Le soir éteignait ses dernières lueurs sur l’immense port qui paraissait sans fin, et semblait vouloir engloutir dans une forêt de mâts l’entièreté de la baie d’Armanth. Du côté des terres, aussi loin que la vue pouvait porter par-dessus les toits serrés en grappes des pâtés de maisons hautes, la cité-état s’étendait, en sautant de canaux en îlots jusqu’aux collines. Construite sur la lagune, la ville enjambait par son milieu le fleuve Argas, et grimpait en pente douce entre des jardins et des bois pour grignoter le flanc de la falaise qui faisait office de rempart naturel à toute la façade nord de la cité.
Armanth est le plus grand port commercial des Mares Saeparent, les Mers de la Séparation, dont les berges accueillent l’immense majorité des villes et des cités-états de Loss. Armanth en est la seconde plus grande dans tout l’hémisphère nord ; du moins pour ceux de cette planète qui savent que, sous le ciel toujours barré par l’immensité brumeuse et bleutée de la Lune Ortentia, leur monde est une sphère.
Le soleil venait donc mourir en répandant ses derniers rayons sur la terrasse de bois d’une taverne sans fard. Bouge à matelots et dockers, elle avait littéralement les pieds dans l’eau. À cette heure, y dansait sur une piste de sable, avec une lascivité fatiguée, une esclave défraîchie mais audacieuse et pas maladroite, qui essayait de son mieux d’offrir un divertissement à ses rares spectateurs. Il n’y avait pas une demi-douzaine de clients à s’attarder sur elle. Tous las de leur journée de travail, ils goûtaient à la douceur du soir après une journée d’été chaude et harassante. Avec la fin du jour se levait enfin une brise fraîche et bienvenue pour souffler un peu les âcres puanteurs venues de la cité abritant plus d’un million d’âmes.
Debout sur la terrasse, appuyé nonchalamment à la rambarde en dédaignant comme à son habitude tables et tabourets et sans doute le seul à vraiment s’intéresser à la danseuse, Jawaad buvait un thé qu’il ne pourrait jamais finir tant il était infect. Sa contemplation solitaire, dont il était coutumier, profitant de ces silences pour se plonger en réflexions qui, au grand dam de ses proches, pouvaient parfois se prolonger une journée entière, fut interrompue par un des clients avinés de la taverne qui, après avoir quitté le comptoir d’une démarche qui ne laissait aucun doute quant à son état, le rejoignit sur la terrasse. Il se planta devant lui après l’avoir observé un bon moment, chavirant un peu sur ses pieds :
— T’as un sacré beau bijou, là.
— Et ?…
Jawaad daigna quitter ses pensées et leva son regard de sa tasse au breuvage infâme, pour toiser l’importun. Il dépassait allègrement d’une demi-tête son interlocuteur, ce qui était assez courant pour Armanth ; il y était vu comme un homme de grande taille. Son visage arborait les traits d’un métis à la peau mate. Il semblait être à moitié athémaïs, l’ethnie régionale, et à moitié du sang d’un nordique ; on aurait pu oser la comparaison avec un dragensmanns ou un hégémonien. Une aura d’impassibilité et des expressions illisibles accentuaient encore la sorte de nonchalance arrogante qu’il affichait constamment. Un regard noir et incisif, une barbe de trois jours et une crinière de cheveux noirs soignés, mais à dessein en désordre, lâchement retenus par un catogan, achevaient le tableau. Il émanait de sa savante langueur feinte une aura de chasseur ; quelque chose de notoirement félin, qui évoquait clairement le prédateur. Si les lossyans eussent été des lions et autres grands fauves, lui aurait pu être le léopard. Celui qui sait que sa force tient dans sa capacité à frapper d’un coup, sans pitié ni avertissement.
Paradoxe supplémentaire, il n’avait pour toute arme qu’un coutelas de travail lacé au biceps dans son fourreau. Si les armanthiens ne sont pas fréquemment armés, en général, ils le sont alors bien mieux que cela. Il portait des vêtements noirs et sobres : un kilt de lanières de cuir et de lin épais par-dessus un pantalon, que retenait une large ceinture à poches débordante de divers outils et un simple gilet, discrètement brodé, ouvert sur son torse nu. Des atours dont la richesse ou la qualité n’apparaissaient pas de visu pour qui ne connaît pas bien les étoffes et les modes. Son seul apparat, finalement, était un pendentif de la taille d’une grosse pièce de monnaie, retenu par une chaîne à son cou et qui, de près, évoquait un complexe astrolabe dont le motif eût rendu perplexe tout astronome. Le bijou semblait fait d’un argent brillant et éclatant, enserré dans une châsse d’or rose. De toute évidence, l’intrus, ivre comme une outre, fixait toute son attention sur le riche apparat en question.
— Hé ben, tu sais, j’connais plein d’gens qui s’raient vachement heureux d’avoir un truc comme ça. C’est qu’ça doit valoir cher.
— Et ?…
— Eh bien moi, tu vois, je s’rai bien content de l’avoir dans la poche, ton bijou…
Jawaad ne fit aucun geste, sa tasse toujours en main. Un sourire de mauvaise augure se dessina, à peine discernable aux plis de ses lèvres. L’ivrogne devant lui fit mine de s’avancer de manière menaçante. Il était vêtu d’une tunique lacée de toile écrue, qui avait vécu des jours meilleurs, sur un pantalon bouffant élimé, assez sale pour tenir debout tout seul. Il puait la saumure et l’alcool frelaté, mais il portait un imposant poignard de marine enfilé à sa ceinture. La lame était presque aussi longue que son avant-bras. Jawaad répliqua, toujours aussi impassible :
— Tu ne l’auras pas. Il vaut plus cher que ta vie, et c’est ce que tu perdras si tu t’y essayes.
Le marin était pratiquement sur Jawaad quand celui-ci se redressa brusquement, quittant son appui. L’ivrogne posa la main sur le manche de son arme. Il n’avait pas grande raison d’hésiter ; aucun des clients de la taverne ne se donnerait la peine de venir au secours de sa cible. Il y avait de meilleures chances qu’ils attendent plutôt leur tour de piller le cadavre et se partager le butin.
L’ivrogne gronda d’une voix pâteuse, levant le bras pour saisir le bijou de Jawaad :
— J’vais l’avoir si j’veux, crevure ! Alors tu m’le donnes, ou j’le prends sur ta carcasse ?
Il n’eut pas le temps de finir son geste. Il se prit le contenu de la tasse de thé en plein visage, sursautant de surprise ; bien sûr il ferma les yeux par réflexe. Il le regretta la seconde d’après.
D’un geste vif, Jawaad l’interrompit en lui saisissant le poignet, lui assénant un coup de talon dans la rotule. Tout en le déséquilibrant d’une impulsion, il acheva de le sonner d’une terrible gifle sur l’oreille. L’homme était déjà hors de combat lorsque Jawaad le repoussa violemment du plat de la main, frappant droit d’une impulsion dans le plexus, ce qui l’envoya mordre la poussière à trois mètres de là.
Jawaad n’avait pratiquement pas bougé de sa position d’origine ; mais, droit et alerte alors que son adversaire crachait, toussait et étouffait lamentablement à terre, il fixa les entrées de la terrasse puis la salle ouverte de la taverne. Une partie des clients du comptoir, en fait la moitié, s’intéressait soudainement à lui.
On attaquait rarement un maître-marchand à Armanth. Et bien que Jawaad ne fit strictement pas le moindre effort pour afficher les toilettes exubérantes de ses confrères et donc faire connaître son rang, il s’attendait en général à ce qu’on l’identifie comme tel au vu de l’étendue de sa renommée. Certains, ses proches compris, taxaient d’ailleurs régulièrement cette assurance d’orgueil malavisé ; Jawaad ne leur aurait pas donné tort. Il n’avait pas l’allure de ses pairs, mais il faisait quelque peu figure de légende à Armant. Ainsi, seul, il devenait dans ces coins mal famés une proie tentante, tout du moins pour des hommes qui ne réfléchissaient pas plus loin que le bout de leur nez. Attaquer un Maître-marchand, même imprudent, dans la cité qu’ils avaient eux-mêmes bâtis, avait un peu la réputation d’être un suicide par sicaire interposé.
Se penchant sur son adversaire assommé, le maître-marchand lui retira le large poignard à sa ceinture, tandis que le groupe au comptoir rejoignait à son tour la terrasse. Le patron qui les servait alla d’ailleurs prudemment s’abriter, sifflant pour appeler son esclave qui arrêta sa danse en le suivant précipitamment. Les clients restants décidèrent qu’il était grand temps de s’égayer eux aussi. Cela ressemblait de plus en plus à un guet-apens.
Jawaad se tourna vers la rambarde, à l’opposé des hommes qui approchaient. Jetant négligemment le poignard dans les eaux sales de la lagune, il se réinstalla pour attendre le petit groupe en croisant les bras, après un dernier regard sur les allées du quai de chaque côté. La situation allait clairement en s’envenimant ; il étira pourtant un sourire en coin, totalement incongru. Ils étaient quatre et sûrs d’eux, à approcher le pas décidé et, cette fois, ce n’étaient pas des marins ivres. Ils auraient pu tromper au premier regard un observateur inattentif, affichant la dégaine de travailleurs des quais, mais ils se déplaçaient avec méthode, entourant leur proie comme des spadassins prêts à en découdre, mains sur leurs armes, bien trop entretenues et riches pour leurs atours de haillonneux.
Le sourire en coin si assuré du marchand rendit perplexe l’un des hommes mais il ne le comprit pas de suite. Son collègue eut plus d’instinct : il regarda à sa gauche, là où la terrasse débouchait sur les quais ; il avait vu le regard de Jawaad s’y attarder. Cela lui sauva la vie.
Surgissant de la rue, un géant noir, à la carrure bestiale, qui dépassait de deux têtes tous les hommes présents chargeait, tel un ghia-tonnerre en furie. Le spadassin chanceux eut le temps de l’esquiver en perdant l’équilibre, mais se rappellerait longtemps cette sensation horrible d’avoir senti l’acier d’une énorme lame de cimeterre frangien glisser contre son cou et mordre sa chair avec une force colossale, tranchant dans le cuir de son col. Son collègue, juste derrière lui, n’avait pas compris le sourire ; il n’eut jamais le temps de réaliser pourquoi sa proie semblait si confiante. Le sabre du géant, poursuivant sa course, lui trancha l’épaule jusqu’à lui broyer la cage thoracique et le poumon. Il mourut sur le coup.
En un instant, l’assurance des trois spadassins restants vacilla. Un autre homme, surgissant comme un spectre encapé derrière le géant noir, les chargeait lui aussi mais, avant même d’arriver à leur contact, il balança le bras et un poignard se ficha dans le torse du coupe-gorge qui était le plus éloigné de Jawaad. L’homme touché au cœur bascula par-dessus la rambarde de la terrasse, pour pousser son dernier râle dans l’eau saumâtre.
En seulement quatre secondes, deux des hommes étaient morts, un troisième blessé. Le dernier assaillant encore épargné lâcha son arme, qu’il avait à peine eu le temps de dégainer et prit ses jambes à son cou, traversant la taverne désertée pour fuir par la porte donnant sur les rues. Il aurait vu un démon surgir des trous noirs de l’Abîme qu’il n’aurait pas couru plus vite. Damas, l’homme aux poignards de jet, allait l’épingler quand Jawaad leva la main pour arrêter son geste.
— Laisse-le courir.
— Quoi ? Tu veux laisser un témoin en vie ?
Le maître-marchand quitta son appui de la balustrade pour s’approcher du blessé à terre, qui fixait avec une terreur quasi religieuse Abba, le géant noir qui avait manqué le décapiter. Celui-ci était dressé au-dessus de lui, cimeterre levé et, à la folie meurtrière de son regard, il savait que sa vie était en sursis.
Jawaad répondit à Damas :
— Oui, il racontera ce qui s’est passé ; et, s’adressant au géant : Abba, non.
Le colosse noir baissa son arme à regret, les veines du cou palpitant de rage. L’envie ne lui manquait pas d’achever salement l’homme qui avait tenté d’agresser son patron et ami.
Abba était un homme à la peau noire des Franges. Vêtu d’un sarouel ample et chamarré, retenu par d’épais ceinturons de cuir et écharpes de soie, les cheveux noués en tresses innombrables agrémentées de perles de verre colorées, il suffisait, quand on voulait le décrire, du qualificatif de géant pour avoir tout dit. L’homme aurait pu avoir un peu plus de vingt ans comme largement plus de trente ; son visage était si puissant, si empreint de bestialité qu’il semblait trop sauvage et brutal pour lui donner un âge. Il était simplement massif, à tous points de vue et dépassait en taille les plus grands lossyans. La plupart des portes n’avaient pas été pensées pour un gaillard si largement bâti ; il était d’ailleurs fréquent, dans un moment de distraction, qu’il l’oublie et se cogne.
Abba se tourna vers Jawaad, au-dessus de sa victime ; celle-ci aurait été à peine un peu plus épouvantée, elle se serait pissée dessus.
— T’es trop miséricordieux avec cette racaille. Au moins, si je le finis, la leçon sera entendue clairement !
— La leçon est déjà donnée, Abba, et il va la transmettre.
— Un cadavre est un bon message !
— Un cadavre ne parle pas assez bien.
Le marchand approcha du dernier spadassin au sol, qui venait de commencer à uriner dans ses braies. Jawaad le toisait avec indifférence, aussi calme qu’Abba semblait colérique :
— Tu as entendu ?… La leçon est donnée. Tu sais quoi dire à ceux qui vous ont payé, toi et les autres. Transmets à tes patrons le salut de Jawaad le maître-marchand et dit-leur bien que qui tentera encore de me tuer ne verra jamais, lui, venir son assassin.
La taverne s’était vidée depuis belle lurette, si vite qu’il aurait été difficile de savoir où était passé le reste des clients. Même le marin ivrogne, qui venait de récupérer de sa rouste, s’éclipsa ventre à terre sous le regard particulièrement sinistre et inquiétant de Damas, qui hésita brièvement à le rajouter à son tableau de chasse.
De l’autre côté du bouge, un homme vit fuir et disparaître piteusement les uns après les autres les soudards qui avaient survécu à l’assaut de Damas et Abba.
Raevo n’était pas un spadassin, lui. Ou tout du moins, il en était une version autrement plus efficace, entraînée et discrète ; pour tout dire, le meilleur terme pour le qualifier eût été : espion. Savamment dissimulé dans la pénombre de la rue, alors que la nuit achevait de prendre ses droits sur la ville, il observait les dernières et rares allées et venues des retardataires se pressant de retourner au confort rassurant de leurs logis ; ceux-ci ne tenaient pas du tout à savoir ce qui venait de se passer du côté de la terrasse de la taverne et des trois hommes peu rassurants qui s’y trouvaient encore.
Prudent, Raevo n’avait pas jamais approché le maître-marchand qu’il avait pour consigne, depuis la veille, de surveiller. Pour apprendre les habitudes de sa proie, il faut toujours commencer modestement ; il était donc resté en retrait, invisible et toujours largement à distance pour disparaître à la moindre alerte. Les nuits claires d’été lui compliquaient un peu la tâche car, en l’absence de nuages, Ortentia illuminait largement la pénombre ; mais ce n’était rien qui n’aurait arrêté un homme de son talent, qu’il comparait fièrement à un art pour lequel il se faisait d’ailleurs grassement rétribuer. La proie qu’il avait donc charge d’étudier et surveiller, dans l’objectif de lui dérober discrètement ses moindres secrets, était sans conteste nantie de ressources dont il faudrait tenir compte.
Raevo s’était attendu à ce que le célèbre maître-marchand ait de bons gardes du corps ; il n’était pas déçu. On devait même jalouser ces deux-là, vu leur efficacité. Les hommes de ce poids politique savent s’entourer, Jawaad ne dérogeait pas à la règle. Mais Raevo avait été surpris de constater que le maître-marchand n’hésitait pourtant pas à se passer d’escorte ; et pour cause. Même seul, ce n’était apparemment pas un gibier facile.
Maintenant, l’espion avait une exacte idée de l’ampleur de sa tâche et de la manière de procéder. Il avait déjà une bonne estimation de la somme qu’il demanderait à son commanditaire pour poursuivre son travail. Raevo ne tuait jamais : ce serait gâcher ses réels talents. Enfin… presque jamais, car de temps en temps, c’était une nécessité qui ne lui pesait pas d’ailleurs tellement sur la conscience, que la victime soit innocente ou non. Simplement, il trouvait ça sale. Mais alors qu’il s’effaçait dans la nuit avec une telle aisance qu’un chat en aurait éprouvé de la jalousie, il souhaita d’une pensée ironique bien du plaisir à qui voudrait tuer Jawaad ; quant à lui, il avait un rapport à faire, et un contrat à négocier.
— Tu sais, Jawaad, une tête plantée sur une pique, c’est aussi un excellent message. Dommage qu’Abba ait raté son coup.
Damas s’adressait à son patron, en jetant un coup d’œil par-dessus la balustrade de la terrasse, pour voir s’il pouvait récupérer son poignard de jet, ce qui était peine perdue : il avait coulé avec le spadassin au fond de la baie et personne de sain d’esprit n’y serait allé nager, même en plein jour.
Damas était un homme plutôt svelte, de stature moyenne. Il se serait facilement caché derrière Abba ; et, même manteau et armes compris, on ne l’aurait plus vu. D’autres auraient dit de lui que Damas était de toute manière si fourbe qu’il saurait se cacher en plein milieu d’une arène vide de foule, ce qui n’était pas si loin de la vérité. Cela l’amusait beaucoup de nourrir cette réputation. C’était un jemmaï, du peuple du Rift ; on n’en voyait pas beaucoup hors de leur territoire, réputé presque inaccessible, et dangereux. Les jemmaïs étaient, depuis des siècles, déclarés hérétiques par l’Eglise et des Ordinatorii auraient sûrement payé cher pour mettre la main sur lui. Il avait la peau tannée au visage taillé à la serpe ; une quarantaine d’années baroudées sous quelques Mères de Toutes les Tempêtes dont on peut se dire fier de sortir en vie. Des cheveux noirs, longs et filasses, entretenus à peu près comme on le peut quand on n’en a pas le temps ni vraiment l’intérêt, achevaient le portrait. Il portait toujours des vêtements amples, noirs comme sa tignasse, et un long kilt par-dessus ses braies, une mode fréquente pour les hommes, qui avait l’avantage d’être idéale pour dissimuler bien des choses.
Pour finir sur sa réputation, en sus de son sabre de marine bien visible au côté, Damas cachait sous ses larges vêtements quantité d’autres armes plus exotiques ou dangereuses, comme ses poignards de jet ou encore un pistolet-impulseur.
Jawaad se retourna sur Damas, qui abandonna très vite son idée de récupérer son arme, non sans pester. C’est qu’ils coûtaient cher, ses couteaux ! Il était très exigeant avec son matériel.
— Une tête tranchée ne parle pas.
Le jemmaï leva les yeux au ciel un moment puis fixa Abba, lui aussi un peu dubitatif, qui laissait partir le survivant blessé. Ce dernier bafouilla quelque chose de pas très clair qui devait être un “ d’accord, bien compris, monsieur, très bien compris, merci de m’épargner ”, mais il ne s’attarda ni à tenter de rendre ses propos intelligibles, ni à séjourner une seconde de plus devant ces trois dangers publics, filant sans demander son reste, une main serrée contre la plaie de son cou.
Le géant noir lâcha un souffle qui supportait assez bien la comparaison avec le renâclement colérique d’un taureau, et se tourna vers son patron :
— Tu prends trop de risques ; pourquoi nous donner rendez-vous ici ? Tu as failli te faire tuer !
— J’avais des affaires…
— Si l’on n’était pas arrivé à temps, ça aurait pu mal finir !
— Vous êtes arrivés à temps…
Comme de coutume, Jawaad semblait ne pas se soucier de l’incident, et le jemmaï connaissait son patron : d’une part, celui-ci ne changerait de toute façon pas ses habitudes, même s’il avait eu tous les inquisiteurs de l’Eglise à ses trousses ; d’autre part, il n’avait pas vraiment besoin d’armes en cas de pépin pour assurer sa protection. Damas interrompit donc le dialogue de sourds :
— C’était qui selon toi, cette fois-ci ?
Jawaad mit un temps à répondre, laissant croire qu’il y réfléchissait, mais sa conviction était faite depuis qu’il avait constaté le guet-apens :
— Amarrus Lokaï, je pense.
Abba explosa :
— Quoi ? ! Ce foutraille de rebut de fausse-couche de chienne galeuse, infoutu de reboutonner ses frusques sans deux esclaves pour lui tenir le bide ?
Le maître-marchand acquiesça d’un signe de tête nonchalant :
— Aussi incapable de payer le bon prix pour assassiner quelqu’un qu’il l’est pour gérer ses affaires. Je lui apporterai un présent en personne pour le remercier de cette distraction.
Il fixa ses deux hommes de main, après un bref silence et en vint à ce qui l’intéressait réellement, en changeant de sujet.
— Vous avez trouvé ?
Damas, qui n’était pas vraiment très causant lui non plus, laissa la parole à Abba, spécialiste de la question qui les avait amenés à arpenter le port pendant toute la journée :
— Pas grand-chose, mais j’en ai profité pour remporter une offre sur un lot déjà dressé qui se revendra aisément. Pour ce qui est de ta demande “ spéciale ”, y’a encore des marchands assez idiots pour essayer de me prendre pour un pigeon.
Damas étira un sourire amusé. Entre sa gueule taillée à la serpe, ses sourcils sombres et broussailleux et ses dents jaunies, l’aspect était plutôt sinistre.
— Tu sais ce qu’on dit. Plus c’est grand… commenta-t-il.
— Oui oui, ben on le dit pas deux fois avec moi. Bref, on a donc fait le tour des enclos toute la journée, le Grand Marché de la Saison Haute sera plus propice, enfin je veux dire, les barbares rousses, ça n’est pas ce qui se vend le plus. Ca ne court pas trop les rues et qui en a une se la garde, bien souvent.
Damas, qui était au service du marchand depuis moins longtemps qu’Abba, savait malgré tout depuis belle lurette l’intérêt que Jawaad portait à un type bien précis parmi les femmes barbares venues de tous les horizons qui étaient capturées et revendues sur le Marché aux Cages d’Armanth.
Les armanthiens appellent barbare tout individu qui ne connait pas les principes des Vertus et ne suit pas les Dogmes et la religion de l’Église du Concile Divin. Par extension, tous les peuples peu civilisés hors des Cités-états des Mers de la Séparations sont en général vus comme des barbares ; on pourrait situer leur statut quelque part à mi-chemin entre les hommes et les animaux, même si souvent, reconnaitre leurs Vertus rappelle qu’ils sont eux aussi des lossyans. Pour les habitants des Cités-états civilisés, et Armanth n’échappe pas à la règle, les dragensmanns sont donc en théorie des barbares, aussi bien que les san’eshe, les forestiers de l’Elmerase, les tribus kwanhma, cousines du peuple frangiens d’Abba ou encore les rarissimes Terriens Perdus. Par extension, un étranger aux coutumes d’Armanth, ou simplement à la foi du Concile comme Damas peut très bien s’il est malchanceux, en lieu et place d’un accueil hospitalier et chaleureux, être chassé comme un chien ; ou tout bonnement être asservi.
La raison de cet intérêt de Jawaad pour les femmes barbares était difficile à saisir, d’autant qu’en général, quand une esclave rousse d’origine barbare était mise en vente, il ne l’achetait pas, si ce n’est pour la revendre ; le maître-marchand, comme beaucoup d’autres, faisait commerce dans l’esclavage, parmi d’autres activités. Abba, esclavagiste de formation, était d’ailleurs responsable de son propre Jardin des Esclaves.
Jawaad cherchait bien quelque chose, depuis très longtemps, mais à sa manière nonchalante et impassible, sans exprimer à ce sujet quelque passion identifiable qui aurait alors pu donner une explication à sa quête. Les collectionneurs d’esclaves rares sont monnaie courante et il affichait une richesse qui lui offrait amplement les moyens de ce genre de caprices ; mais ça ne semblait pas non plus être sa motivation. Non, il cherchait quelque chose de bien précis, mais sans n’avoir jamais trouvé utile de décrire ce qu’il souhaitait trouver.
Jawaad ne daignait que rarement fournir, même à ses proches, une explication à ses actes et motivations, et encore fallait-il que ce soit absolument nécessaire. Il n’aimait clairement pas parler, ce qui pourrait être vu comme un comble pour un négociant au rang politique aussi élevé dans Armanth. Si cela agaçait régulièrement Abba, cela convenait très bien à Damas, qui n’était guère causant lui non plus, surtout sur sa vie privée. Il s’était habitué aux étrangetés de Jawaad – et elles étaient nombreuses – comme ce dernier s’était fait sans histoire à ce que le jemmaï reste très discret sur son passé et ses origines. Le maitre-marchand et lui s’étaient amplement bien assez entraidés pour que Damas ait en lui la confiance d’un ami. Sans oublier cette dette… celle qui ne regardait que Jawaad et lui. Mais sur ce coup, il fut tout de même curieux :
— Mais pourquoi cours-tu après une barbare rousse ? Ce n’est pas tellement ce qui manque d’acheter des captives dressées et éduquées et ce n’est pas comme si tu n’étais pas déjà servi, entre Azur, Airain et ton Jardin des Esclaves ?
Jawaad n’eut qu’une expression pensive, regardant dans le vide en réponse tandis qu’il se redressait pour, nonchalamment, retourner à son domaine vers les hauteurs de la ville.
— Parce qu’il m’en faut une.
Damas n’en sut pas plus, et Abba lui jeta un regard à l’air entendu. Visiblement, cette quête avait commencé depuis longtemps, et même le géant noir n’avait jamais exactement su ce que son patron cherchait toutes ces années, sauf une chose :
Elle devait venir de la Terre.