bonne idée ; il y avait forcément une autre solution pour exploiter les talents de sa camarade plus efficacement et s’en sortir en vie. Janus s’exclama soudain, joyeusement :

— J’ai une idée !

 


 

La question avait hanté l’esprit de tous les officiers de la vaste flotte qui s’engageait dans le golfe de l’Étéocle ; Nashera oserait-elle risquer un conflit ouvert avec l’Athémaïs ?  Ses vaisseaux de guerre y apportèrent une réponse tonitruante. Ce furent les navires d’escorte de l’Imareth, se positionnant en flottille pour couvrir la colonne des galions marchands de Samarkin et d’Armanth, qui furent les premiers sous le feu.

Les princes-pirates de l’Imareth, tout du moins ceux qui avaient bien voulu négocier avec les Maîtres-marchands du Conseil des Pairs, avaient délégué une flottille de sloops et de goélettes, principalement ; des navires légers et rapides, mais qui, en termes de taille et d’équipage, ne faisaient pas le poids face à des galions de guerre. Ceci dit, leur capacité de manœuvre, l’expérience de leurs marins et les tactiques de combat bien rodées des forbans qui commandaient ces vaisseaux compensaient efficacement leur faiblesse. La ligne de Nashera, se portant à la rencontre de la vaste flotte d’Armanth pour lui couper toute avancée possible, était pensée pour une joute frontale. Les pirates, eux, n’avaient pas l’intention de jouer au même jeu. Ce serait semblable, songea Davio, à la mêlée de griffons rapides et agiles harcelants de puissants et lents ghia-tonnerre.

Le capitaine de l’Asphodèle ne s’était pas attardé à savoir comment tournerait la bataille et avait mené son vaisseau aussi loin que le vent voulait bien lui accorder dans le golfe. Il connaissait bien les pirates de l’Imareth et leurs tactiques. Il avait été des leurs et il n’avait guère besoin de les voir en action pour savoir comment cela finirait ; il était aussi très bien placé pour savoir que désormais, il y avait une chance sur deux pour que, ayant touché leur généreuse avance pour se mêler de cette affaire, les capitaines de la flottille ne désertent dès le premier engagement en laissant les galions de l’Athémaïs se débrouiller seuls. Ceci dit, ça ne le regardait pas non plus ; si les Maîtres-marchands n’avaient pas anticipé la ruse grossière et commune de la part des princes-pirates, ils ne méritaient pas leur titre.

Mais une chose était claire pour le capitaine, tandis que résonnaient dans le lointain les détonations assourdies des canonnades qui ne laissaient aucun doute que la bataille navale battait son plein depuis des heures : la nuit qui venait serait longue, risquée et ardue.

Alterma rejoint Abba sur le pont, tandis que mouraient les derniers rayons du soleil. Il était accoudé au bastingage et caressait distraitement la tête rousse de Jaspe, assise à ses pieds, les jambes pendantes par-dessus bord. La terrienne faisait une moue quelque peu revêche, mais se laissait faire et semblait ne pas trouver cela désagréable. La comptable lui adressa un sourire avant de se tourner sur l’esclavagiste :

— On n’allume pas les lumières, ce soir ?

Abba regarda le pont, qui plongeait en effet dans l’obscurité, ce qui n’allait pas rendre simple le travail des matelots. Il fronça les sourcils, réfléchissant un instant, avant de répondre :

— C’est comme pour les caravanes, dans le désert, quand on craint une attaque de bandits. La lumière alerte de loin l’ennemi et lui montre où on est. Davio doit se méfier de la même chose : si le bateau est éclairé, tout le monde pourra nous trouver et se lancer à notre poursuite.

— Mais comment les marins vont faire pour manœuvrer ?

La réponse vint d’un quartier-maitre, un vieux bonhomme aux muscles épais et saillants malgré ses rides et sa barbe délavée de gris jaune, qui se penchait vers l’horizon, pour guetter, lui aussi :

— On va réduire l’allure, ma belle petite dame. On va arriser les voiles et diminuer la prise au vent. On filera moins vite, mais ça f’ra ça de moins à gérer pour la nuit. De toute manière, la nuit, on réduit toujours la voilure ; c’est qu’on y voit goutte, hein. Mais ce soir, on doit se faire oublier, pareil à un chat planqué dans l’noir.

Damas se tourna à son tour, l’air toujours grave, ce qui chez lui donnait un rictus assez inquiétant :

— Et si cela ne fonctionne pas ; si on est repéré ?

Le vieil homme haussa les épaules :

— Comme font tes caravaniers, dans le désert ?

Le colosse grimaça un sourire :

— Une question par une question ? Mais soit. Quand ça arrive, si on a eu le temps de donner l’alerte, ce qui arrive souvent, car on a des vigiles et des chiens, on remballe en quatrième vitesse et on détale aussi vite que possible.

— Ben pareil pour nous. Et si ça d’vait arriver, croit-moi que tu n’as encore rien vu quant à rendre tripes et boyaux.

Abba allait ajouter quelque chose qui n’aurait pas été particulièrement amical après la remarque du maitre d’équipage, mais ce fut Davio qui l’interrompit, le ton débonnaire :

— Ce n’est pas toi, Ishmen, qui me racontais que la première fois que tu as joué à ce jeu d’esquive, tu en as dégueulé du sang et pissé dans tes braies tellement ça secouait ?

Le capitaine souriait, tirant sur sa pipe, sur laquelle il tenait sa main en paravent. Le vent forcissait un peu et Davio hésitait encore quant à savoir si ce serait un avantage ou pas.

— Ha ça, répondit le quartier-maitre. J’l’ai pas oubliée, cette histoire-là, même si ça fait trente ans depuis. Après ça, on n’a plus jamais envie de s’y frotter de nouveau.

Abba n’avait guère aimé la réponse. Au vu de la tête déconfite que lui adressa Alterma au passage, cette dernière n’était guère rassurée non plus par l’avertissement du vieux marin. Il n’y avait bien que Jaspe à sembler ne pas trop se soucier de ce qui attendait l’Asphodèle pour la nuit ; sans doute assez simplement parce qu’elle n’avait pas les connaissances en athémaïs suffisantes pour comprendre la discussion. Le capitaine reprit, se voulant rassurant :

— Nous avons pris bien assez de champ et le golfe est vaste ; nous avons toutes les chances de nous faufiler sans risque cette nuit. Je m’inquiète plus des vents que de poursuivants éventuels ; Nashera a d’autres chats à fouetter que nous. Aussi, essayez d’en profiter pour dormir le plus possible. C’est demain que les choses se compliqueront, à l’approche du port.

— Que voulez-vous dire, demanda Alterma ?

—Mélisaren est assiégée, aux dernières nouvelles. Si la flotte est dispersée, madame, le plus difficile et dangereux sera de parvenir à approcher et accoster sans nous retrouver pris sous le feu.

 


 

— Comment ça, il est en prison ?!

Cénis sursauta à l’éclat de voix d’Elena, tandis qu’elle était en train de servir le déjeuner. Depuis deux jours, grâce aux talents de Janus et de ses contacts, l’aisance des moyens de la maisonnée s’était remarquablement améliorée. Pour éviter la curiosité du voisinage aussi bien que celle d’Ezio et des autres princes de la Cour des Ombres, le voleur, en bon roublard prudent, n’avait refourgué que quelques pierres et babioles venues des ruines Anciennes, ici et là, prenant soin de ne jamais en demander trop. Le reste des trésors ramenés jusque-là était stocké dans de simples caisses et sacs de toile, dans une planque secrète au fond de la cave.

Pour le repas, Cénis avait ainsi pu dépenser quelques andris pour un plaisir qu’avait réclamé Elena : de la viande de bœuf en quantité, de l’entrecôte fraiche et tendre, simplement grillée au feu avec quelques herbes. L’esclave avait fait frire une poêlée de qasits en tranches comme garniture et acheté des applerines séchées en dessert, ainsi qu’une bouteille de vin pour accompagner le tout. À son grand plaisir, la terrienne lui avait dit de prévoir sa propre part, plutôt que de la nourrir de gruau ou d’une modeste soupe. Janus avait fait une remarque acerbe à ce sujet ; après tout, depuis quand nourrit-on une esclave de mêmes mets que ses maitres ? Mais Elena l’avait rembarré sans ménagement sur le sujet et le voleur avait vite abandonné l’idée d’expliquer à la terrienne que, non, ça ne se fait pas, traditionnellement, pas plus que de faire manger une esclave à la table de ses maitres, ce que à quoi Cénis elle-même, particulièrement conditionnée, s’habituait difficilement.

Janus prit le temps de mâcher et engloutir une grosse bouchée de pain frais avant de répondre, trop occupée à se régaler pour être prompt à répondre. Devant le regard insistant et un peu inquiétant d’Elena, il finit par prendre la parole, la bouche pleine :

— Ben en taule, au trou, dans un cul de basse-fosse, quoi ; encore que je doute qu’on l’ait jeté dans une oubliette. À mon avis, Samir Himan veut juste le faire pourrir un moment en cage avant de le forcer à travailler pour lui.

La terrienne se pinça le nez :

— Finis ton assiette et explique-moi en détail. C’est toi qui m’a dit qu’il nous fallait cet homme et maintenant, tu me dis qu’il est en prison…

Cénis, installée sur un tabouret à côté d’Elena, se pencha, interloquée :

— Samir Himan… vous voulez parler du Bey Himan, le seigneur des collines de Samarkin, maitre ?

Janus hocha la tête :

— Ouais, c’est lui ; enfin, le fils, précisément, depuis que le père tremblote dans ses frusques et sait plus aligner trois mots. Ceci dit, l’histoire concerne la dernière épouse du paternel en question.

Elena jeta un regard agacé vers le voleur. Janus aimait bien ménager ses effets et sa pause bien choisie suscitait l’impatience de la terrienne, autant que celle de Cénis. Une fois qu’il eut capté leur attention, satisfait, il se décida à reprendre son histoire :

— Yvain le Poète porte bien son surnom, mais pas pour ce que l’on peut croire. C’est un séducteur qui ne sait pas garder sa queue dans son pantalon ; il drague dès qu’il peut et il s’avère qu’il est vraiment doué, mais il ne s’inquiète guère de qui il séduit. Il a déjà été chassé par un prêtre de l’Église, sa tête mise à prix par un bourgeois cocu, poursuivi par les hommes de main d’un pirate, il a bien dû se taper quatre ou cinq duels avec des maris fâchés ou des fiancés éconduits et encore, je ne connais pas tout. Il a même dû s’acquitter d’une petite fortune pour avoir volé et affranchi une esclave des plaisirs. Bref, il a remis ça, encore une fois. Le vieil Himan s’était récemment remarié avec une petite donzelle de famille princière, va donc savoir pourquoi, vu que la seule chose que peuvent encore faire ses couilles, c’est sonner comme des petits grelots secs. Yvain a, semble-t-il, séduit la gosse tandis qu’il travaillait pour la famille du Bey et il s’est barré avec elle.

— Et il s’est fait ainsi attraper et jeté en prison, demanda Elena ?

— Ouais, poursuivit Janus. La Maison Himan a le bras long et a réussi à mettre la main dessus ; faut dire que les protecteurs habituels d’Yvain doivent, à mon avis, en avoir ras le cul de couvrir ses conneries et ont dû préférer ne pas se mettre en travers des hommes du Bey. Bref, c’est le fils qui l’a fait jeter dans ses geôles privées. Vu que personne ne s’est trop soucié de la petite princesse en fuite, mais seulement d’Yvain, m’est avis que le fils en veut à son génie ; et quoi de mieux pour se le garder sous la main, non ? Mais forcément, ça ne nous arrange pas. Bon, on peut trouver quelqu’un d’autre, hein. Ça prendra un peu de temps et c’est tout.

— Tu ne m’a pas dit que c’était le meilleur que tu connaisses ?

— Ben oui, et je suis vraiment sûr de moi, mais de suite, c’est moins intéressant maintenant qu’il va pourrir dans les cages du palais d’Himan pour un moment.

Elena fronça les sourcils et vida sa coupe de vin, avant de fixer le voleur, avec un petit sourire :

— Eh bien, c’est simple : on va le chercher et on le sort de son trou.

Janus s’étouffa brutalement et il fallut l’aide de Cénis pour qu’il parvienne en s’en remettre, à grand coup de tapes dans le dos. Toussant une ou deux fois, il se reprit au mieux, fixant sa collègue les yeux ronds :

— Tu… tu plaisantes, hein ? As-tu seulement idée, par les Hauts Seigneurs, de ce qu’il va falloir faire ou organiser pour ça ?! Non, mais là, faut être dingue, quoi !

Elena remercia son esclave d’un sourire pour sa prévenance, regardant le voleur qui s’emportait brusquement. Elle répondit calmement, continuant à déguster son vin :

— N’es-tu pas désormais un Baron de la Cour des Ombres ? Que je sache, cela veut dire que tu vas devoir te créer une cour bien à toi, comme tu me l’as plusieurs fois expliqué, avec des gens de confiance et des hommes de qualité. Yvain le Poète serait de ceux-là et te serait redevable ; il ne pourrait échapper à la dette qu’il aurait envers toi et entre ses talents et ses contacts. Voilà un homme de qualité à avoir dans tes rangs… Si tu dis tout cela à Ezio, et je sais très bien que tu sais comment lui parler, il nous aidera à organiser une évasion, si c’est possible, non ?

La terrienne avait bien choisi ses mots, si on oubliait son accent encore maladroit. Janus ravala sa colère, qu’il était prêt à laisser exploser devant la proposition insensée de sa camarade. Vu comme cela, peut-être qu’en effet, avec de la chance et un peu d’audace, l’enjeu valait bien le risque. Et il pouvait très bien demander ce service au Prince de la Cour des Ombres en paiement de l’assassinat d’Omar. Quelques informations et un peu d’aide contre un mort, ce n’était pas un prix trop élevé et il saurait négocier au besoin. Le voleur souffla un coup et se reprit :

— Soit, je marche. Mais par contre, quoi qu’on fasse, tu viens avec moi. Tu es mon fursa si les choses dérapent.

— Ton quoi ?

— Mon fursa : ma pièce de chance, mon porte-bonheur, mon atout secret. Si quoi que ce soit se passe mal, je sais qu’avec toi, il reste des chances. Ça te va ?

Elena acquiesça, avant d’ajouter :

— De toute manière, la question ne se posait pas en ce qui me concerne : je ne vais pas te laisser courir un risque pareil sans veiller sur toi.

Janus éclata de rire :

— Je sais très bien que tu penses surtout à tes propres intérêts, mais je vais prendre ça comme un compliment !

 


 

Dans le souffle du vent fort qui faisait mugir et grincer les voiles, le sifflement strident des boulets passa pratiquement inaperçu et Davio, en train de crier ses ordres pour essayer de reprendre le contrôle du navire que les vagues poussaient à la côte, n’avait aucune chance de l’entendre. Si Jaspe perçut bel et bien un son, elle ne comprit que trop tard son origine ; elle eut à peine le temps d’un cri et de se jeter sur Alterma pour l’entrainer à terre.

La seconde d’après, tout le côté arrière du pont, du bastingage aux cabestans, fut changé en une projection d’éclats de métal et de bois, ravageant tout ce qui se trouvait à portée, hommes comme matériels. Jaspe entendit les hurlements de terreur et de souffrance qui suivirent l’impact, suivi d’autres bruits assourdissants, sans réaliser totalement ce qui se passait.

L’Asphodèle avait été maintenu dans le noir comme prévu, s’enfonçant dans le golfe, vers Mélisaren, en prenant à allure lente une route maritime sûre. Le capitaine avait décidé d’éviter tous les risques, quitte à n’atteindre bon port que plus tard dans la journée. Les courants pouvaient être traitres à l’approche de l’embouchure du fleuve et, de nuit, il n’y avait plus que les cartes maritimes pour avertir des hautfonds et des récifs, qu’il fallait anticiper à l’aveugle, avec pour seule aide compas, sextant et chronomètre. Il s’agissait d’un exercice périlleux et savant, mais qui restait à la portée des talents émérites de Davio, formé aux meilleures écoles navales d’Armanth. Il avait plaisanté à ce sujet, durant le souper, prétextant avec un sourire bonhomme qu’il s’agissait seulement de savoir lire et compter. Bien entendu, il avait omis qu’il fallait savoir lire une carte de marine, souvent codée par les offices de cartographie d’Armanth afin d’en garder le secret et, qu’en guise de compter, il fallait être un excellent géomètre doué à l’usage de la règle à calcul. Sa fausse modestie avait distrait l’assemblée de ses officiers et leurs invités. Si Abba, toujours nauséeux et de mauvaise humeur, n’avait guère gouté la soirée, Alterma, femme savante et de lettres, avait été d’une agréable compagnie, qui démontrait un répondant cultivé.

Mais la nuit n’avait pas souhaité combler les espoirs du capitaine, malgré des prières et un sacrifice de vin et de miel pour les Hauts-Seigneurs du Concile. Un grain avait commencé avant minuit, déroutant lentement le galion vers les côtes et les récifs. Sans un peu de lumière, impossible de manœuvrer et Davio avait fait rallumer les faros et les lanternes en urgence, tout en secouant l’équipage de quart. Deux heures plus tard, le danger n’était toujours pas écarté, mais un autre les avait rattrapés dans la nuit. Le vaisseau qui s’était mis en chasse de l’Asphodèle, d’abord simple lueur fugace sur les crêtes des vagues, n’était pas identifiable. Mais, tandis qu’il se rapprochait, il avait tenté de communiquer par signaux lumineux, évacuant alors tout doute ; il s’agissait d’un navire de la flotte de Nashera et, devant le refus de sa proie de répondre à ses sommations, il venait de tirer sa seconde bordée par ses canons d’avant.

Sous la pluie battante, la comptable peina à se relever, tirée en arrière par la terrienne rousse qui, déjà debout, l’entrainait sans ménagement vers la proue du navire. Constatant qu’elle aurait toutes les peines du monde à lutter contre la détermination de Jaspe, elle cria, en anglais :

— Jaspe, attends ! On doit aider le capitaine !

— Pas le temps d’aider, c’est la guerre !

Si l’Armanthienne, qui ne connaissait rien des horreurs des champs de bataille, n’avait eu le temps de s’apercevoir de rien, l’esclave, elle, en avait déjà trop vu. L’explosion du bastingage avait frappé de plein fouet tout le groupe des officiers autour du capitaine. Elle avait aperçu bien assez de sang pour ne se faire aucune illusion : la plupart étaient morts ou, pour le moins, hors de combat et incapable de jouer leur rôle.

La panique régnait sur le pont, les matelots s’activant frénétiquement à tenter de hisser les voiles pour reprendre de la distance avec l’ennemi, dont la forme éclairée de lueurs orangées se détachait sinistrement sur les eaux noires. Alterma tira encore un coup sec et réussi enfin à faire lâcher prise à la terrienne, pour se relever tant bien que mal :

— Suffis, esclave ! Nous allons aider !

Elle reprit, en anglais, la même chose, avant de répéter, ramenant ses cheveux bruns trempés en arrière, sans encore se soucier d’avoir été ou non blessée :

— Je ne sais pas diriger un navire, moi ! Alors, on va les aider, sinon on meurt !

Se déplacer sur le pont du galion secoué par la houle et rendu glissant par la pluie était une gageure. Jaspe, qui soutenait Alterma de son mieux semblait y parvenir plus efficacement que la comptable. Elle était pieds nus. Jurant un grand coup, l’armanthienne se déchaussa, abandonnant ses babouches délicates, ce qui améliora tout de suite la situation.

Plusieurs corps gisaient autour de la partie du pont dévastée ; Alterma reconnut de suite le quartier-maitre, qui s’activait avec des marins à aider les blessés. Une fois arrivés à hauteur de l’attroupement, Jaspe se mit d’elle-même au travail pour tenter d’apporter quelques soins aux malheureux. Il y avait du sang partout. Tous les officiers étaient morts ou gravement blessés et la comptable eut un haut-le-cœur en voyant le capitaine, dont la cuisse gauche était déchiquetée, un éclat de bois long comme le bras fiché en travers de la plaie. Ishmen tentait un garrot, rapidement aidé par la terrienne qui agissait avec l’assurance de qui a déjà connu ce genre de dramatique situation d’urgence. Impuissante, Alterma se pencha sur Davio, qui retenait des cris, le visage blême. Contre toute attente, il restait toujours conscient :

— Qu’est-ce que je puis faire ?!

Le quartier-maitre devança son capitaine, qui parvenait à peine à parler :

— C’est pas une place pour une femme, belle dame, faut vous mettre à l’abri !

Un coup de feu roulant retentit, faisant crier et se baisser toutes les personnes sur le pont, y compris les artificiers de l’équipage qui s’activaient aux canons de poupe pour répliquer aux tirs adverses. Trois sifflements stridents annoncèrent une autre dévastation, mais sans que, pourtant, rien d’autre n’advienne. Le galion venait de rater son coup. Entre la houle et la large distance entre les deux navires, les chances de réitérer un coup au but étaient minces. Mais tant qu’ils avaient des munitions, les canonniers du vaisseau semblaient bien décidés à poursuivre leur pilonnage, tout en se rapprochant. Alterma se redressa, paniquée, mais, soudainement prise de colère, elle s’écria :

— Ce n’est une place pour personne ! Qui commande, maintenant ? Qui va nous sortir de là ? Pas vous, si vous vous occupez de votre capitaine alors que personne ne donne plus d’ordres ! Laissez-moi essayer de sauver cet homme avec Jaspe et vous, prenez la barre ! Reprenez le commandement, je ne sais pas, moi, mais faites ce que vous savez faire le mieux pour nous sauver !

Ishmen fut plutôt surpris du ton autoritaire de la jeune femme qu’il ne connaissait jusque-là que polie, amicale, toute en retenue et sachant rester à sa place. Davio, lâchant une plainte étouffée, à peine audible dans le vacarme qui régnait sur le pont, eut la force d’attraper son maitre d’équipage et le tirer à portée d’oreille :

— Elle… elle a raison ! Voici mon… mon ordre : fait lancer les moteurs à lévitation, au quart de… de la puissance ! Et fait donner toute la voilure po… possible !

— Mais, capitaine, on risque la casse !

— On… on la risque déjà ; c’est ça ou l’abordage ! Exécution !

Le quartier-maitre répondit d’un « oui mon capitaine », mais que ce dernier n’entendit pas. Au moment où Jaspe prenait le relais et serrait le garrot de son mieux, la détonation d’une bordée lancée contre le poursuivant éclata comme un autre coup de tonnerre. L’Asphodèle avait peu de chances de faire quelque dommage à son adversaire, mais les canonniers s’évertuaient à répliquer de leur mieux. Ishmen se redressa, après un regard entendu sur Alterma, qui soutenait Davio de son mieux et il se précipita vers les hommes sur le pont, beuglant des ordres en donnant de toute sa voix.

La comptable vit le chirurgien de bord parvenir enfin à hauteur des blessés, tandis qu’elle-même assistait la terrienne de son mieux. Elle n’avait jamais eu la moindre réelle formation de premiers soins et était dépassée par les événements ; mais elle s’en remettait à Jaspe qui semblait savoir s’y prendre, relayée par le médecin qui allait avoir fort à faire. Non loin derrière, Alterma eut la surprise de voir Abba, qui s’accrochait de son mieux à toutes les prises qu’il pouvait saisir au milieu de la cohue, remontant le pont dans une progression difficile pour enfin parvenir à rejoindre son amie. Le colosse, bien évidemment affreusement malade, s’avançait avec une opiniâtreté impressionnante. Il n’avait, lui non plus, pas la moindre idée de ce qu’il pourrait bien faire pour apporter son aide, mais, par ses ancêtres, il n’était pas question qu’il restât planqué dans sa cabine. Et s’il devait mourir, et il était bien persuadé que ce serait le cas comme à chaque fois qu’il souffrait du mal de mer, ce serait debout et les armes à la main ; toute autre alternative était inadmissible.

La comptable accueillit l’esclavagiste avec un peu de soulagement ; dans le chaos ambiant, il figurait un peu un repère de stabilité. Très relatif ceci dit, au vu de l’état du pauvre Nomade des Franges qui ne supportait pas la mer, mais qui avait le mérite bienvenu de la rassurer un peu. Il se mit d’ailleurs immédiatement à porter secours aux blessés ; lui aussi avait quelques bases en premiers soins et son aide fut reçue avec joie par le chirurgien, débordé, qui allait devoir déplacer les cas les plus urgents pour tenter d’opérer dans sa cabine, au plus vite.

Attrapant Davio sous les épaules pour le hisser dans ses bras, aidé de Jaspe qui tentait de son mieux de retenir la jambe blessée du capitaine, Abba jura un grand coup :

— Foutrailles de cul de mora, suffit que je reste le dos tourné cinq minutes et c’est le bordel ?!

Un son sourd, suivi d’une vibration transmise à tout le plancher du pont, se mit à résonner au milieu, des coups de vent, des cris et des canonnades. Le colosse fronça les sourcils en levant le nez, soudain encore plus inquiet.

— Par toutes les houris de tous les bordels ?

Alterma n’avait jamais véritablement entendu ce son si spécifique de sa vie, elle demanda :

— Qu’est-ce qui se passe, Abba ?

Le géant accéléra soudain sa marche, le corps du capitaine à demi conscient dans ses bras, criant à l’adresse de tout le monde, en guise de réponse :

— Ce sont les moteurs à loss qui se mettent en route ! Accrochez-vous à tout ce que vous pouvez !

 


 

Le navigateur tendit sa longue-vue à la femme de haute taille, aux longs cheveux blonds ondulants, retenus en un lâche catogan, qui venait de rejoindre le château avant. Il l’avait fait mander en pleine nuit, mais elle avait déjà été arrachée aux bras de Morphée par le tintement sonore de la cloche d’alarme puis le brouhaha de l’équipage de quart, qui s’était précipité aux postes de combat. À vrai dire, si on lui avait proposé de parier, l’officier de marine aurait misé qu’elle ne dormait sans doute pas ; le grain qui secouait le navire et le faisait tanguer depuis plusieurs heures était un très bon antidote au sommeil.

Le capitaine Eorsès était debout à côté du navigateur, lui aussi, l’uniforme rouge et or mal ajusté trahissant que l’homme au visage sec et aux allures sévères, toujours tiré à quatre épingles, avait tenté un somme, lui, qui avait été brutalement interrompu. Lira Aquilon se tourna vers lui après avoir rendu sa lunette à son propriétaire :

— Je vois bien, mais qu’est-ce que je regarde, en fait ?

Eorsès réajusta sa tunique, resserrant son col droit et remercia le navigateur, qui, à son corps défendant, n’était pas des plus à l’aise devant la redoutable princesse d’Ansaren, à la réputation intimidante. Il répondit, fixant de ses yeux gris les petites lumières des deux navires se devinant dans l’obscurité du ciel :

— Le plus petit, nous ne savons pas encore quel est son port, Altesse ; mais le plus gros, c’est un galion de guerre de Nashera, sans le moindre doute, et il essaye d’aborder sa proie.

Lira fronça les sourcils au titre que le capitaine lui avait donné. Elle n’aimait guère ce genre d’étiquette et essayait de convaincre son entourage de s’en passer ; mais faire la remarque n’était pas, à cet instant ni avec cet homme très protocolaire, des plus pertinent :

— Aucun autre vaisseau en vue ?

— Non, Votre Altesse, mais nous sommes nous-mêmes loin de notre escorte, que j’estime éloignée d’une vingtaine de milles. Entre le vent, la houle et les courants, maintenir une formation cette nuit est une gageure pour quelque équipage que ce soit.

La Lame d’Argent retourna à l’observation des deux points, encore éloignés l’un de l’autre. Mais elle pouvait deviner la frénésie chaotique qui devait saisir les deux équipages engagés dans cette course ; l’un essayant d’atteindre sa proie, l’autre plus petit et forcément moins bien armé, tentant de lui échapper. Il y avait là un risque, pourtant ; lancer une attaque navale de nuit, par mauvais temps et dans une région de courants changeants était un pari que personne n’essayait de tenir : il y avait toutes les chances qu’aucun des belligérants ne voit jamais le lever du jour. Ceci dit, l’occasion étant trop belle :

— Le Grâce de Feu tiendra ce grain et nous sommes bien ici pour harceler Nashera, non ? Mettez le cap sur ces navires et coupez-moi le sillage de ce galion. Nous allons au combat, mais, ajouta Lira d’un ton qui ne souffrait aucune discussion, on ne prend aucun risque ! Nous allons lui envoyer quelques bordées pour aider sa proie à filer, sans nous attarder !

Le capitaine approuva sans la moindre hésitation et se tourna vers son premier officier pour transmettre l’ordre, relayé rapidement à force de grands cris par une nuée de gradés et de quartiers-maitres, pratiquement tous en uniformes rouge et or. La manœuvre pour donner un nouveau cap au Grâce de Feu, un galion puissant et surarmé, mais particulièrement massif, n’était jamais véritablement une mince affaire. En quelques minutes, ce furent plus de deux cents gabiers et matelots qui s’affairaient dans les voiles et sur le pont, aux lueurs incertaines des lanternes et des faros, sans compter la centaine de soldats de marine d’Ansaren se massant sur deux ponts, autour des fûts de canon, pour se préparer à ouvrir le feu au premier ordre donné.

Amaris, s’approcha de la lame d’Argent, pour lui tendre un long fusil à impulsion, magnifiquement ouvragé, une des armes personnelles de sa supérieure. Mal réveillée, la tacticienne et commandante de la garde personnelle de la princesse essayait de rassembler ses cheveux châtains maladroitement noués, regardant vers la mer d’un noir d’encre, et ces deux points lumineux qu’on distinguait clairement maintenant, s’adressant enfin à son amante :

— Je t’ai ramené ça ; on ne sait jamais.

Lira tira un sourire et hocha la tête :

— Merci, mais je compte bien qu’il soit inutile. Un abordage en pleine nuit n’est guère dans mes goûts.

Amaris lâcha un rire et ajusta son baudrier, qui soutenait deux pistolets en plus de son fin sabre de duel :

— Pas à moi ; tu rêves d’en découdre et que ce soit de nuit sous la pluie et un grain n’est sûrement pas ce qui va t’arrêter, si tu vois que tu as la moindre occasion.

La lame d’Argent grimaça ; elle aurait eu du mal à contredire sa commandante en chef, mais elle jeta un regard sur l’équipage en plein préparatif :

— Certes, mais je me contrains à la prudence. Les croit-tu prêts à un tel assaut, toi ? La plupart ne savent rien des combats navals et ce n’est guère le meilleur moment pour leur baptême du feu.

— Si tu parles de tes soldats, ils sont prêts ; nous les avons formés nous-mêmes. Quant aux marins, ils en ont vu d’autres et, pour la plupart, il n’y a aucun doute qu’ils te suivront dans les abimes s’il le faut. Mais…

Amaris fit une pause, observant à son tour le pont en pleine agitation. La nervosité était palpable, plus encore que l’excitation :

— Mais tu as raison. Si on peut éviter de rendre compliqué ce combat, autant le faire.

Un des officiers, qui surveillait la poursuite à la longue-vue, appela de toute sa voix Eorsès, interrompant la discussion des deux amantes :

— Capitaine, venez voir !

L’officier se tourna pour rejoindre son subalterne, sous le regard curieux d’Amaris et Lira :

— Que se passe-t-il ?

— Le galion poursuivant, il nous a vu ; il est en train de virer de bord pour nous montrer son flanc tribord !

— Il veut nous barrer la route et nous mettre sous ses bordées !

Se tournant vers le navigateur puis ses officiers, le capitaine lança ses ordres de toute sa voix :

— Barre à tribord, préparez tous les canons de bâbord. Feu roulant dès qu’il est à portée !

Amaris souffla par le nez, avant de commenter pour son amante, la voix grave :

— Tu vas peut-être finalement l’avoir, ton combat naval…

 


 

Yvain suivait les deux acolytes avec une docilité quelque peu forcée. Il avait été passé à tabac le matin même et claudiquait encore ; il savait qu’il ne ressemblait pas à grand-chose dans son état, le visage bleui, hirsute, sale et à moitié nu, puant la bauge et privé des plus essentielles commodités depuis quatre ou cinq jours. Et puis, il n’allait pas compliquer la tâche de ses libérateurs providentiels, même s’il apparaissait que leur plan, aussi bien rodé fût-il, venait d’exploser face aux aléas de la dure réalité.

Les deux compères avaient l’air, au premier coup d’œil, de malfrats équipés pour un sale coup. Mais si l’homme du duo allait tête nue et affichait, sous son manteau de cuir imperméabilisé, une sorte de mauvais goût soigneusement tape-à-l’œil dans ses choix vestimentaires, entre la peau de chèvre retournée et brodée de son gilet, les soies de trois couleurs de sa chemise ample et les bandes criardes de son pantalon, l’autre quidam, dont Yvain se questionnait encore sur le genre exact, était autrement plus surprenant.

Bien sûr, le plus marquant était son masque ; c’était d’ailleurs très bien pensé, selon le génie : les gens ne retiendraient du duo que le faciès effrayant d’un crâne grimaçant particulièrement réaliste et inquiétant, moulé dans de l’argent poli, qui accentuait encore son aspect sinistre dans son jeu de reflets miroitants. Celui ou celle qui le portait restait de taille moyenne, une bonne tête de moins qu’Yvain, qui flirtait avec les deux mètres, mais avait choisi avec soin des vêtements amples et couvrants en couches successives, dissimulant complètement ses formes. Le tout était retenu par des ceintures et des lacets en nombre et, sans surprise, l’ensemble de la tenue était uniformément noire.

Yvain songea que le style et la manière de porter ces atours lui faisaient penser aux apparats hemlaris, mais il n’avait guère noté d’accent de l’Empire du Trône de Rubis, mais plutôt un timbre d’athémaïs maladroit. Mais surtout, l’individu, qui s’évertuait à parler avec une voix éraillée et métallique, par quelque malice dont le génie était curieux, avait lâché un mot de français tout à fait typique, ce qui lui rendait le personnage particulièrement intriguant. Il y avait au moins deux décennies qu’il n’avait plus entendu cette langue terrienne. Voyant la direction que prenait Janus, Yvain s’écria :

— Je ne veux pas paraitre insistant, mais il n’y a aucune issue par ici !

Elena suivait son camarade, curieuse de savoir quelle pouvait être son idée, poussant devant elle l’homme qu’ils étaient venus libérer et qui posait ici une question pertinente. Le voleur ne répondit pas, ouvrant d’un grand coup de pied la porte menant aux latrines de la garde ; la volute odorante qui saisit le trio à a gorge ne laissait aucun doute sur la nature de la pièce, pourtant dotée d’une lucarne, bien insuffisante pour l’aérer. Il se tourna vers son amie :

— Fait péter le mur !

Elena ouvrit des yeux ronds derrière son masque d’argent :

— Quoi ?

— Chante ! On a plus le temps de finasser. Derrière ce mur, c’est la mer, on pourra fuir en plongeant !

Derrière Yvain, que Janus poussa à son tour sans ménagement pour qu’il se tienne loin du mur vers l’extérieur, les clameurs des gardes s’intensifiaient. Un sergent d’arme tenta une négociation :

— Qui que vous soyez, vous êtes fait comme des tosh dans leur trou ! Rendez-vous maintenant et le bey saura se montrer magnanime !

La réponse de Janus fut une comparaison particulièrement grossière entre la proposition du garde et l’anatomie anale de sa génitrice, que même Elena eut du mal à comprendre tant l’injure était fleurie. Yvain, serrant les dents, lâcha, le ton inquiet :

— Je n’ai aucune idée de comment vous allez vous y prendre, mais quoi que vous ayez en tête, c’est maintenant ou jamais !

Elena fit un signe de tête et se tourna vers le mur. Elle avait compris que sans loss-métal, son talent si pratique ne valait plus rien. La fine amorce que lui avait confiée Sonia, elle avait l’impression qu’il s’était écoulé une vie entière depuis, avait fini par se corroder, épuisée d’avoir été utilisée. Fort heureusement, elle avait trouvé de quoi la remplacer, en quantité, dans la carcasse du gardien robotique qu’elle avait détruit dans les ruines Anciennes. Elle inspira longuement et laissa son esprit modeler sa voix, dans un son envoutant, aux sonorités presque inhumaines. La réalité eut comme une sorte de hoquet, tandis que le Chant couvrait les invectives des gardes.

Yvain avait vu bien des choses et il avait pu, quelques fois, approcher des Chanteurs de Loss. Mais on ne pouvait s’habituer au phénomène que ces êtres pouvaient générer sans, selon lui, en ressentir des frissons d’effroi viscéral. Le mur n’explosa pas ; il sembla vibrer, trembler, jusqu’à ce que les pierres sous la lucarne ne se désolidarisent brutalement, entrainant les blocs dans leur chute, comme si quelque force poussait les moellons vidés de leur masse et de leur cohésion. Le prodige s’accompagna d’un fracas impressionnant, pareil à un tremblement de terre ; les gardes en conclurent que les pourparlers avaient fait leur temps, se précipitant vers les geôles.

Janus cria, une fois le trou assez large pour s’y faufiler :

— On saute !

Yvain ouvrit de grands yeux, tandis qu’Elena reprenait son souffle, étourdie par l’effort :

— Vous savez que vous êtes dingue ?

Le génie n’hésita pourtant pas. Il fit seulement un arrêt une fois penché au-dessus du vide. Vingt mètres plus bas, les vagues de la lagune battaient le pied de la forteresse. Il ne s’attarda pas et s’élança de toutes ses forces. Elena allait attendre Janus, mais celui-ci lui cria de sauter, lâchant derrière lui un pot à fumée pour gagner quelques secondes. La terrienne plongea à son tour de tout son élan ; elle n’avait pas touché l’eau que le voleur suivait la même trajectoire, en criant un grand coup.

Le trajet à la nage fut long et laborieux. Elena avait craint que les gardes ne tentent de les suivre, mais aucun ne s’y était risqué et, le temps qu’ils donnent l’alerte dans le reste du palais, les trois nageurs étaient déjà loin. Mais la terrienne y avait perdu une bonne partie de ses atours, pour ne pas être entrainée vers le fond avec eux et seulement réussi à sauver l’essentiel de ses vêtements et son masque d’argent. Janus avait lui-même abandonné son baudrier et seulement sauvé son épée ; tout le reste finirait à jamais au fond de la lagune, qui en avait vu bien d’autres.

Un long moment plus tard, le trio reprenait son souffle non loin du ponton sur lequel il s’était hissé, sous les regards incrédules, mais finalement indifférents, des pécheurs et des artisans du coin. Yvain cracha un coup, toussant pour vider ses poumons de l’eau qu’il avait accumulée, avant de se tourner vers ses deux sauveteurs :

— Intéressant. De plus en plus intéressant, je veux dire. Je n’avais jamais été sauvé par une Chanteuse de Loss.

Elena grommela. Elle avait dû retirer son masque pour nager et l’épais khôl dont elle entourait ses yeux quand elle le portait avait coulé pour dessiner de larges stries sur son visage encadré de ses cheveux teints en noir, collés par l’eau sale. L’image n’était guère flatteuse, mais Yvain n’en profitait pas moins. Janus soupira un grand coup, avant de se relever, courbaturé :

— On n’avait pas trop le temps pour les présentations. Alors Yvain, je te présente Thin et moi, c’est Janus.

— Enchanté, et merci au passage. Sans vous, je me préparais à un long et peu enviable séjour, là-dedans. Qui vous a envoyé pour me libérer ?

Elena réajusta son masque et se releva à son tour, reprenant sa voix grave et éraillée :

— Personne. On avait un travail à te proposer, on a su où tu te trouvais, aussi nous sommes venus te chercher.

La terrienne se mit en devoir de couvrir tout ce qu’elle pouvait de peau de ses cheveux, tentant de tirer sur ses vêtements trempés pour qu’ils ne dessinent pas trop ses formes féminines. Ce n’était pas gagné, mais elle comptait bien dépenser quelques piécettes pour la première cape ou pelisse qu’elle pourrait trouver. Yvain suivit le mouvement, avec une grimace en posant sa cheville endolorie au sol, avant de demander, l’air intrigué, vers Elena :

— Un travail, et qui mérite ce sauvetage si risqué ? Même si je suis redevable à ton ami et toi, qui vous dit que j’accepterais ?

Janus se tourna vers le génie et son amie, avec un sourire amusé. Il laissa Elena répondre, tandis qu’il réajustait ses bottes et vérifiait que ses andris étaient toujours dans leur cachette. Pour revenir dans leur demeure en toute quiétude, un peu d’argent ne serait pas de trop.

— Parce qu’entre ce qu’on m’a dit, fit la terrienne, et ce que je vois, tu es un homme curieux. Et vu ce que nous allons te proposer, tu ne sauras pas résister à ta curiosité.

 

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