Chapitre 18 – La Chute de Mélisaren, partie 1
Abba toisa encore la femme qui lui faisait face, lui renvoyant son regard de défi. En général, tout le monde craignait l’esclavagiste, même sans avoir la moindre idée de sa profession ou de son histoire. Entre sa taille hors-norme et sa carrure aussi puissante que bestiale, il faisait hésiter n’importe quel homme qui soit à peu près sain d’esprit ; déjà, parce qu’il fallait amplement lever la tête pour parvenir à le regarder directement, ensuite, parce qu’il fallait un certain courage, quand on y était pas accoutumé, pour affronter son regard noir et hostile sous ses épaisses arcades sourcilières.
Apparemment, la combattante en robe rouge et or, à la beauté surprenante et à l’allure altière même éclaboussée de sang, qui tenait tête au colosse et qui devait, comme tout le monde, lever haut le menton pour le fixer, n’avait strictement pas une once d’appréhension devant lui. Abba aurait pu être un chien de salon que cela n’aurait sans doute pas changé grand-chose à son regard, ce qui le perturba au plus haut point :
— Mais c’est qui, elle ?!
***
Après le tonnerre et les éclairs vint le feu.
Zaherd avait imaginé le pire des scénarios, depuis longtemps. Son prédécesseur n’avait pas ménagé ses efforts, durant ses vingt années de service comme commandant en chef des garnisons de la ville, pour assurer sa protection et renforcer ses défenses et ses remparts. Le triple réseau de fortifications autour de Mélisaren était de son fait ; un chantier colossal et devenu perpétuellement inachevé, longtemps combattu par la noblesse des princes de la ville et la bourgeoisie la plus argentée : le projet avait vidé une bonne partie de la trésorerie de la cité-État. L’espoir était de rendre la ville imprenable, ce qu’aucun monceau d’argent n’aurait jamais assuré à lui seul. Zaherd y avait ensuite contribué, modernisant l’artillerie et la défense portuaire, faisant construire les tortues d’acier, s’assurant de l’entrainement efficace des troupes. Depuis trente ans, la simple mention des formidables murailles de Mélisaren suffisait à décourager toute velléité d’en faire le siège. Il n’avait guère été nécessaire pour cela qu’elles soient mises à l’épreuve : les délégations diplomatiques venues visiter les autorités de la cité-État étaient toujours accompagnées de conseillers militaires, qui avaient vu de leurs yeux la puissance du réseau de fortifications et conclu que l’affronter serait vain. Ho, il y avait bien sûr eu des menaces, des blocus même ; une muraille et des canons ne font pas tout. Mais en plus de trente ans, jamais la guerre ne s’était approchée de la belle Cité Blanche.
À cent mètres du Légide, l’énorme herse blindée qui barrait les portes de Mélisaren vers la plaine finit par céder sous les coups et fut soufflée par une explosion hors-norme, emportant avec elle une partie de la barbacane qui la surmontait ; la boule de feu qui la suivit s’étala en langues incandescentes et hurlantes, embrasant les premières tortues stationnées sur la place et les hommes qui n’avaient pas eu le temps ou les moyens de reculer. D’autres explosions suivirent en un bombardement aveuglant destiné à réduire à néant les défenses de la porte. Depuis le pont avant du Béhémoth, pas loin de trente mètres au-dessus du sol, des artilleurs jetaient en contrebas tonneaux de poudre et de mitraille et énormes pots à feu qui s’écrasaient en détonations et flammes, dans un déchainement de ravages. La panique brisait tout espoir d’organiser une première défense de la ville dans l’imminence évidente de l’invasion. Zaherd n’avait pas pu donner la moitié des ordres qui auraient été nécessaires au plan qu’il avait prévu et il savait bien que moins de la moitié de ces ordres était parvenu à bon port.
Ce qu’il voyait, il le savait, c’était la chute de sa ville. À ses côtés, Mériaden, qui avait eu le courage de suivre son maitre volontairement, pleurait de terreur face au spectacle déchirant de dizaines d’hommes en train de mourir dans l’agonie des flammes, hurlant vainement leurs derniers appels à l’aide. Devant lui, couraient, aveugles, des braves réduits l’état de torches humaines, les globes oculaires consumés par les jets de kérogènes et les langues de feu ardentes. Partout, légionnaires et gardes se mêlaient aux rares civiles qui n’avaient pas encore quitté le quartier en feu, pour fuir à toute jambe, leur courage réduit à néant face à la terreur inexprimable que le Béhémoth soufflait dans les plus endurcis des cœurs.
Zaherd serra les dents. Il eut voulu hurler de rage et regarda au loin Niklos qui, sur la place, tentait avec les plus solides de ses ordinatorii d’endiguer la débandade et organiser la retraite des hommes loin du déluge de feu. Soufflant encore d’une colère qui voilait tant bien que mal son propre désespoir, il aboya vers son escorte d’officiers qui ne trompait guère le vétéran aguerri dans leurs efforts à rester parfaitement calmes et impassibles :
— Suivez-moi et rassemblez tous les hommes que vous pouvez ! On fait évacuer les blessés, on abrège les souffrances des agonisants et on regroupe les valides à l’entrée de la place !
Il se tourna vers son second, complètement terrassé par la terreur et qui sanglotait d’effroi. Exceptionnellement, sa voix se fit plus douce pour l’homme qui n’avait jamais eu l’âme d’un guerrier et l’avait pourtant suivi sans hésiter, de tout son courage :
— Mériaden, tu en as assez fait, retourne vers la Haute-ville. Ta place n’est pas ici.
Le jeune homme tenta de ravaler ses larmes et protester :
— Mais je ne peux pas vous laisser maintenant ?
— Si et tu vas le faire, c’est un ordre. Tu as été brave et tu n’as plus rien à prouver, mais désormais, c’est l’heure du sang et du fracas. Va-t’en !
Zaherd détacha le moins gradé et le plus jeune de ses officiers pour accompagner son secrétaire qui, malgré sa honte d’être trahi par sa faiblesse, ne se fit pas prier pour prendre ses jambes à son cou avec son escorte. Le jeune ordinatori, qui luttait pour ne pas céder à la panique devant l’horreur du carnage en cours, fut soulagé de se savoir lui aussi évacué, même s’il resta aussi militaire et froid que possible.
Quittant à grands pas le petit fortin accolé à une poterne bien dissimulée des remparts, Zaherd déboula sur le côté de la place, se dirigeant vers les troupes éparpillées dans le chaos de l’évacuation. Un de ses hommes agitait bien haut l’étendard qui permettait à tous d’identifier de loin le commandant en chef des armées de Mélisaren, tandis que ce dernier, courant le long de ce qui restait des terrasses couvertes de la place marchande, usait de toute sa voix pour mobiliser les hommes.
Il ne put aller bien loin. Un tonneau de poudre noire, cerclé de fer et bourré de balles et de clous, explosa à quelque pas devant l’Impérium, réduisant en lambeaux déchiquetés et carbonisés Zaherd et l’escorte de tous ses officiers, sans même qu’aucun d’entre eux n’ait eu le temps de comprendre qu’une arme honnie de tous et interdite dans toutes les guerres venait de sonner leur dernière heure.
***
Erzebeth criait ses ordres, à s’en déchirer les cordes vocales, la gorge irritée par les fumées âcres des incendies, comme si on avait passé tout son larynx au papier de verre. Autour d’elle, son si fier et brave équipage, dont elle chérissait chaque membre comme s’il eut été une de ses propres filles, tout du moins ce qu’il en restait désormais, luttait de toutes ses forces pour maintenir en vol le galion en péril, au moins assez longtemps pour qu’il puisse amerrir sur le fleuve, ou vers le port.
Le Défiant était en feu. En deux tirs au but, le plus puissant des deux béhémoths avait dévasté la coque, détruisant un des moteurs à lévitation, une grande partie de la barre et de ses drosses et boutant le feu à l’armurerie. Une bonne partie des ponts inférieurs brûlait et les marins tentaient de leur mieux de contenir les flammes, tant que le timonier pouvait encore tenir la direction. Désormais, le navire était pratiquement hors de contrôle.
La bataille avait été effroyablement courte et mortelle. Erzebeth n’aurait jamais pu imaginer une telle puissance de feu et une telle sauvagerie. Les béhémoths, pourtant prétendus lents, ne dépendaient pas du vent pour manœuvrer et ils étaient si massifs qu’ils emportaient sur leur pont des canons rotatifs tirant à longue portée des boulets de 30 kilos, quand les plus puissantes pièces du Défiant, pourtant remarquablement armé, ne pouvaient accepter que des boulets de 15 kg au maximum. Que les vaisseaux de Mélisaren eussent attaqué par devant, derrière ou sur les côtés, cela n’aurait de toute manière rien changé : les monstres volants pouvaient tirer à tous les angles, au point que le plus puissant des deux navires ne s’était arrêté de pilonner la ville qu’un bref instant, le temps nécessaire à lâcher quelques bordées, dont la première salve avait annihilé, à elle seul, les trois galions en tête de l’armada.
L’arrivée du second béhémoth et de son escorte aéronavale s’était plus apparentée à un hallali qu’à de nécessaires renforts. Sur la petite vingtaine de navires lévitant de la flotte de Mélisaren, près de la moitié était déjà en déroute quand la flotte de Nashera fut sur eux. Erzebeth se serait pourtant vanté, en d’autres circonstances, d’avoir, avec tous les autres capitaines qui avaient lancé l’assaut, vendu chèrement leur peau : le plus puissant des deux béhémoths avait souffert sous le feu nourri et quatre galions de Nashera avaient fait retraite, le pont en feu et les mâts ravagés. Le Tonne-Terre, l’un des vaisseaux amiraux de Mélisaren, avec ses soldats de marine intrépides, avait même brièvement réussi à aborder le second béhémoth, causant de nombreuses pertes dans ses rangs et plusieurs dommages à son armement. Mais les monstres volants embarquaient une telle quantité d’hommes que la centaine de combattants qui avaient tenté cet assaut intrépide avait été balayée en une poignée de minutes.
En tout et pour tout, la bataille s’était achevée en débandade en moins d’une demi-heure. S’accrochant de son mieux au bastingage, Erzebeth vit avec horreur une partie du pont s’effondrer dans les flammes, avalant Caldia, son second et sa plus fidèle amie en même temps que cinq autres de ses femmes. Le navire pencha dangereusement, prenant de la gîte alors qu’il chutait lentement dans un sillon de braises, de fumées et de débris. La capitaine-corsaire n’eut même pas l’instinct de crier encore sa peine et sa frayeur. Tétanisée par le spectacle déchirant de la fin de son fier voilier qui l’avait porté sur toutes les mers pendant dix ans et qui se disloquait sous ses yeux, en emportant dans la mort ces hommes et ces femmes qu’elle aimait tant et qui avaient fait partie de sa vie, elle n’eut qu’une brève pensée, seulement une image, pour Jawaad. Elle ne l’avait pas écouté et n’aurait jamais pu, elle le savait. Mais elle était perdue ; elle le perdait. À cet instant, et peut-être pour la première fois de sa vie, qui serait, sans échappatoire possible, aussi sa dernière, elle regretta son choix.
***
Sonia déboula sur le quai, sans arrêter sa cavalcade. Si jamais elle avait déjà eu à mesurer sa course la plus longue et effrénée, sans nul doute que c’était celle-là qui viendrait en tête. La Callianis était droit devant et elle tira sur ses dernières forces pour parvenir à hauteur du navire. Malgré la nuit, une agitation fiévreuse régnait sur le pont, mais, et Sonia le nota avec inquiétude, une partie de l’équipage, Damas compris, n’était pas à bord et certains portaient des paquetages, comme s’ils débarquaient.
Le jemmaï vit son esclave foncer vers lui et la rattrapa d’un bras tendu, tandis qu’elle pilait devant lui, sans se soucier de le saluer à genoux ; elle avait bien autre chose à penser. Elle ne nota même pas que son maitre était blessé, ce qui, vu les circonstances présentes, devenait presque quelque chose de commun dans la ville assiégée et, pour tout dire, mal en point. Il lui fallut le temps de pouvoir reprendre juste assez de souffle pour parler :
— Duncan, Lilandra et les deux esclaves de Jawaad sont… sont en route !
— Respire, respire, fit Damas : tu n’étais pas censée rester à l’abri de la Ville-haute ?
Sonia inspira encore, faisant des efforts pour reprendre le contrôle de sa respiration et planta ses yeux bleus de glace, froids et incisifs dans le regard du jemmaï :
— Plus rien ici n’est un abri, désormais ! Il faut évacuer la ville ! Duncan l’a compris, mentit-elle effrontément, et a décidé de rejoindre le port pour quitter Mélisaren avant qu’elle ne soit à feu et à sang.
Damas grimaça, jetant un regard vers la Callianis. À son bord, sur le pont arrière, Jawaad dirigeait les derniers préparatifs dans l’urgence. Sonia fronça les sourcils, constatant que parmi les tâches qu’accomplissaient le peu de marins sur le bord, ces derniers s’activaient, à la lueur de lampes et de torches, à alléger le voilier. Intuition liée à son lien avec les symbiotes ou génie déductif acéré à cet instant, elle n’eut pas la curiosité de chercher, mais elle comprit immédiatement :
— Erzebeth est allé combattre les béhémoths. J’ai vu les navires s’élever depuis le port au loin. Il va la chercher, c’est ça ?
— Personne ne pourra le convaincre de renoncer. Ça a été un massacre là-bas, au-dessus de la plaine, de ce que j’ai entendu.
Sonia fulmina brutalement, son regard de glace se figeant mortellement :
— Il peut bien y passer lui-même à aller prendre des risques pour son joli cœur, que m’importe, mais je ne suis pas seule dont la vie est en balance !
S’avançant brusquement sur la passerelle, en manquant de faire tomber un homme à l’eau tant elle l’avait poussé rudement, elle cria à l’adresse du Maître-marchand, sous le regard éberlué du jemmaï qui n’eut pas le temps de la retenir :
— Jawaad ! Il y en a d’autres qui t’aiment et dont la vie dépend de toi !
Jawaad se tourna à la voix qui venait de le héler. Il faillit l’ignorer, mais s’arrêta dans ses activités un bref instant :
— Ce n’est pas une décision qui te regarde. Reste à ta place, esclave !
— L’esclave te rappelle que ta vie dépend aussi de celle d’Anis et que tu dois protéger ce que tu possèdes, marchand ! Elle a ton astrolabe !
Damas décida de ne pas intervenir, se contentant de se poster près de son esclave pour la retenir si jamais il lui venait en tête de défier le maitre-marchand. Mais cette dernière savait fort bien ce qu’elle risquait à cet instant et ne s’y risquerait pas, du moins, pas au-delà d’un certain point. Jawaad, sans rien montrer de son soulagement à savoir son médaillon en bonne main, répondit à la remarque, s’approchant un peu, sans quitter le pont arrière :
— Tu t’inquiètes de sa vie, ou de la mienne ?
— Pourquoi poser une question dont la réponse est une évidence ?!
Jawaad étira un sourire à peine discernable sur son visage sombre et grave et, après un court silence, il s’adressa à son second :
— Va les chercher, Damas et assure-toi de les amener au port en toute sécurité. La flotte d’Armanth sera là à l’aube. Sonia ! Dit à Anis de veiller sur mon collier, je viendrais le chercher !
Jawaad se détourna et donna ses derniers ordres. Déjà les moteurs à lévitation commençaient à gronder tandis que les gabiers hissaient la voilure. Sonia explosa une dernière fois en voyant le marchand lui tourner le dos :
— Tu ne mérites en rien tout l’amour pour toi que j’ai semé en elle !
Une claque sèche derrière le crâne mit fin à ses récriminations. Damas venait d’attirer douloureusement son attention :
— Tu arrêtes, maintenant. Il ne t’écoutera pas ; il n’écoutera personne. On a mieux à faire, tu vas me guider ; tu peux retrouver Duncan et les esclaves ?
Sonia souffla de mépris, mais se contint et opina avant de demander :
— C’est quoi, cette histoire de flotte d’Armanth qui arriverait, maitre ?
Damas attrapa le bras de Sonia, pour l’entrainer sur les quais et dégager le passage de la passerelle, alors que la Callianis se préparait au départ. Il ne répondit qu’une fois assez loin pour être hors de portée de la cohue et du tintamarre :
— Un petit sloop a accosté dans la nuit. Armanth a envoyé une flotte. Officiellement, leur seule mission est de venir en aide aux ressortissants de l’Athémaïs et aider à évacuer, mais, de ce que j’ai compris, eux et une autre flotte venue d’Ansaren se battent dans le golfe pour briser le blocus de Nashera.
— Et qu’est-ce qui peut t’assurer que des secours seront bien là à l’aube ? Ils peuvent tout aussi bien se battre encore que nous serons tous massacrés ou capturés !
— Argus Aristos est un sot arrogant et il aura voulu rajouter une victoire à son honneur ; donc, à l’heure qu’il est, il a dû envoyer sa flotte entière en une bonne grosse ligne disciplinée et idiote. Il ne devrait pas tarder à panser ses plaies à moins qu’il ne soit déjà en train de nager avec les poissons. Quoi qu’il arrive, nous allons évacuer, Sonia. Maintenant, bouge-toi et guide-moi avant que cette ville ne devienne un piège mortel.
Sonia ne se fit pas prier, tandis que Damas appelait à la rescousse de gros bras solidement bâtis parmi les marins restés à quai pour l’accompagner, vérifiant que les deux hommes étaient, au moins à minima, armés. Il ne se faisait guère d’illusion : sous peu, il y aurait de la casse et, pour parvenir à évacuer le doyen et les deux esclaves de Jawaad et mettre tout le monde en sécurité, il faudrait tôt tard faire parler les armes. Plus loin en ville, par-delà le port, les flammes dévoraient le quartier commerçant sis autour de la porte des plaines, éclairant le ciel d’une effrayante lueur rouge où se détachait la silhouette massive du béhémoth.
***
Le baptême du feu de l’équipage du Grâce de Feu se fit dans le sang.
Lira n’eut guère le temps de s’intéresser au nom du navire de Nashera qu’elle aborda après un échange de bordées terriblement ravageur. Le plan d’origine de la Lame d’Argent, que le capitaine Eorsès avait pourtant tâché de mener avec la plus efficace diligence, consistait à pilonner le vaisseau et le laisser lécher ses plaies, une fois qu’il aurait eu la prudence de renoncer, le tout sans s’attarder. Mais l’Asphodèle, le vaisseau qu’il traquait, avait pris des coups au but et se trainait lamentablement, une partie de sa mâture hors d’état et le capitaine de Nashera ne voulait pas lâcher sa proie. Lira n’avait pas hésité et tant pis pour la prudence ; ses hommes étaient prêts et elle était sûre de dominer l’adversaire, par la qualité de ses soldats, si ce n’est par leur nombre.
Les légionnaires du vaisseau de Nashera se défendirent comme des fauves. En mauvaise posture, pris au piège et leur navire rudement secoué par les dégâts de l’artillerie du Grâce de Feu, le premier objectif de son commandant de bord était d’inverser la situation en capturant le galion d’Ansaren ; très vite, il comprit qu’il n’aurait aucune chance. La mitraille dévastait les deux ponts, mais ses troupes pourtant entrainées ne faisaient pas le poids devant les légionnaires d’Ansaren, remarquablement motivés, organisés et autrement mieux équipés que ses propres soldats. C’est quand il vit la femme vêtue de rouge et d’or, fauchant homme après homme, comme si rien ne pouvait l’atteindre ou l’arrêter, jusqu’à se tailler un chemin sur son propre château arrière, suivi de sa garde personnelle, qu’il réalisa contre qui il se battait. La reddition fut prompte, devant la commandante en chef de la cité d’Ansaren, ce qui pour le capitaine du vaisseau de Nashera revenait à désobéir à l’ordre complètement absurde de l’amiral Argus : combattre à outrance sans faire retraite ni se rendre. Vu le sort que lui eut sans doute réservé ce dernier, il préférait largement les fers qui l’attendaient inévitablement.
Lira laissa Amaris gérer le sort du navire capturé ; Eorsès détacha une partie de son équipage pour manœuvrer le galion capturé tandis que la seconde de la Lame d’Argent s’assurait de désarmer et emprisonner les hommes de Nashera à fond de cale. L’Asphodèle avait échappé de justesse à la catastrophe, mais il n’irait pas bien loin sans prendre le temps de réparations d’urgences.
C’est ainsi que Lira vint rejoindre le navire marchand d’Armanth, pour être présentée à son capitaine. Davio en fut soulagé ; l’Asphodèle n’était pas armé pour supporter un affrontement avec un galion de guerre et il se considérait déjà heureux de s’en être sorti avec seulement une poignée de morts et blessés. Avec un peu de chance et de travail, il pouvait espérer mener sa mission à bien, même en se passant d’une partie de la voilure arrière. Désormais, avec deux galions en escorte dont le navire amiral de la famille Aquilon d’Ansaren, il savait avoir toutes les chances de parvenir au port de Mélisaren dès les premières lueurs du jour.
Abba, lui, n’avait guère entendu parler de Lira Aquilon et, s’il savait où se trouvait la cité-État d’Ansaren, il n’avait foutrement pas la moindre idée de qui était la Femme d’Épée et commandante du navire qui était venu à leur rescousse. Il faut dire que les légendes sur la Lame d’Argent ne pouvaient guère l’aider à la reconnaitre : ses cheveux n’étaient pas de feu ardent, elle ne mesurait pas la taille d’un géant et ses yeux n’étaient en rien embrasés d’un feu qui consumait le cœur des hommes au premier regard. Ceci dit, la femme qui la toisait alors qu’il avait raté les présentations pour cause de nausée était non seulement belle, mais impressionnante et son allure était rendue plus saisissante encore par les taches de sang qui maculaient son uniforme d’or et de rouge carmin, clairement pensé pour la guerre et faciliter ses mouvements, malgré le port d’une jupe longue.
Alterma décida d’éviter à son ami une confusion humiliante et rattrapa le manque flagrant d’étiquette de l’esclavagiste :
— Abba, je vous présente Dame Lira Aquilon, princesse d’Ansaren, connue sous le nom de la Lame d’Argent.
La Femme d’Épée eut un sourire et remercia d’un signe de tête la comptable qui venait de dissiper les malentendus. Le colosse frangien qui lui faisait face sembla perdre sa mâchoire pour un instant en prenant conscience de la personnalité qui lui faisait face. Non qu’il eut soudain une réaction de crainte respectueuse, mais ce fut plutôt l’évidence d’une surprise qui dépassait très largement sa capacité à maintenir une contenance. Plus tard, quand on lui en parlerait dans les veillées, il ne cesserait de récriminer qu’il était malade comme un chien et qu’il ne s’y attendait pas le moins du monde.
— Ha… ho… Euh… vous ne ressemblez pas trop à ce à quoi je m’attendais d’une légende vivante, madame.
Alterma manqua de pouffer. Entendre Abba perdre ses moyens et surtout vouvoyer était quelque chose d’assez unique pour qu’elle en profite pour sa plus grande joie, lui faisant oublier les tensions de la terrible nuit que tous venaient d’endurer.
Lira eut un sourire et hocha encore la tête, fort amicalement :
— Je crois savoir assez bien comment on me décrit dans les contes et les chansons et je suis loin de ressembler à ces exagérations. Ainsi donc, vous êtes tous deux membres de la maison d’un maitre-marchand d’Armanth, c’est cela ?
Alterma opina :
— Oui, madame. Il était à Mélisaren en séjour pour affaires et nous voulons tenter de le sauver. Mais nous ne savons guère dans quelle situation il se trouve, ni la ville elle-même…
— En état de siège, résuma Lira. Et nous savons que de puissants renforts sont encore arrivés, sans doute la veille, depuis Nashera. Nous étions impuissants jusqu’ici, sauf à harceler la flotte pour, justement, briser le blocus, mais votre capitaine m’a dit que vous faites partie de toute une armada venue de l’Athémais ?
Abba acquiesça, bien décidé à ne pas rester silencieux, après son ébahissement qu’il ne voudrait jamais avouer :
— Ouais, c’est cela. Jawaad est très important, par chez nous et, sans compter que c’est notre ami et patron, il n’était pas question pour l’Elegio de rester sans rien faire tandis que Nashera dévaste une cité alliée et met en danger un des plus puissants Maîtres-marchands de sa ville. On est venu en force, avec des renforts de Koïemonos et même des mercenaires de l’Imareth. Mais bon, nous, on s’est un peu perdu dans le golfe, j’crois. Enfin, Davio a dû vous en parler mieux que moi.
Lira fronça les sourcils :
— Tout cela pour cet homme ?
— Pas uniquement, madame, répondit Alterma. La flotte est vaste et elle a, avant tout, pour mission de briser le blocus et évacuer autant de ressortissants de l’Athémaïs que possible et, si elle le peut, d’habitants de la cité. C’est sa mission officielle.
— Et officieusement ?
— Eh bien, peut-être faire assez peur à Nashera pour qu’il renonce à s’emparer de Mélisaren ?
Lira soupira avant d’acquiescer :
— Nous avons donc le même objectif et je suis soulagée ; peu de forces se sont levées pour prêter main forte et ma propre flotte ne faisait guère le poids. Nous allons vous escorter jusqu’au port. Mais il va falloir attendre l’aube pour en savoir plus ; cette nuit est difficile et l’obscurité se charge par trop bien de nous voiler ce qui est en train de se passer. Il y a eu des rumeurs et je prie les Hauts-Seigneurs qu’elles soient infondées…
Abba réceptionna le thé que Jaspe lui apportait, cette dernière étrangement calme au vu de la situation, ce que l’esclavagiste relia à son passé mouvementé, elle avait dû en voir assez d’autres en matière de situation de combat pour savoir comment gérer la peur. Alors qu’il lui fit signe de rester près d’elle, histoire de ne pas aller se mettre dans les pattes des marins qui s’affairaient à remettre l’Asphodèle en état, il fronça les sourcils aux derniers mots de la Lame d’Argent :
— Hum, quelles rumeurs ?
— Je ne veux y prêter foi et je sais de source sûre que le Premier Régent en aurait bel et bien fait construire, mais on dit que les renforts envoyés sur Mélisaren… c’est un béhémoth.
Alterma ouvrit des yeux surpris :
— Qu’est-ce donc ?
— Un navire géant, cuirassé et surarmé, mu par une douzaine de moteurs à lévitation, un briseur de murailles fait pour soumettre une ville à lui seul, si puissant qu’il vaut une flotte toute entière. Si c’est vrai, la situation deviendra alors dramatique…
La comptable redouta l’intuition qu’elle eut aux propos de la Lame d’Argent, mais ne put se retenir de demander :
— Pou… pourquoi ?
La réponse ne fit que confirmer ses craintes :
— Parce que personne dans tout le sud des Mers de la Séparation n’a la moindre idée de comment on peut affronter et vaincre de telles machines…
***
Se mêlant aux civils paniqués, de plus en plus de soldats couraient à leur tour dans la même panique que celle qui saisissait les habitants des quartiers en feu et qui remontaient aussi vite qu’ils le pouvaient, le long de l’Agia Aranda, la vaste avenue centrale traversant toute la cité jusqu’aux murs de la Haute ville. Certains des gardes tentaient encore d’assumer leur rôle et s’efforçaient de ramener un semblant de discipline à l’évacuation, mais la plupart ne voulaient que prendre leurs jambes à leur cou et se mettre à l’abri. Les plus terrorisés ou lâches s’étaient même délestés de leurs armes les plus encombrantes pour courir plus vite, fendant la foule à grand coup d’épaule, sans se soucier du sort qui pouvait bien attendre ceux qu’ils faisaient tomber en les bousculant ainsi.
Les flammes étaient hautes, maintenant, et éclairaient les rues et les façades en longues ombres, illuminant de rouge le périple de plus en plus ardu de Lisa et la petite troupe qui tentaient d’avancer à contrecourant de la foule, au rythme de Duncan et Lilandra. Ils étaient forcés de progresser en longeant les bâtisses, collés contre les murs, enjambant tréteaux et poteries, pour éviter d’être emportés dans le flot des fuyards.
— C’est quoi, des… des dévoreurs, cria Lisa ?
Azur, qui suivait péniblement Lisa en se faisant, comme elle, cogner régulièrement et sans ménagement par la foule à contresens, tenta de répondre de son mieux. Elle dut crier à son tour ; entre les fracas des explosions, le grondement de bête hurlante de l’incendie et les cris de la foule, elle ne pouvait même plus s’entendre parler :
— Des monstres ! Des monstres créés avec des symbiotes ! Avance, petite sœur, aussi vite que tu peux !
Duncan tentait lui aussi de progresser de son mieux, offrant régulièrement son aide à Lilandra. Mais il maudissait à cet instant son âge avancé et le manque d’exercice. Il eut fallu pouvoir courir et il n’aurait pas hésité, quelques dizaines d’années auparavant, même au risque d’avoir à affronter la foule frontalement, tel un ghia-tonnerre en charge. Mais il était bien trop vieux désormais pour s’y essayer et il ne pouvait que tenter de son mieux d’ouvrir la voie pour son assistante, qui, les yeux larmoyants et roulants dans leurs orbites, tentait tant bien que mal de ne pas céder à la panique ambiante. Terrorisée par la situation démentielle qui lui faisait regretter amèrement d’avoir quitté l’abri de la Haute-Ville, Lilandra n’avait plus lâché un mot et se contentait de concentrer toutes ses forces pour suivre le rythme que menaient les deux esclaves de Jawaad.
Soudain, à deux maisons de là, le flot incessant des civils venant des quartiers en feu se changea en une course éperdue, inexorablement freinée par la foule que percutaient les fuyards, paniquant hommes et chevaux dans des hurlements de terreur. Un peloton entier de gardes se rajouta à la cohue, pris de panique en essayant lui aussi de reculer. Et puis, l’arche du porche, qui surplombait la rue, vola en éclats, projetant des moellons à plusieurs mètres ; les gardes les plus proches qui n’avaient pas été balayées usèrent de leurs dernières balles sur un ennemi que Lisa ne pouvait voir, avant de prendre leurs jambes à leur cou et se heurter à la foule, désormais compactée en un amas humain inextricable dont personne ne pourrait sortir.
Duncan, l’individu le plus grand du groupe, fut le premier à voir la menace. Soudainement épouvanté, il hurla, tirant de toute ses forces Lilandra derrière lui :
— Courez !!
Lisa, tétanisée par l’ordre du vieux médecin qui transpirait la terreur se fit emporter par Azur qui ne cherchait pas à comprendre et l’entrainait sous les arches d’une auberge dont les portes étaient barricadées. Tournant la tête, la terrienne vit alors les choses responsables de la panique.
Surgissant de la poussière et des gravats, trois silhouettes se frayaient un passage en force sur l’Agia Aranda, défonçant murs et toitures sur leur route. Les trois créatures n’avaient d’humaines que leur forme, qui faisait immanquablement penser à quelques titans antiques, hauts de plus de trois mètres, dont la musculature aurait gonflé jusqu’à être hors de proportion. Lisa n’aurait pu dire la couleur de leur peau, éclairée par les feux rougeoyants des incendies, mais elle distingua les larges pustules brillant d’un jaune bioluminescent qui parsemait leurs corps. Tandis qu’Azur la tirait de toutes ses forces en courant aussi vite qu’elle le pouvait, Lisa vit le monstre le plus proche de la foule balayer les fuyards devant lui d’un coup d’une sorte de gourdin improvisé, qui devait penser plus lourd que la rouquine, massacrant cinq hommes d’un seul geste. Le dernier à survivre connut un sort pire encore quand la chose l’attrapa de son énorme main, qui aurait pu enserrer la tête d’un cheval, et l’acheva en lui arrachant bras et épaule d’un monstrueux coup de dents.
Lisa hurla de terreur, ce qui ne changea pas grand-chose au concert des cris épouvantés. La masse inextricable de fuyards fut soulevée par un mouvement de foule irrépressible, qui se changea en vague humaine venant s’écraser contre les murs des bâtiments de l’autre côté de l’avenue. La mêlée s’étala dans un chaos violent autour de la terrienne et de son petit groupe, menaçant de les éparpiller. Duncan dut saisir la taille de Lilandra pour parvenir à l’entrainer à l’abri du premier porche venu, tandis que ses deux esclaves personnels réussissaient, elles-mêmes ne savaient pas quel miracle, à s’abriter sous le tablier d’un atelier.
Lisa cria encore ; malgré tous ses efforts, elle venait de perdre Azur, cette dernière entrainée brutalement par la foule. La psykée tenta bien de son mieux de ne pas se laisser emporter, mais elle ne faisait pas le poids devant le mouvement incontrôlable des fuyards qui, incapables de quitter la mêlée, ne faisaient que se gêner les uns les autres dans leur tentative éperdue d’échapper aux monstres. La terrienne elle-même se faisait entrainer en sens inverse au gré des mouvements de panique, changée en fétu de paille, sans plus aucun contrôle sur ses mouvements. Si jamais elle venait à tomber, elle serait piétinée mortellement, un sort qui venait déjà de coûter la vie à plusieurs dizaines de personnes. Bousculée encore et encore, incapable d’apercevoir Azur, écrasée par la masse humaine, la jeune femme se mit à fredonner ; en un instant, dans la plus totale indifférence des quidams qui luttaient tous pour leur vie, aveugles à tout sauf au danger, l’air ambiant se mit à vibrer et miroiter.
***
La hache ardente s’abattit d’un coup sur la gueule béante à la mâchoire distendue, fracassant les os et déchirant les chairs jusqu’à fendre le cerveau du dévoreur. S’effondrant d’un coup, le monstre d’une demi-tonne entraina Eïm dans sa chute, qui n’eut que le temps de se jeter de côté et rouler lourdement sur les pavés, soulevant un nuage de cendres. C’est ce qui le sauva. La fumée empêcha le second dévoreur d’ajuster sa cible, quand il écrasa au sol son énorme gourdin ferré.
C’est le moment que choisit Artius pour charger le monstre, fonçant dans son dos pour y enfoncer de toutes ses forces sa lance-impulseur, suivi dans le même mouvement par trois autres ordinatorii. Le dévoreur fit un moulinet qui arracha la tête du malchanceux légionnaire le plus proche, mais Artius et ses deux autres collègues tinrent bon, le temps de faire feu de leur arme. Le monstre aux muscles si épais qu’ils donnaient l’impression d’être faits de corde hurla de douleur en donnant encore de gigantesques coups dans le vide, éparpillant ses assaillants comme s’ils n’avaient rien pesé. Malgré la morsure des lances acérées et les balles des impulseurs qui avaient labouré son corps, il vivait encore, se retournant en titubant sur les trois ordinatorii.
Eïm se releva prestement, prêt à foncer sur le monstre pour lui fracasser le crâne. Mais Artius dégaina un énorme mousqueton modifié pour être tenu d’une main, qu’il tendit à bout de bras. La balle fit exploser la moitié de la mâchoire du dévoreur en lui emportant une partie du cou ; la hache ardente du combattant qui l’atteint au même instant ne fit qu’abréger son agonie. Mais, pour tuer ces deux dévoreurs, trois hommes de valeur avaient donné leur vie ; et c’était encore un prix faible, comparé aux ravages que les monstres étaient en train de faire dans les troupes désorganisées de Mélisaren.
Autour d’Eïm et de la poignée de légionnaires qui se regroupaient à l’entrée de la rue, les combats faisaient rage, mais la situation était presque désespérée. Les portes de la cité béaient sur le glacis des fortifications, grandes ouvertes sur les légions de Nashera qui ne tarderaient pas à s’y engouffrer, entourées des ruines des bastions ravagés par le feu roulant du béhémoth. Désormais au-dessus de la ville, le géant de bois et de métal avait achevé d’abattre les défenses qui eurent pu le menacer et s’activait maintenant à son œuvre de terreur.
Mais le guerrier ne s’était jamais attendu à ce que Nashera osât employer des dévoreurs. Ho, il en avait déjà vu et de près ; c’était une arme privilégiée de l’Hégémonie, qui s’assurait d’en avoir des réserves conséquentes dans ses œuvres de pacification, quand un ennemi par trop hargneux ou entêté lui résistait trop et que le siège de sa cité se prolongeait. Mais c’était aussi un secret de fabrication jalousement conservé par les autorités d’Anqimenès, dont Eïm lui-même ne connaissait que quelques bribes, sans doute pas beaucoup plus que ce que tout le monde en savait. On prenait des esclaves, des forçats ou des condamnés à mort, on leur greffait de force un symbiote que d’aucuns prétendaient être le fruit d’expériences sur les méduses des forêts et, en quelques jours ou semaines, on obtenait un monstre humanoïde, lourd comme huit hommes, fort comme dix, nanti d’un appétit insatiable et carnassier, devenu à moitié fou et guidé par un instinct de violence et de ravages. Les dévoreurs restaient des choses rares, mais, même sommairement armés et sans armure, presque rien ne pouvait les arrêter ni rien les tuer une fois lancés.
Dans le meilleur des cas, ces monstres ne vivaient pas plus un an avant de finir par se dévorer eux-mêmes dans une ultime crise de démence. Mais l’Hégémonie ne se fatiguait guère à prolonger leur existence. Elle les créait au besoin, les lâchait sur une ville comme armes de terreur et, une fois leur tâche finie, les achevait en envoyant des brigades d’ordinatorii équipées de pots à feu, d’épieux électriques et de lourdes couleuvrines. Mais jamais encore Eïm n’avait vu de ces choses déployées par d’autres que les forces de l’Église d’Anqimenès et encore, uniquement pour les assauts les plus meurtriers et impitoyables que ses forces armées pouvaient être amenées à lancer.
Or, ici, il s’agissait bel et bien d’une guerre lancée par Nashera, sur ordre de son Premier Régent, Onaxaphore. Qu’avait-il pu manigancer et comment, pour mettre la main sur cette technologie si hermétique et redoutée que même les hégémoniens eux-mêmes ne l’employaient qu’en extrême nécessité ?
Eïm fut forcé d’oublier ses questions, ramené brutalement à la réalité par la seconde vague des dévoreurs qui venaient de déborder la ligne des trois tortues d’acier entourée d’artilleurs et de piquiers. Même les dernières machines blindées de Mélisaren n’étaient ni assez nombreuses ni assez puissantes pour parvenir à les contenir ; quant aux hommes, une fois les monstres sur eux, ils n’étaient plus que des proies dont la seule échappatoire à la mort était de prendre leurs jambes à leur cou. À leur simple vue, le courage de la plupart des combattants flanchait ; et quant à ceux qui avaient encore assez de bravoure ou de folie pour ne pas fuir, ils étaient balayés. Le seul moment où un dévoreur arrêtait sa course, c’était pour mâcher goulument une de ses victimes avant de reprendre sa charge aveugle.
— Par les Étoiles, y’en a combien ?!
Eïm se tourna sur Artius, qui tentait de recharger son énorme pistolet, tandis que ses légionnaires faisaient barrage, face à la mêlée sanglante qui se déchainait à vingt mètres d’eux.
— Vingt-cinq, peut-être trente ! On ne les retiendra pas ! Bordel, fait reculer tes hommes et barre-toi !
— Pour aller où ?! Au moins huit d’entre eux sont déjà passés ! Ils doivent déjà ravager la ville et les légions de Nashera arrivent !
— J’en sais foutre rien, fonce vers le port ou la Haute-Ville, là où t’as une chance d’organiser une défense et ne pas crever !
À dix pas de là, la dernière tortue d’acier encore en état tira son ultime coup de canon avant d’être retournée par un dévoreur comme s’il s’était agi d’une charrette à bras, entrainant dans sa chute plusieurs hommes qui finirent broyés sous la machine. Ce fut le signe irrépressible de la débandade pour les combattants que plus rien ne protégeait. Courant de toutes les forces, pour la plupart sans autre but que de sauver leur vie, pour les plus braves en quête d’un repli où poursuivre le combat, ils déferlèrent dans les rues bordant la place, trop nombreux pour s’extraire à temps de la nasse dans laquelle leur multitude les prenait.
Eïm réalisa que l’officier de Mélisaren et son petit groupe de vétérans et de jeunes courageux ne se décideraient à se replier à leur tour que s’il donnait l’exemple.
— Suis-moi, Artius ! On dégage !
Il délesta au passage un cadavre de son fusil et de sa cartouchière et se lança en courant vers l’entrée d’une taverne encore accessible dans le chaos. Il n’avait plus qu’à espérer qu’elle aurait une porte de service et qu’il puisse mener ces hommes en sécurité, tout du moins dans l’immédiat.
***
La vague de gravité engendra une onde sonore qui fit claquer l’air ; telles les quilles d’un jeu de boules, les fuyards entassés en une masse compacte furent repoussés en tombant les uns contre les autres, jusqu’à engendrer un véritable carambolage humain dont Lisa s’extirpa, pour courir à toutes jambes vers Azur, dont elle devinait à peine les cheveux blonds de blé mûr, plus haut dans l’avenue.
Autour d’elle, tandis qu’elle Chantait, les vagues d’onde cognaient dans une rythmique régulière, avec assez de force pour repousser charrettes et lourds paquets, traçant autour d’elle un chemin qu’elle empruntait aussi vite qu’elle en était capable, tant qu’elle avait du souffle, enjambant les gens qui se battaient avec l’énergie du désespoir pour tenter de se relever.
Azur bataillait, pleurant de panique, pour ne pas se laisser happer par la marée humaine qui fuyait les monstres. Mais la psykée ne faisait guère le poids devant une foule serrée épaule contre épaule, rendue aveuglément folle par une terreur indicible. Elle tendit le bras en apercevant la terrienne qui se frayait un chemin dans le chaos de toute la force de son Chant de Loss. Au même instant, dans des hurlements, la cohue fut une violente embardée, entrainant Azur dans des mouvements incontrôlables vers l’espace laissé vide par les fuyards. Devant, les dévoreurs, qui se jetaient dans la foule, massacraient tout ce qui tombait à leur portée dans une orgie de sang. A vingt pas d’elle, de l’autre côté, Lisa, qui, au mépris du risque, remontait sur elle aussi vite qu’elle le pouvait.
Avec toute l’énergie qu’elle pouvait déployer, usant de la peur comme d’une source de force décuplée, elle parvint à s’extraire de la marée humaine, trébuchant sur les malheureux que la foule piétinait aveuglément, sans savoir qui vivait et qui était mort. Elle reprit courage en voyant sa courageuse petite sœur rousse qui, manquant à son tour de tomber, se rattrapa de justesse, pour courir vers elle.
Azur ne vit pas le dévoreur. Elle ne comprit qu’en apercevant la terreur dans le regard de Lisa. Elle n’eut pas le temps de se tourner, encore moins celui d’éviter l’énorme main qui l’agrippa en lui broyant les côtes et les omoplates. Elle ne cria même pas, les poumons vidés de tout air sous l’étau du monstre. Elle n’était déjà plus consciente quand l’énorme créature l’attira à sa gueule pour lui déchirer la moitié du bassin et se repaitre de son foie et d’une partie de ses intestins. Elle était déjà morte quand le dévoreur la jeta de côté, comme on se débarrasse d’un rebut, à la recherche avide d’une autre proie à déchirer et dévorer.
Le premier rayon de soleil de l’aube lécha le corps sans vie d’Azur dans sa chute, éclairant l’or de ses cheveux et le rouge du sillon de sang qui la suivaient, avant d’achever sa course à trois pas de Lisa, s’effondrant sans vie, comme une poupée désarticulée. Le chaos de la foule, les cris des fuyards terrifiés, les détonations des armes à impulsion, les grondements des incendies, tout s’arrêta pour la terrienne dans un silence tétanisé. Elle vit le dernier éclat de ce qui avait été la vie de sa seule véritable amie s’éteindre dans les yeux bleus exorbités de la psykée. Ce fut la seule chose qu’elle retint, la dernière image que son esprit grava au fer rouge dans sa mémoire, tout ce qui resta d’Azur, à jamais ; une image qui hanterait chacune de ses nuits.
L’instant d’après, elle hurla. Et la réalité elle-même explosa.