4- Le cadeau
Le hall d’accueil de l’assemblée du Conseil des Pairs grouillait de monde, en cette fin de séance publique. L’exubérance des toilettes des participants et des notables donnait l’impression d’assister à un improvisé concours d’apparat, où le but était, du dernier des plus insignifiant secrétaires, au plus fastueux des maitres-marchands, d’étaler sa fortune et son rang de toutes les manières possibles. Y compris les plus vulgaires ou ridicules dans l’excès.
Dans la chaleur de l’après-midi, et malgré la fraicheur de l’immense salle à colonnades étudiée pour sa climatisation, cet étalement de toilettes, toutes plus chamarrées et luxueuses les unes que les autres, créait une atmosphère d’étouffement. Et à dire vrai, les hommes et femmes les plus richement parés des lieux devaient cuire sous leurs amoncellements de mantels brocardés, de chemises lacés, de pourpoints chamarrés, de toges ornementées et de tuniques brodées.
Jawaad avait fait ce qu’on pourrait admettre être un effort. Il portait une large chemise de lin blanc assez commune, et un gilet de cuir chamoisé, d’un noir bleuté, aux épaules ornées de fins galons dorés, et rehaussé de la broche d’or ouvragé frappé de l’écusson des maitres-marchands d’Armanth. Mais là s’arrêtait sa bonne volonté vestimentaire. Un kilt à lanières de cuir noir un peu passé et limé, par dessus un simple pantalon étroit et une paire de bottes constituait le reste de ses atours.
Dans la foule du hall où se s’attardaient les groupes discutant et commentant les derniers débats du Conseil des Pairs, il détonait donc fortement. Sa toilette sobre et négligée, face aux abondances des costumes et uniformes locaux, tenait lieu de pied-de-nez évident aux conventions, et à ses confrères qui engloutissaient des fortunes colossales à rivaliser du luxe le plus voyant possible.
L’arrivée de Jawaad, même vêtu comme un manant, ne passa pourtant clairement pas inaperçu.
D’une part car il était connu. Armanth comptait moins d’une centaine de maitre-marchands en titre, dirigeants de la Guilde des Marchands qui avait fait de la cité-état l’immense ville et puissance économique qu’elle était. Jawaad était l’un d’entre eux, et célèbre à bien des titres ; à commencer par son âge respectable. Il était maitre-marchand depuis toujours et avait selon les rumeurs largement plus d’un siècle, malgré les apparences ; et s’il n’était pas le seul à avoir un Ambrose comme symbiote, ce détail peu commun ne passait pas inaperçu. Il était célibataire, sans parents et sans héritiers ; un trait encore une fois peu commun et saugrenu pour tout lossyan. Mais surtout, il était célèbre pour avoir refusé son entrée au Conseil des Pairs, alors qu’il y avait été élu, quand les trois-quarts de l’aristocratie ne pouvaient que rêver vainement y siéger un jour.
Ensuite, parce que tout le monde savait que jamais Jawaad ne montait au palais du Conseil des Pairs. En fait, sauf s’il y était contraint -et encore fallait-il parvenir à l’y forcer- jamais le maitre-marchand ne se rendait à la terrasse du palais de l’Elegio, qui formait le cœur politique d’Armanth. Il fuyait la politique, et détestait avoir à se mêler de ce genre de vanités et de préoccupations. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir nombre d’alliés et débiteurs dans les couloirs de ses palais, chargés d’être ses yeux, ses oreilles, et ses mains.
Et enfin, accompagné de son escorte habituelle, elle aussi assez célèbre, cette fois composé non seulement d’Abba et Damas, mais aussi de sa comptable, Alterma, ce qui était plus rare, il portait dans ses mains un paquet-cadeau. Ce qui était sans doute le plus incongru, quand on le connaissait.
La boite, doublée de soie satinée, et élégamment fermé d’un nœud ornementé retenue d’une petite fibule d’argent, le tout dans des tons pastel, était de toute évidence un présent. Et s’il était une chose réputée sur le taciturne et désagréable maitre-marchand, c’est qu’il n’offrait jamais rien à personne.
L’effet eut donc quelques répercussions immédiates dans la foule bigarrée et huppée du vaste hall. Les discussions changèrent soudain de sujet, et quelques dizaines de paires d’yeux se rivèrent sur le quatuor qui venait de passer les colonnes majestueuses de la large porte d’entrée. Au dehors, il y avait foule aussi, toute aussi chamarrée, bien que nettement moins riche. Des citoyens, gardes divers, prêtres de l’Eglise, marchands ambulants de douceurs et boissons, saltimbanques et artistes de rue, montreurs d’animaux et musiciens, et bien sûr des quêteurs et mendiants occupaient toute la terrasse surplombant le quartier du Campo Annuciante. Le tout composait un joyeux brouhaha presque assourdissant, qui se glissait jusqu’au fond des allées de l’assemblée.
Il aurait pourtant fallu un orchestre philarmonique pour arriver à assourdir la voix d’Abba :
« — C’est moi, ou on fait un peu tache là ? J’ai la sensation que soudainement, la moitié de la foule nous regarde. »
Damas qui flanquait Jawaad du coté opposé à Abba, lui répondit en riant :
« — Ils se sont peut-être demandé si la porte serait assez large pour te laisser passer, ou s’il faudrait prévoir quelques ouvriers armés de burins ? »
« — Hein, quoi ? Non, mais t’as fini avec ma taille, oui ? »
Dans leur dos, la voix riante et douce d’Alterma leur répondit :
« — C’est que la dernière porte qu’on a passé, vous savez, à l’auberge où nous nous sommes restaurés ce midi ? Elle ne vous a pas réussi. »
« — Oui, bon, bha ça va. Je ne sais pas quel nabot a fait construire cette turne pour avoir des plafonds si bas. Je n’ai pas fait attention. »
Dmas rajouta en riant :
« — Les poutres ont souffert plus que ta tête, tu me diras. »
Jawaad gardait le silence, toujours aussi peu locace, écoutant distraitement l’échange entre Alterma et ses deux seconds. Il cherchait du regard le destinataire de son présent. Quand il s’arrêta au centre du hall, tournant la tête à scruter la foule, les commentaires à voix-basse et les regards furtifs redoublèrent. L’effet était d’autant plus étrange que, sauf discrètement et très brièvement, personne ne s’attardait à le saluer.
Cependant, il répondait aux rares salutations qu’on osait lui adresser par un si vague hochement de tête qu’une fois sur deux, l’intéressait ratait le geste, et concluait qu’il aurait mieux faire de se passer de son effort. Jawaad n’avait pas la réputation d’un irritable cuistre arrogant et peu amène pour rien.
Enfin, il vit celui qu’il cherchait.
Amarrus Lokaï tentait au mieux de se faire discret, caché au milieu de ses collègues, partisans, gardes-du-corps et flagorneurs. De loin, Jawaad pouvait clairement voir l’effroi sur son visage rond, taché de couperose et bouffi. L’homme était aussi énorme que tassé, vêtu d’une toilette exubérante mélangeant l’or, le vert et le pourpre, couverte de bordures en fourrures de prix. Il transpirait abondamment, engoncé dans sa longue tunique trainante et son lourd pourpoint ouvert, qui laissait déborder les plus flasques de son ventre.
Tout ceci ne rendait pas Amarrus Lokaï très discret. D’habitude, c’était bien le but qu’il recherchait. Mais à cet instant, il regrettait amèrement ses efforts à être si voyant. Le marchand, un des plus imposants dans le commerce de bois de marine et dans l’artisanat d’équipement naval, tentait depuis des années d’accéder au rang de maitre-marchand, première marche vers les plus grands honneurs de la ville -et vers des privilèges commerciaux plus que juteux.
Malheureusement son principal et plus sérieux rival dans son secteur d’activité était Jawaad. Amarrus n’avait jamais eu une chance d’arriver à le concurrencer, et celui-ci, vu sa position, pouvait donc s’il le souhaitait, régenter les règles commerciales du commerce de bois et équipement de marine à sa discrétion. Agacement supplémentaire, et ultime frustration pour Amarrus : ce n’était, et de loin pas, l’activité principale de son rival, et il ne cachait pas qu’il ne s’en préoccupait que peu, sauf pour ses propres chantiers navals. Alors, à défaut de pouvoir revendiquer légalement sa place, selon lui légitime et outrepassée par un homme qui se moquait de tout et de tout le monde, et incapable de lui faire concurrence, il avait tenté, trois fois en à peine plus d’un an, de le faire assassiner.
Et Jawaad se tenait là, à quelques mètres, le fixant impassible et illisible, avec un agaçant sourire en coin, qui semblait promettre les plus effroyables sorts, tenant un paquet-cadeau dans ses mains. Amarrus se serait sans doute senti moins épouvanté si on l’avait braqué avec un pistolet impulseur.
Damas, qui s’était arrêté au plus près de son patron, interpella Jawaad à voix basse :
« — Tu sais que ton cadeau, même si l’idée m’amuse, est une très mauvaise idée ? Ca va être le bazar dès que les gens vont réaliser ce que contient cette boite. »
Jawaad haussa les épaules :
« — Ca ne tuera personne. Sauf d’apoplexie, et ça, ce n’est pas mon problème. »
Abba, qui tenta aussi de parler à voix basse, ce qui n’était pas exactement évident pour lui, intervint :
« — Y’a toutes les chances que ca finisse en bagarre. Alterma n’aurait pas du venir. »
« — Je ne vois aucunes raisons qu’elle ne soit pas là. Et si cela finit en pugilat, elle sait quoi faire. »
Alterma acquiesça fièrement d’un signe de tête :
« — Je sais me défendre, ça ira très bien ! » Dit-elle avant de faire une moue peu convaincue. Abba grogna, plus par principe que pour être convaincant, et Damas lâcha un rire à le voir maugréer.
Jawaad après un signe de tête à son escorte, se dirigea directement vers Amarrus, ignorant totalement ses comparses qui le dissimulaient vainement, et qui s’écartèrent d’ailleurs prudemment à l’arrivée du maitre-marchand ; sauf deux gardes-du-corps aux statures de gorilles qui bougèrent pas, protégeant leur patron.
Tandis que Jawaad posait sur Amarrus un regard noir et insondable, lui donnant encore à regretter finalement de ne pas être vraiment menacé par quelque chose de moins inquiétant, angoissant et impalpable, Abba et Damas toisaient les deux gros bras.
Regarde contre regard, tel un concours assez commun, les deux gardes-du-corps tentaient de ne pas broncher ; après tout, ils y étaient entrainés. Mais aussi bien n’était-ce pas si ardu avec Damas qui, de visu, n’avait pas une allure très impressionnante, aussi bien était-ce autrement plus compliqué de se montrer intimidant face à la montagne humaine au faciès de bête féroce qu’était Abba. Rien que devoir lever les yeux pour le toiser rendait l’essai peu crédible. Pour en rajouter, l’esclavagiste fit une mimique menaçante qui avait tout du fauve prêt à tuer.
Resté en retrait derrière Jawaad, gardant la place communément considéré des femmes, même à Armanth, et même si elle avait une très grosse envie de rejoindre les cotés du maitre-marchand, Alterma avait du mal à ne pas pouffer de rire devant le spectacle des deux gardes du corps clairement dépassés, et de la face rougeaude et déconfite d’Amarrus qui se décomposait à vue d’œil.
Jawaad prit son temps, et enfin tendit les bras, fixant le marchand, et ignora tous les usages, à commencer par ne pas le saluer :
« — Refuser un cadeau est une injure, je crois. Non ? »
Il y eut un autre silence, quelque peu froid, et le concours de regards tueurs entre les deux seconds de Jawaad et les gardes du corps d’Amarrus cessa immédiatement. Le flottement qui suivi se répandit dans la salle. Rapidement, et l’air de rien, les spectateurs se rapprochaient, ne voulant pas perdre une miette de l’échange aussi incongru.
« — Heu, oui, bien sûr, heu… toutes mes salutations distinguées, Jawaad le maitre-marchand, » répondit d’une voix hésitante Amarrus. « Mais…heu… c’est un présent… pour moi ? Tu es sûr de ne pas te tromper ? »
Jawaad fronça légèrement les sourcils :
« — Tu veux m’insulter, Amarrus ?
« — Heuuuu… hé bien non, non bien entendu ! Mais je suis surpris par le geste, enfin, je ne vais pas t’expliquer pourquoi, n’est-ce-pas ? C’est que… nous ne sommes pas en très bon termes. »
« — Je l’avais remarqué. Très récemment encore. Mais je t’en prie, ouvre ton présent. »
« — Ici-même ? Mais… ? »
« — Oui, ici même. On pourrait fort bien me soupçonner t’offrir un présent mortel, s’il devait t’arriver malheur en l’emportant. Alors qu’ici, nous ne manquons pas de témoins. »
Amarrus tentait de faire bonne figure, vainement, et ne pas trop afficher sa trouille presque viscérale maintenant, devant l’homme qu’il avait tenté en vain de faire assassiner, se doutant que tout le monde était un peu au courant. Les rumeurs couraient vite, à Armanth. Sa petite cour personnelle n’avait pas osé s’approcher, mais les derniers propos de Jawaad les rendirent curieux, et ils revinrent se placer près du gros marchand de marine, pour pouvoir être aux premières loges.
Et tout autour, une petite foule se rassemblait, et se rapprochait elle aussi légèrement. Amarrus se réalisa magistralement piégé : sa réputation passerait un très sale moment s’il refusait le présent du maitre-marchand. Entre autres déboires. Il déglutit :
« — Heu… merci alors. Bien, heu… Je vais donc avoir l’honneur de l’ouvrir devant tout le monde, et d’exposer ainsi ton présent ! »
Amarrus inspira un coup, et se décida enfin à tirer sur les rubans qui se dénouèrent sans résister, puis ouvrir le paquet, que Jawaad tenait toujours en mains.
Celui-ci esquissa un sourire.
La boite ne contenait qu’une seule chose, posée sur un écrin d’une légère étoffe de soie : une très grande fleur, aux pétales plus larges qu’une main, d’un blanc nacré, aux reflets bleutés et luminescents. Chaque pétale, il y en avait sept, se finissait à sa pointe dans une teinte d’azur délicat, et la texture de la fleur évoquait sans mal quelque vaporeux tissu translucide. Les étamines, nombreux, semblaient des fils d’argent éclairés de l’intérieur. Enfin, le pistil frappait par son contraste de dégradés d’or, se détachant comme une longue trompe évasée.
Amarrus ouvrit des yeux surpris et tout à fait ravis. Il tendit la main, rassuré que la chose ne lui sauta pas à la gorge, et leva délicatement devant lui la fleur aux allures de joyau.
C’était une synthaïa.
Il y eu instantanément, parmi ceux qui savaient, un grand recul paniqué dans l’assistance.
Ce fut rapidement le désordre. Ceux qui avaient reconnus la synthaïa avaient très, très, envie de fuir, au plus vite et au plus loin ; ils se mirent à bousculer ceux qui, immobiles, admiraient, inconscients du danger, ce chef-d’œuvre de la nature aux allures de bijou. Un des gardes-du-corps d’Amarrus recula en heurtant lourdement les comparses de son patron, tandis que l’autre se demandait ce qui se passait. Quand au marchand, il était subjugué par la beauté de cette fleur exotique, totalement inconscient du danger.
Bien entendu, les premières exclamations se alentours ne se firent pas attendre :
« — Une synthaïa ! »
« — Mais il a perdu la tête ? »
« — Reculez ! »
« — On va tous mourir ! »
« — Appelez la garde ! »
Jawaad étira un peu plus son sourire en coin en entendant les rumeurs enfler, fixant Amarrus qui, l’air benêt, commençait à se figer d’angoisse, supposant bien qu’il se passait quelque chose de grave, mais incapable de comprendre le danger de ce qu’il tenait, fleur en main. Le maitre-marchand lâcha enfin, avec détachement :
« — Ceci, Amarrus, comme tu viens de l’entendre, c’est une synthaïa. Une fleur rare et exotique, des îles Sane’eshe. Très peu de gens au monde savent la faire pousser. Tout aussi peu savent la cueillir. A la moindre vibration, cette fleur libère son pollen, qui va flotter dans l’air. Et je vois que tu trembles, non ? »
Amrrus ne comprenait toujours pas, affichant un air aussi stupide qu’anxieux :
« — Et… et alors ?! »
« — Et alors, son pollen, libéré dans l’air, est une toxine qui tue en paralysant sa victime. Elle meurt étouffée. Cela prend moins de cinq minutes. » Jawaad fit une courte pause, rajoutant avec un ton sinistre et affreusement calme : « Il n’y a aucun remède. »
Amarrus lâcha un hoquet de terreur, et la fleur dans le même temps, qui retomba dans la boite.
Tout autour, la foule commençait à s’affoler et pousser des hauts-cris, en se bousculant pour reculer, faisant chuter les premiers malchanceux. Cette fois, tout le monde avait compris ; la panique enflait à vue d’œil en se répandant dans le hall.
Damas fit un signe de tête vers Abba, pour lui signaler le grabuge, et les ennuis qui n’allaient pas tarder à suivre. Et en effet, plusieurs gardes du corps mettaient la main sur leur arme, très partagés entre le devoir d’arrêter le responsable de la menace, et l’envie de reculer pour sauver leur peau. Pour le moment, l’option de ne pas approcher de la fleur mortelle leur paraissait la plus judicieuse.
La situation se compliquait cependant. Abba vit un petit notable dégainer un pistolet impulseur, Damas aperçut un garde-du-corps l’imiter. Cela allait mal finir.
Jawaad jeta un regard toujours aussi résolument calme de chaque coté, voyant ses hommes en alerte dans le chaos ambiant. Tandis qu’Amarrus, pris de panique, étouffait littéralement de terreur, la tension montait dangereusement.
Jawaad avait atteint son but, il était temps de la faire redescendre :
« — Maintenant que j’ai toute ton attention, Amarrus, et celle d’une centaine de témoins, écoute-moi bien… »
Un véritable silence se fit, les spectateurs les plus proches dans la foule, qui ne pouvait reculer sans devoir passer par dessus leurs voisins, retinrent leur souffle. Et pour une fois, Jawaad leva la voix. Juste assez pour être sûr d’être parfaitement entendu dans le brouhaha affolé du hall :
« — Je viens à la fois de te tuer, Amarrus. Et de t’épargner. Cette fleur a été traitée pour être sans danger, et je respire le même air que toi, sans risques. Ni pour moi, ni pour les miens, ni pour les tiens, abruti d’ignare incompétent ! Tu me dois désormais deux dettes de vie ! Celle que tu as contracté en tentant trois fois de me faire assassiner vainement, et celle-ci, en survivant à ma synthaïa uniquement parce que je l’ai bien voulu !
Tu n’es qu’un imbécile inculte, qui ne serait pas foutu de faire tuer un aveugle dans une rue sombre. Si tu es toujours en vie, c’est parce que je le veux bien, et parce que tu ne représente rien ! Retourne à tes orgies et tes esclaves, te gaver de graisses et de liqueurs. Continue à laisser ton commerce à la gestion de tes larbins, qui sont plus compétents que toi. Ne vient pas te mêler des affaires des maitres-marchands. Tu n’en seras jamais un. Tu ne serais même pas digne d’en être la semelle de la botte du dernier d’entre nous ! Et rappelle-toi ceci : je viendrais réclamer les deux dettes que tu me dois, où et quand cela me chantera, de la manière dont cela me chantera. Et par la loi du Conseil des Pairs et de la Guilde des Marchands, nul ne s’y opposera. »
Le silence, installé telle une lourde chape sur la foule, bâillonna même les derniers murmures. De mémoire de lossyan, personne n’avait jamais entendu Jawaad faire un tel discours ; et pour tout dire, personne ne l’avait entendu parler si longuement.
Alterma, surprise du silence soudain, se rapprocha de Jawaad, qui fixait avec un regard pesant de noirceur et un léger sourire satisfait, Amarrus toujours violacé, ébahi et le souffle coupé. Elle murmura, curieuse et souriante :
« — Vous l’aviez préparé, ce discours ? »
Jawaad haussa nonchalamment les épaules :
« — Non. C’était inutile. »
D’un coup, les murmures reprirent, puis enflèrent en une cacophonie épouvantable. Les uns commentaient les propos du maitre-marchand, les autres voulaient savoir ce qu’il avait vraiment dit, les plus éloignés paniquaient encore du risque de mourir à cause de la synthaïa, les plus proches soufflaient de soulagement, et les gardes du corps de tous les notables locaux essayaient de savoir quoi faire, tandis que les valets ramassaient les gens tombés dans la bousculade.
Jawaad avait toujours le regard tourné sur le marchand de marine :
« — Tuas compris, Amarrus ? »
Celui-ci acquiesça vaguement d’un mouvement nerveux de la tête en lâchant des borborygmes indistincts. Jawaad insista, sa voix devenue aussi glaciale que l’était son regard noir :
« — As-tu compris ?! «
Amarrus cracha la réponse, douloureusement, dans un couinement pitoyable :
« — Oui… oui ! J’ai bien compris ! »
Jawad fit un signe de tête qu’on aurait pu, avec quelque effort, supposer être de satisfaction, bien que son visage resta toujours aussi impassible. Dédaigneusement, il lâcha la boite qu’il portait en main, laissant la fleur choir au sol, pour se retourner vers ses comparses :
« — J’en ai fini. »
C’est à ce moment là que de l’entrée du hall déboula toute une troupe en armes, dans un tintamarre retentissant. Une douzaine de gardes de l’Elegio déboulaient, l’air mécontent, lance-impulseur en main, avec une évidente envie d’en découdre. Le sous-officier de la troupe beugla tel un sonneur, trop heureux de faire usage de son autorité devant un tel parterre de notables importants :
« — Qui donc a osé faire entrer une fleur de synthaïa dans l’enceinte du palais du Conseil des Pairs, et menacer la sécurité de l’honorable assemblée représentative d’Armanth notre bien-aimée ? »
Damas lâcha un lourd soupire. Abba se plaqua la main sur le visage en émettant lui aussi un soupire, qui tenait assez du grondement de fauve. Jawaad leva un sourcil, tandis qu’Alterma l’imitait, mais nettement plus démonstrative dans sa surprise. En quelques pas, fendant la foule qui s’écartait aussi des responsables, les gardes se retrouvèrent nez-à-nez avec Jawaad, ses deux seconds et Alterma. Et juste derrière le maitre-marchand, au sol, la fleur en question, qu’on ne pouvait pas manquer.
Damas leva les yeux au ciel, alors qu’imperceptiblement, il se postait en garde :
« — En fait, non, je crois que ce n’est pas encore tout à fait fini… »
Quel tableau, quel suspense, et quelle gifle ! J’adore, Axelle ! Bises !
Merci beaucoup ! Contente que cela te plaise… mais, rha, j’ai laissé des fautes.