Chapitre 9 à 12

11- Le Chant du Gouffre

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Par essence, par la nature même de leur impitoyable formation, les Ordinatorii ne connaissaient pas la peur. Depuis plus de cinq siècles, nul n’avait jamais trouvé meilleure doctrine militaire que celle de ces légions de fantassins lourds, cuirassés de linotorci, protégés par de vastes boucliers capables d’arrêter les balles, armés de glaives d’acier et de lances à fusil-impulseurs. Ils étaient devenus le modèle militaire universel, du sud au nord des Mers de la Séparation. Même la sauvagerie soigneusement planifiée des raids éclairs Dragensmanns et leurs unités aériennes de montures volantes n’était jamais venu à bout de cette formidable machine de guerre humaine. Pour briser la cohésion d’une légion, il n’y avait que le plus grand nombre possible et la plus épouvantable puissance de feu ; quand une armée déployait ses légionnaires, la seule réponse était d’espérer avoir plus de fusils, plus de canons, plus de boucliers.

Quant aux Ordinatorii des légions de l’Église, leur conditionnement assuré dès l’enfance était si profond qu’ils en étaient insensibles au doute. Ils étaient l’élite persuadée à raison de l’être : leur domination du champ de bataille et leur implacable efficacité le démontraient. Leur foi en leur sacerdoce au service du Concile Divin, leur fraternité inébranlable, leur formidable discipline leur était inculquée sans pitié, avec la même efficacité qu’on dresse les esclaves par le Haut-Art. Chacun d’eux se considérait, à juste titre, comme un combattant incomparable. Et ils se savaient presque invincibles quand ils étaient ensemble, fonctionnant comme un seul corps parfait destiné à semer la mort et arracher la victoire à tout prix.

Eïm avait été l’un d’entre eux, il avait été membre du Quaesitori, l’élite choisie dans l’élite, chargée d’accomplir les hautes-œuvres secrètes de l’Église et tuer pour les Prophètes, sans jamais douter. Il aurait été le premier à dire que les Ordinatorii ne connaissaient aucune peur et n’hésitaient jamais. Briser leurs lignes était un défi, les faire reculer une gageure. Il n’avait que rarement vu des légionnaires paniquer et fuir à toutes jambes et, pour cela, il fallait une puissance formidable.

Et là, dans ces champs moissonnés, sur la vaste plaine du fleuve Etéocle, le colosse légendaire assistait à une véritable débâcle, une débandade éperdue qui puait la terreur, les viscères et la pisse jusqu’à envahir ses narines. Les légionnaires s’enfuyaient en détalant devant les énormes tortues de guerre de Mélisaren, ces carapaces d’acier et de canons crachant balles et boulets en tous sens en fonçant sur les lignes des boucliers de Nashera. Rien n’arrêtait ces machines ; l’artillerie était pensée pour semer la mort contre des fantassins et de la cavalerie, pas contre de véloces engins d’acier hauts comme deux hommes, qui encaissaient les boulets sans jamais cesser de foncer sur le champ de bataille.

Derrière les tortues d’acier, la masse des fantassins de Mélisaren fondait sur les lignes brisées, légionnaires, miliciens et volontaires mêlés en une marée humaine soutenue par deux vagues de cavalerie lourde percutant de plein fouet les flancs des Ordinatorii désorganisés. En tête, Eïm fondait sur les carrés qui tentaient encore de tenir leur position, ses haches ardentes brillant d’incandescence. Le guerrier de légende savait que, quand on le reconnaissait sur un champ de bataille, la peur glaçait le cœur de ses adversaires au point de les tétaniser. Mais cette fois-ci, ce n’était pas lui, le monstre craint dans toutes les Mers de la Séparation. Les monstres étaient des machines fumantes et implacables, si formidables qu’elles en étaient surréalistes, au point de figer sur place, frappés de sidérations, les légionnaires qui n’avaient pas pris leurs jambes à leur coup devant ces monstres invincibles.

Un boulet s’écrasa à quelques mètres du colosse, fauchant dix hommes dans sa course en changeant leur corps désarticulé en pulpe de sang et d’os. Les éclats de son impact en plein milieu des rands ôtèrent instantanément la vie à une demi-douzaine d’autres Ordinatorii, réduisant à néant leurs efforts pour conserver leur formation. Soufflé par l’explosion, Eïm se redressa juste à temps pour éviter une lance et trancher net sous le genou la jambe de légionnaire qui la tenait ; la seconde d’après, il décapitait un autre adversaire dans un flot de matière cérébrale, sauvant la vie à un garde de Mélisaren qui lui emboita le pas dans la mêlée.

Toute une section de braves suivait les pas de la légende vivante. Pour la plupart, c’était une affaire d’honneur et de courage, pour d’autres, la curiosité de voir Eïm le Voyageur à l’action. Et tandis que le colosse se frayait un chemin de mort dans les rangs ennemis, illuminé par l’incandescence de ses haches ardentes, ces hommes le suivaient, enhardis par la vaillance de leur guide. Pour ceux d’entre eux qui survivraient à la bataille, ils parleraient encore longtemps des moulinets flamboyants et meurtriers du géant prétendu démon, insouciant des balles et des shrapnels sifflant autour de lui, dont les haches arrachaient sans faillir la vie de ses adversaires, traversant les plus épaisses cuirasses et disloquant les plus solides aciers.

 


 

Les quais se prolongeaient loin au-delà de la basse-ville de Mélisaren, pour atteindre les hameaux servant de résidence aux bateliers et les baraquements militaires qui formaient la première barrière d’accès à la puissante digue du bastion fluvial, la ligne de défense au nord du port de la cité-État. C’était aussi le grand point faible de ses fortifications, ce qu’avait soulevé avec insistance Asclepios lors des premières réunions stratégiques des commandants de bord de la flotte de Nashera.

Il avait cependant fallu que l’amiral Argus constate l’échec total du premier assaut frontal pour qu’il se décide à écouter ses conseillers hégémoniens. Cela ne lui plaisait pourtant pas ; avec cette solution il n’était pas possible de prendre la cité-État rapidement. Le seul gain était stratégique ; une fois le bastion occupé, il pourrait servir à le retourner contre la cité-État et en user pour assiéger tout le port. Mais quand ses officiers de liaison avaient reçu par chimi messager – un oiseau domestique qu’on employait pour son talent à ne jamais se perdre – l’annonce de l’attaque nocturne contre les légions de Nashera et leur décision de lancer un premier assaut, Argus n’avait pas hésité ; il n’allait pas laisser sans partage toute la gloire de la victoire au seul Andesphos et ses légions.

Mais Argus était loin de la bataille, lui. Pour les marins et les légionnaires entassés sur les galions et les chaloupes armées prenant d’assaut le bastion, il s’agissait désormais d’une lutte pour la survie. Suivis de presque tout ce que la cité-État pouvait aligner de flotte navale, les trois plus redoutables vaisseaux de Mélisaren venaient de les éperonner presque simultanément, transformant un affrontement naval, bordée contre bordée, en un abordage mortel où tous les équipages mêlés se battaient au corps-à-corps, dans la plus totale sauvagerie. Des corps sans vie ou agonisants tombaient en pluie depuis les ponts ravagés dans les eaux devenues brunes à force de sang et de suie. Et, cette fois, le Défiant d’Erzebeth était en mauvaise posture.

Jawaad, à la barre de la Callianis, ne voyait rien de tout cela. Assisté de Damas, il guidait son clipper le long des quais, entouré de gabares armées et de frégates légères venues en renfort, en louvoyant sous le feu nourri des vaisseaux de Nashera et de l’artillerie légère débarquée avec ses légionnaires. L’équipage se démenait pour assurer la manœuvre, une partie d’entre eux aux canons, non pour répondre aux tirs qui tombaient de toute part en jetant d’énormes gerbes d’eau sale dans les airs, mais pour créer une nuée de salves qui fondait sur les troupes en train d’envahir les quais. Mais la situation était critique ; qu’un seul des galions de première ligne de l’attaquant échappe à la mêlée devant le bastion pour tourner ses canons vers la petite flotte que guidait le Maitre-marchand et ce serait le massacre.

Un boulet de six livres craché par une couleuvrine s’écrasa brutalement contre le bastingage du château arrière, dans une berge d’éclats de bois, dont un vint se ficher dans le cuir du kilt du maitre-marchand. Damas accourut depuis le pont pour s’assurer que tout le monde était sauf :

— Ça commence à devenir chaud, ils ajustent de mieux en mieux leurs tirs, Jawaad ! Y’a une seconde gabare en feu et le Cours-le-Vent est en train de couler.

Jawaad grommela en arrachant distraitement l’écharde plantée dans son kilt, avant d’ordonner :

— Dès que nous sommes à portée de tir tendu, on lance la lévitation et on leur lâche toutes les bordées qu’on peut !

— Tu as conscience qu’on sera une cible facile ?!

— C’est pour cela qu’on va léviter ! Ils ajusteront leurs tirs à notre hauteur et nous aurons le temps de retomber dans l’eau en approchant leurs lignes. La Callianis pourra encaisser le choc.

— J’espère que tu as raison parce que, ouais, on va encaisser durement.

Damas n’hésitait pas à partager ses doutes avec le maitre-marchand, mais il n’hésita pas plus en transmettant ses ordres à la lettre. Il connaissait bien Jawaad : si, selon lui, le maitre-marchand n’était, et de loin, pas le meilleur des négociateurs qu’il avait pu croiser, il était par contre un capitaine de marine et navigateur hors pair. Ce n’était pas simplement que Jawaad connaissait son navire pratiquement aussi bien que les génies qui l’avaient conçu et les charpentiers qui l’avaient bâti ; le maitre-marchand savait tirer le meilleur des bâtiments qu’il commandait, même d’un équipage de novices et d’un vaisseau médiocre et même dans les pires conditions. Et ce n’était de trop ici : La Callianis avait beau être de taille assez modeste, elle n’était pas à son aise dans l’espace réduit et encombré du port de Mélisaren, malgré sa vastitude. Entre les navires à l’ancre, les nombreux pontons, les jetées et la hauteur d’eau réduite, il fallait anticiper toutes les manœuvres pour louvoyer dans un champ de tir chaotique. Jawaad allait rajouter une difficulté supplémentaire en faisait léviter le navire brutalement.

Faire décoller un navire lévitant depuis les eaux d’un port était on ne peut plus commun et en général sans le moindre danger, sauf s’il y avait une forte houle. Mais passer de la flottaison à la lévitation brutalement pour enchainer sur une bordée était autrement plus risqué ; le navire pouvait perdre l’équilibre et chavirer, ses moteurs surchauffer et provoquer des incendies et, surtout, le vaisseau s’exposait complètement. Un coup au but sous sa ligne de flottaison et son destin, une fois qu’il serait forcé de reposer sur les eaux, était alors tout tracé.

Mais Jawaad savait ce qu’il faisait ; il était temps de lancer la manœuvre et de vérifier s’il faisait le bon choix. Damas attrapa solidement une drisse et beugla :

— Moteurs à lévitation, pleine puissance ! Préparez-vous à la bordée, et accrochez-vous !

L’impulsion fut brutale ; les moteurs hurlaient leur grondement en faisant craquer et grincer le bois du navire, s’arrachant aux eaux pour prendre de la hauteur, assez vite pour que l’accélération verticale écrase tous les hommes contre le pont. Il y avait forcément eu de la casse, mais ce n’était pas le moment de s’en soucier. La Callianis, sous l’effet de la lévitation et du vent, se mit à tournoyer lentement sur elle-même, en présentant son flanc aux quais.

— Feu ! Maintenant !

Il n’y eut que quelques secondes de décalage entre l’ordre et la bordée. Les marins avaient tenu bon quand la Callianis s’était soulevée de plus de trois mètres dans les airs et firent cracher les canons dans un feu bleu et un roulement de tonnerre. Même imprécise, la canonnade fit son office, fauchant les chaloupes qui vomissaient leur cargaison de légionnaires envahissant les quais, creusant des sillons de sang et de chair ravagée dans leurs rangs. La riposte ne se fit pas attendre, mais pas avant une seconde bordée de la Callianis qui éparpilla encore hommes et canots dans un massacre aveugle et des gerbes d’eau rougie.  Balles et boulets de petit calibre sifflèrent sur le pont, ravageant bois et cordes, blessant plusieurs marins qui eurent à peine le temps de se jeter à terre. L’instant d’après, d’autres impacts secouèrent durement le navire, au point de le faire pivoter dans les airs. Jawaad hurla, accroché à la barre :

— Arrêtez les machines !

Il fallut encore un instant pour que la Callianis interrompe sa lévitation. Les mécaniciens aux machines se battaient autant que tous les autres marins du bord ; contrôler les moteurs dans de tels conditions, les faire obéir si rapidement et avec autant de brutalité était un véritable combat, dangereux et ardu. Le plus jeune d’entre eux se brûla contre le métal surchauffé du levier qui contrôlait la pression des barres de loss-métal. Pour l’ensemble de l’équipage, l’arrêt de la lévitation fut une chute brutale qui les bouscula tous et s’acheva en une jambe cassée pour un marin débutant qui ne connaissait pas bien les navires lévitant.

Mais cela sauva la Callianis. À peine avait-elle repris son équilibre sur les eaux peu profondes du port qu’une volée de boulets grondait en hurlant au-dessus du pont et autour du navire, l’évitant de peu avec de faibles dommages. Non loin, une petite frégate de combat, qui avait tenté elle aussi une manœuvre similaire pour se joindre à la Callianis dans son bombardement des quais n’eut pas cette chance.  Depuis les gueules des canons des galions du port, une bordée enfonça sa coque de plein fouet alors que la frégate lévitait encore. La seconde d’après, une boule de feu venu d’un de ses moteurs ravagea le pont avant, disloquant la structure du navire en ne laissant aucune chance à une bonne partie de son équipage.

Jawaad luttait avec la barre en hurlant ses ordres pour parvenir à contenir les soubresauts de son clipper malmené par la manœuvre, et le remette en posture d’avancer sur l’ennemi sans trop lui présenter son flanc. Damas courait sur le pont, relayant les ordres, poussant les hommes à l’action, aidant à mettre les blessés à l’abri. La Callianis était maintenant à portée de fusil et le Jemmaï en avait parfaitement conscience, lui qui attendait ce moment. Mais un spectacle incongru, sur les quais, le figea de surprise un instant. Le temps qu’il réalise ce qu’il voyait, il courut vers son patron pour le héler :

— Jawaad, à bâbord ! Par tous les abimes, ce sont bien elles ?!

Le maitre-marchand se redressa un instant pour regarder ce que désignait son second. Il fronça les sourcils, aussi surpris que Damas :

— Mes esclaves et la tienne… Que foutent-elles ici ?!

 


 

— Anis !

Le cri fit se retourner la jeune terrienne qui aidait Azur à extraire un docker d’un tas de décombres en feu. Elle comprit de suite et tendit son bras vers le ciel en Chantant. Le boulet qui retombait sur le quai dans un hurlement strident fut arrêté dans sa course comme si l’air lui-même s’était changé en épaisse mélasse et acheva sa course en rebondissant mollement sur les pavés de granit. Azur souffla de soulagement, encore blême, tandis qu’aidée par Lisa, elle tractait le pauvre gars qui, assommé, n’avait heureusement rien vu de la scène.

— Anis, j’adore décidément te voir à l’œuvre !

Sonia venait de jaillir de la fumée et de ce qui restait d’un entrepôt partiellement effondrait, dont ce qui restait des portes de bois béait lamentablement sur un ponton lui-même branlant. Elle portait deux sacoches en bandoulière, en trainait un autre et avait un fusil court à la main. Azur leva un sourcil devait tout ce fourbi :

— Qu’est-ce que tout cela ?

Sonia jeta vers elle un de ses sacs :

— Ça ne servira à rien de sauver du monde si on ne peut pas les soigner. Je suis allé me servir dans l’arsenal, là… enfin, ce qu’il en reste.

— Le… le fusil était nécessaire ?!

— Pas pour toi, tu ne saurais même pas t’en servir. Mais je n’ai pas les talents d’Anis, alors si je veux protéger nos adorables fesses, mieux vaut que j’ai de quoi nous défendre.

Lisa attrapa le second sac lancé par Sonia en commentant :

— Ça… ça devient dangereux, maintenant. Si on avance encore, on sera sous le feu…

— J’ai vu, répondit Sonia. Mais tu nous as entrainés jusqu’ici, ce serait bête de s’enfuir non ? Il y a beaucoup de blessés qui essaient de fuir la digue. On ne va pas les laisser mourir en regardant de loin, hm ?

Azur s’employait à extrait de sa sacoche des compresses et des bandages ; l’homme blessé à ses pieds saignait beaucoup, arrêter l’hémorragie n’était pas facile, malgré l’aide de Lisa, qui lui tendit la petite boite de poudre hémostatique qu’elle avait réussi à trouver dans son propre sac :

— Depuis quand tu te soucies des vivants et des morts, Sonia ?

— Cela dépend de mon humeur, psyké. Aujourd’hui est un jour où je m’en soucie parce qu’elle s’en soucie bien plus encore.

Elle montra Lisa d’un geste du menton, tandis qu’elle chargeait son fusil, s’abritant derrière un vieux chariot à main abandonné. Cette dernière s’activait sur le blessé, avec efficacité. Azur ne commenta pas sa surprise à voir la précision et l’adresse dont faisait preuve la petite terrienne à assurer avec elle ces premiers soins ; elle avait l’habitude, désormais, d’être étonnée par la vitesse à laquelle Anis pouvait apprendre. Quelques jours dans le dispensaire de Duncan, à lire, à aider Lilandra et la regarder faire avaient suffi pour lui fournir des compétences que d’autres auraient mis une année à acquérir.

— Ça ne répond que partiellement à ma question, lâcha Azur. Mais au moins y’a-t-il une vie dont tu te soucies vraiment, même si tu as une manière parfois bien étrange de l’exprimer.

— Ne me dit pas que tu ne sais pas pourquoi, psyké, je ne te croirais pas.

Lisa sortit enfin de son mutisme, se redressant en laissant Azur finir le bandage. L’homme vivrait, elle le savait. Mais sans doute que son triceps tailladé jusqu’à l’os le ferait souffrir toute sa vie :

— On… on va se rapprocher, mais s’éloignant du bord du quai. Près des entrepôts, y a des abris… alors il y a des blessés qui s’y sont cachés.

— Et lui ? demanda Azur en montrant le docker encore inconscient.

Lisa montra le chariot à main. Une de ses roues était fracassée et il branlait sérieusement : mais en termes de transport, il représentait la meilleure alternative accessible aux trois esclaves. Sonia acquiesça :

— Bon, je vous aide à charger ce poids mort, vous tirez le chariot et je sers de guide, ça vous va ?

Lisa fit oui de la tête, Azur allait répondre, quand le trio fut hélé par un marin en armes, noir de suie et qui déportait son poids sur sa jambe valide, en boitant sévèrement :

— Hey ? Mais qu’est-ce que vous foutez donc ici ?!

Le gars n’avait vraiment pas l’allure d’un garde ou même d’un soldat de marine. Dégingandé, on pouvait conclure de suite, à ses mains calleuses et ses vêtements modestes et solides qu’il devait être un matelot ; il avait une petite vingtaine d’années et semblait plus inquiet que colérique de voir les trois filles en danger. Lisa se tendit tout de suite, saisie par l’angoisse irrépressible de son conditionnement d’esclave, mais Azur ne se désarma pas et accueillit le marin avec un sourire :

— On n’a pas voulu rester sans rien faire, maitre. Les portes de la haute-ville sont inaccessibles, alors plutôt que se serrer de peur avec toute la foule qui essaie de fuir, on a voulu venir aider les blessés.

— C’est plutôt dangereux ! Et toi, tu fais quoi avec un fusil ?!

Sonia tira un sourire amusé :

— Mon maitre serait très mécontent si je restais désarmée en pleine bataille, maitre. Je fais comme toi, je défends le port.

– Bon, ben autant vous aider… et puis, vous savez soigner ?

Lisa souffla et se détendit, en aidant Azur à tirer le chariot vers l’intérieur des quais :

— Oui, maitre ; on… on cherche un abri et on s’occupera de… de votre blessure.

Le marin s’affala à l’arrière du chariot après avoir aidé les filles à installer le docker blessé, laissant derrière lui quelques taches de sang coulant depuis son tibia :

— Allez, ne trainons pas… et cette charrette ne va pas durer longtemps avant de tomber en pièces.

Sonia n’aida pas ses consœurs. Elle se plaça près d’elle, surveillant les quais enfumés pour guetter un éventuel danger et pouvoir réagir au plus vite. Le spectacle de la magnifique esclave, vêtue d’un long pagne de lin noir et d’un débardeur court et diaphane, portant avec adresse un fusil de guerre avait quelque chose d’incongru. Ce qui frappait encore plus était le sourire d’exaltation qui illuminait son visage. Elle adorait la démence de la situation, être plongée dans le chaos de la guerre et pouvoir y assister de si près, y participer, même et elle ne s’en cachait pas. Mais elle s’acquittait de sa tâche consciencieusement. Que Lisa ait pris la décision d’elle-même de se jeter dans la bataille, en plein cœur de la tourmente, ne la gênait pas. Et, oui, elle pouvait bien risquer d’être blessée ou tuée. Mais ce fait était une évidence pour tous les lossyans, très conscients de leur mortalité et du risque de disparaitre brutalement au hasard de la vie. Sonia en était encore plus consciente, elle qui avait ôté la vie plus que de raison, parfois par simple caprice et avait vu des innocents mourir atrocement, par simple caprice d’autrui. Cependant, que Lisa fasse ses choix et prenne des risques ne voulait pas dire qu’elle allait la laisser faire sans la protéger et, à vrai dire, elle tuerait sans aucune pitié toute personne qui mettrait sa si précieuse création en danger. Pour le moment, tandis que le petit groupe se faufilait entre les ruines ce qui avait été des ateliers de pêcheries entassés entre les ateliers et les arsenaux, Sonia laissait faire librement sa protégée ; elle s’amusait à l’observer s’enhardir et s’essayer à sa liberté d’agir nouvellement assumée. Si elle devenait trop téméraire, elle avait largement les moyens de la calmer et s’assurer de la mettre hors de danger.

Lisa restait timorée quand elle parlait et face aux gens, elle bégayait toujours. Mais dans l’urgence de l’action et devant le danger, elle n’hésitait pourtant plus. C’était elle qui guidait le groupe et elle osait même donner des consignes et des ordres. Quant aux décombres qui barraient le passage à la carriole, elle en faisait son affaire en quelques notes de Chant. Forcément, dès qu’il le réalisa, le marin beugla de panique :

— Mais foutrepute, c’est quoi ça ?!

— Une Chanteuse de Loss, maitre, répondit rapidement Azur pour calmer le marin qui paniquait au spectacle de cette magie effrayante : des gravats qui bougent tout seuls comme par une main invisible faisaient bien trop penser, pour lui, à des manifestations démoniaques.

— Et… et tu es sûr que… qu’elle ne va pas nous tuer et nous arracher le cœur ?!

Lisa répondit avec un sourire doux, presque triste en répétant presque mot pour mot une des lois qu’on lui avait enseignées de force sous le joug de Priscius :

— Je… j’ai été dressée par… par le Haut-Art, Maitre… pour servir les lossyans et non les asservir. Je… je ne vous ferai jamais de mal.

— Et de quoi te plains-tu, maitre, rajouta Sonia ? C’est grâce à elle que nous sommes là et grâce à elle que tu vas être mis en sureté et soigné. Tiens, regarde, ce n’est pas pratique ?

Lisa s’était remise à Chanter et, sans effort, en quelques notes, elle déblayait la rue des tuiles et des poutrelles venues des toits effondrés voisins, étouffant les incendies qui débutaient ici et là comme on souffle une modeste chandelle. Non loin de là, un lavoir attenant à un réservoir d’eau servait de refuge à une demi-douzaine de personnes mal en point, mais au moins temporairement à l’abri. Certains de ces derniers firent de grands signes au petit groupe pour qu’il approche rapidement. Les autres étaient soit blessés, soit aux aguets et en armes, leur attention portée vers l’extrémité des quais et la jetée.

Le marin sauta de la charrette à bras pour clopiner vers les survivants, laissant les filles se débrouiller avec le blessé :

— Hey, vous êtes du Sapharmos ?

Un vieux marin au visage tuméfié répondit après avoir craché une giclée de sang :

— Non, mon gars, on était de la troisième section de garde portuaire. On s’est fait mettre en pièce quand Nashera a débarqué ! On a pourtant bien cru s’en tirer, mais ils avaient des bouches à mitraille et des pots à feu, ça a été un carnage. Et toi, qu’est-ce que tu fous avec ces esclaves ?!

— Je les ai trouvés en train de sauver un gars sur les quais. Sans elle, je serai encore en train d’y clopiner… ou de faire un cadavre de plus sur les pavés.

Lisa intervint, alors que les plus valides des survivants venaient aider Azur et elle à dégager le docker de la charrette :

— Vous… vous savez s’il y a des blessés, plus loin, maitre ?

Le vieux toisa la petite rouquine aux allures d’enfants frêle qui venait de le questionner. Il souleva son sourcil valide d’un air circonspect en grimaçant :

— Ouais, ma jolie, mais tu comptes faire quoi, hein ? C’est la guerre, ici ; ce n’est pas la place pour une petite donzelle comme toi, même aussi mignonne.

Sonia n’avait pas lâché son fusil et elle avait beau avoir de solides compétences en premiers secours, elle n’avait aucunement l’intention d’aider Azur à s’occuper des blessés, tant que c’était possible. Elle commenta, en allant regarder ce qui se passait au bout des ruelles menant au lavoir :

— On y est pourtant, maitre ; alors on va essayer de ramasser et abriter autant de blessés que possible. Cela fera toujours ça de plus à survivre pour la prochaine bataille, n’est-ce pas ? Est-ce qu’on peut les ramener ici ? Ça semble encore être assez sûr, pour le moment.

— Des esclaves n’ont rien à foutre ici, rajouta en aboyant un homme costaud, court sur pattes et qui semblait à moitié tétanisé d’angoisse à se retrouver terré comme un rat dans cet abri incertain. Au vu de sa dégaine, il était assez évident qu’il s’était retrouvé piégé dans la bataille alors qu’il n’était sans doute qu’une estafette. Il rajouta :

— Déjà qu’aucune femme ne devrait y être. Allez, foutez le camp et laissez vos sacoches ici, ce n’est pas votre place !

Sonia eut un sourire à la remarque agressive du petit bonhomme qui faisait presque une tête de moins qu’elle. Le marin qui avait accompagné les filles était d’ailleurs prêt à le remettre à sa place quand tout le monde réalisa que Lisa qui, pour la plupart des spectateurs, n’était simplement une jolie petite rousse bien peu inquiétante s’était éloignée vers la rue donnant, à deux pâtés de maison de là, sur l’accès septentrional aux quais, là où, à peine plus loin, la bataille pour la prise du bastion fluvial faisait rage. Les entrepôts, pourtant souvent de murs de pierre épais et solides, avaient souffert des canonnades du premier assaut de Nashera et, même à pied, emprunter la rue était un défi compliqué par des tonnes de gravats instables.

Azur comprit de suite, mais elle n’eut pas le temps de réagir. Lisa tendit le bras et se mit à Chanter, déclenchant chez son auditoire un frisson paradoxal, d’angoisse et de fascination mélangées à ce son inhumain qui sortait de la si frêle jeune femme. Et, comme si l’évènement était le plus naturel du monde, des blocs de granit pensant le poids d’un homme et des madriers gros comme des troncs se mirent à glisser au sol, dégageant une voie nette au milieu des décombres, repoussés comme s’ils n’étaient que fétus de paille. Le marin glapit de surpris ; son fusil, comme celui de Sonia, s’était mis à briller d’une lueur bleue en grésillant, excité par son amorce de loss-métal. Tout ce qui était métallique semblait nimbé de cette fugace lueur bleutée et électrique.

Le vieillard au visage tuméfié lâcha, stupéfait :

— Par tous les Ancêtres de toutes les Étoiles…

Azur se reprocherait longtemps ce qu’elle fit à cet instant. Elle n’était guère encline à l’effronterie avec des hommes libres, mais cette fois, cela lui échappa pourtant :

— Elle ne vous demandera pas la permission, maitre, croyez-moi et vous ne l’arrêterez pas. Elle veut seulement sauver des gens et elle en a le pouvoir, c’est une Chanteuse de Loss. Et nous, on est bien décidées à l’aider !

La démonstration avait jeté un silence sur le petit groupe des survivants, mais Sonia ne se désarma pas pour autant, emboitant le pas de Lisa, rapidement imitée par Azur, qui laissa tout de même son sac pour les blessés :

— On revient vite !

C’est sous une demi-douzaine de paires d’yeux médusés que le trio reprit sa route, abandonnant sur place la charrette branlante. Lisa avançait, clairement décidée, presque imprudente en fait ; Sonia la rattrapa en lui faisant signe de ralentir un peu. La fumée rendait indistinct ce qui se passait au bout de la rue, mais il suffisait d’écouter pour entendre très clairement les clameurs des combats et les détonations des fusils et des canons. Le front de la bataille ne devait pas être à plus de deux cents pas de là et il y avait tout de même des limites à la témérité que l’éducatrice ne franchirait pas si cela voulait dire mettre en danger ses deux camarades.

— Comment te sens-tu, Lisa, demanda-t-elle en passant devant sa protégée ?

— Je… ça va, Sonia… tu… tu t’inquiètes pour moi ?

— Je t’ai déjà vu épuisé par le Chant, alors la question me parait d’importance.

Azur ajouta, soufflant un peu de l’effort que le trio maintenait depuis un moment :

— Sonia a raison de demander, Anis. Tu as pâli et tu as tiré sur tes forces, à l’instant. Que les choses soient claires, si on voit que tu faiblis, on arrête et on retourne se cacher, compris ? Nous prenons déjà des risques fous, il n’est pas question de continuer si tu ne le peux plus.

— De… de toute manière, répondit la terrienne dans un sourire, vous… vous ne me laisserez pas le choix, n’est-ce pas ?… Je ne peux rien cacher à… à une psyké et… et rien refuser à mon éducatrice.

Sonia éclata de rire :

— Exactement ! Pour une fois que je partage l’avis d’Azur, c’est à noter.

— Ne t’y habitue pas…

Azur n’eut même pas le temps de finir sa phrase. L’explosion était distante, mais l’onde de choc arriva bien avant le son, jetant les trois filles au sol comme sous une bourrasque de vent. Des toits branlants, des tuiles tombèrent en pluie, les faisant crier de panique en tentant de se protéger. La poussière soulevée par le souffle masque immédiatement tout dans un nuage opaque, gorgée d’eau de mer. C’est alors que le son se propagea jusqu’à elle, dans un grondement de fin du monde, les assourdissant brutalement.

Azur hurla de peur, mais eut le réflexe de couvrir de son corps Lisa, tandis que Sonia attrapait le duo pour les tirer de force vers le bout de la rue, en traversant l’épais banc de poussière et d’embruns. Toutes trois tentaient de se faire comprendre en criant, mais en vain. Même Lisa, aussi sourde que ses consœurs, ne pouvait plus user du Chant de Loss pour balayer le nuage devant elle. Elle le constata à ses dépens et ne retira finalement de la tentative qu’un gout âcre de suie dans la bouche qui lui arracha des quintes de toux.

Le vent du large balaya rapidement les plus épaisses volutes devant les quais, offrant un répit au trio qui pouvait enfin s’orienter à nouveau. Malgré l’explosion et le souffle, les vacarmes du combat avaient repris de plus belle, mêlés au rugissement d’un incendie qui attira de suite l’attention d’Azur. La psyké se figea immédiatement, imitée par Lisa et Sonia, devant ce qu’elle voyait : tout un côté du bastion était éventré, à hauteur de la digue. D’énormes blocs de ce qui avait été la tour de l’arsenal n’avaient pas encore achevé leur course aérienne striée de feu et de cendres, tandis que d’autres bombardaient les jetées et les quais, ravageant au passant plusieurs des navires défenseurs de Mélisaren. Et au-delà, de l’autre côté de la digue, vers l’estuaire, d’énormes rouleaux de fumée incandescents dévoilaient les silhouettes des galions pris dans la bataille, vacillant comme des animaux blessés par le souffle.

 


 

Jawaad eut à peine le temps de se hisser sur le bord du quai que l’onde de choc de la formidable explosion le percuta de plein fouet. Il ne serait pas sorti de l’eau à temps, il aurait sans aucun doute été violemment assommé par l’impact, pour finir noyé. Le souffle lui faucha les jambes et il eut juste le réflexe de se rattraper à une bite d’amarrage pour se laisser tomber sur un paquet de cordes pour se couvrir la tête et éviter d’être aveuglé par les embruns qui le fouettèrent la seconde d’après.

Il venait d’arriver ce dont il se doutait bien. L’assaillant venait de faire exploser l’arsenal du bastion, le privant de ses réserves d’amorces et de munitions. Désormais le bâtiment était littéralement perdu et Nashera allait se ruer dessus pour en faire une place forte contre la cité qu’il était censé défendre. Mais en se redressant pour voir la somme des dommages, le maitre-marchand constata que les dégâts étaient autrement plus graves ; l’explosion avait transformé la tour de l’arsenal en autant de projectiles qui retombaient en ravageant les matures et les ponts des vaisseaux en pleine bataille devant l’estuaire de l’Etéocle. La majeure partie des dégâts était concentrée sur les défenseurs du port. Et parmi les navires victimes de ces dommages, il y avait le Défiant, qui prenait de la gîte de manière menaçante.

— Erzebeth…

Jawaad souffla violemment pour évacuer sa frustration, en se redressant, cherchant du regard les trois esclaves. Il ne pouvait rien changer à qui se passait à l’autre bout du port dans l’immédiat et sa capitaine-corsaire aimée pouvait très bien être déjà morte ; dans tous les cas, il n’avait aucune raison logique de modifier ses plans et il n’allait pas s’abaisser à céder à ses émotions. Mais pour parvenir à ses fins, il avait besoin d’Anis ; le plus dur allait être de la retrouver à temps au milieu de ce chaos.

 


 

— Jawaad, mais qu’est-ce que tu fais, par les Étoiles ?!

— Ils visent l’arsenal du bastion, Damas. Tout va sauter et si le bastion tombe, les filles vont se retrouver au cœur de la bataille et je ne donne pas cher d’elles. Je vais les chercher !

Le Jemmaï avait suivi son patron qui s’était précipité dans les réserves du pont inférieur, fouillant l’atelier mécanique pour attraper une poignée des précieuses barres de loss-métal servant de combustibles aux moteurs de la Callianis.

— Tu sais très bien qu’à ce jeu, je suis mieux placé que toi pour réussir ! C’est toi le navigateur hors pair et moi le tueur insaisissable !

— Tu es Chanteur de Loss ?

Damas tiqua de surprise :

— Hein ? Mais quel rapport ?…

Jawaad se retourna, attrapa une besace pour y fourrer pas loin d’un kilo de loss-métal, une bonne partie des réserves du navire :

— Parce que c’est ce qui va nous sauver. Avec mon aide, ma terrienne peut changer le cours de cette bataille. J’y vais. Tu es mon premier officier, à toi les commandes.

— Et tu comptes y aller comment ?!

Jawaad reprenait déjà en courant le chemin du pont principal, talonné par Damas pour qui l’initiative de son patron s’apparentait à de la folie.

— À la nage ! Toi, tu dégages la Callianis de cet enfer aussi vite que possible et, si tu peux, essayes d’aller au secours des galions de Mélisaren. Il va y avoir des ravages !

Le maitre-marchand ôta son kilt et ses bottes, se préparant à se jeter à l’eau sous le regard médusé de ceux de son équipage qui pouvaient se permettre de détourner leur attention de la manœuvre à bord, alors que balles et boulets fusaient de toute part.

— Tu es fou, tu le sais ?! Je croyais tout de même que tu tenais particulièrement à ta vie ?

— J’y tiens, vieux frère, j’y tiens, crois-moi ! Mais elle sera bien fade si Erzebeth doit y rester, et ne vaudra plus rien si ma terrienne meurt !

Alors que le maitre-marchand allait plonger, Damas lui tendit son propre sabre, qu’il refusa d’un geste en sautant. Le Jemmaï soupira en raccrochant son baudrier, avant de lâcher, comme une prière :

— Que les Étoiles n’aient pas encore décidé qu’il est ton heure de les rejoindre, vieux frère…

 


 

Il avait beau être trempé et essoufflé, Jawaad ne s’attarda pas le long des quais. Le temps de se trouver un abri relatif, il chaussa ses bottes qu’il avait conservées nouées autour de son cou pendant la vigoureuse nage qu’il avait dû entreprendre pour atteindre la terre ferme. La bataille faisait rage à moins de deux cents pas de là, derrière les ruines des derniers entrepôts qui séparaient les arsenaux de la digue fortifiée. Si jamais les filles s’étaient avancées dans cette direction, ses chances de les retrouver avant qu’elles ne finissent prises dans la mêlée étaient minces. Et après… vu leur statut et leur beauté, si elles survivaient à chaos, ce serait pour finir en butin de guerre. C’était un risque majeur, mais, si Anis était trop inculte pour en avoir conscience, Azur et Sonia avaient forcément dû y penser, quelles que fussent les raisons des trois filles de venir si près du danger.

Jawaad fila rapidement vers les premières ruelles en louvoyant entre les décombres de ce qui avait été les entrepôts et les ateliers de bois des pêcheries locales. Les débris les moins lourds projetés par l’explosion retombaient en pluie, parsemée, mais terriblement dangereuse, et se noyaient dans les bancs de poussières soulevés par le souffle, que dissipait le vent marin. Une fois atteints les bâtiments de pierre dure, il commença à appeler, criant le nom d’Azur, tout en progressant prudemment. Même s’ils savaient que les filles devaient être dans les environs, les trouver serait ardu… et il avait très peu de temps pour cela.

À sa grande surprise, ce furent pourtant ses esclaves qui le trouvèrent, lui tombant littéralement dessus au premier angle de rue qu’il allait emprunter.

— Maitre !!

C’est Azur qui lui sauta dans les bras immédiatement, trempée et sale suivie de Lisa qui n’était pas en meilleur état et toussait encore. Sonia fermait la marche, fusil en main.

Jawaad gronda, mais sans pouvoir retenir un sourire soulagé de retrouver ses esclaves :

— Vous n’êtes pas où vous devriez être.

L’éducatrice sentit venir le moment des propos coupables et des tentatives d’excuses maladroites et serviles qui ferait prendre à tout le monde du temps vainement et coupa court, avec sa morgue coutumière :

— À vrai dire, maitre, nous sommes là où nous avons été bien plus utiles que là où tu nous as laissées. Anis a décidé qu’elle ne voulait plus trembler de peur… et nous n’allions pas la laisser prendre des risques inconsidérés sans l’accompagner pour nous assurer qu’elle reste prudente.

Jawaad poussa Azur à son côté, la gardant contre lui et tendit sa main libre vers Lisa pour la faire approcher, tout en répondant, le ton sec et froid, mais pourtant amusé, à l’effrontée San’eshe :

— Et tu trouves que c’était prudent ?

— Je suis mauvais juge à ce sujet, mais Azur a été de très bon conseil pour modérer l’ardeur de ta rouquine, maitre ; et nous avons sauvé pas mal de gens, ce qui est amplement plus intéressant pour tout le monde qu’être restées terrées dans la foule au milieu de la basse-ville.

Lisa s’approcha, et vint à son tour se blottir, dans un sanglot de soulagement, avant d’ajouter :

— Le loss-métal, maitre… je l’ai senti, il m’a guidée vers vous. Vous… vous en portez beaucoup.

— Et tu te demandes pourquoi. J’ai encore besoin de toi, Anis.

Jawaad se tourna vers les deux autres esclaves, venant embrasser le front d’Azur :

— Retournez vers le port intérieur sans perdre de temps. Guettez la Callianis, mais aucune imprudence et vous ne trainez pas en chemin, compris ?

— Que vas-tu faire, mon maitre, demanda la psyké soudainement inquiète ?

C’est Sonia qui répondit, la voix étrangement grave, tandis qu’elle avait dépassé le maitre-marchand et ses esclaves pour regarder le spectacle de dévastation guerrière qui bouchait tout l’horizon vers la mer :

— Il va se servir d’Anis pour renverser le cours de la bataille…

 


 

Jawaad attrapa la poignée de barres de loss-métal en jetant la besace négligemment. Il attrapa le poignet de Lisa et la fixa un moment. Elle avait compris l’ensemble de ce qu’il attendait d’elle, sans qu’il ait été nécessaire qu’il le lui explique. Mais il détailla la procédure, d’une voix apaisante :

— Deux Chanteurs de Loss qui ont appris le même Chant peuvent agir de concert, Anis. C’est une Chorale. Nos voix vont se mêler et nos pouvoirs s’amplifier ; tu as une force hors du commun et tu connais le Chant du Gouffre. Je ne connais aussi et je pourrais en diriger les effets et le canaliser. Mais finalement, c’est toi qui concentreras le Chant à travers ta voix. Il y a assez de loss dans ma main avec lequel nous harmoniser pour alimenter nos Chants. Mais tu vas ressentir un pouvoir et une tension comme tu ne les as jamais imaginés…

Lisa hocha la tête :

— Je… je suis prête, maitre… Ca… cela sauvera maitresse Erzebeth ?

— Oui, Anis, elle et bien d’autres, avec de la chance… Inspire longuement, souffle profondément, et suit ma voix.

Le couple était face à la bataille navale, sur le bord des quais. À quelques jets de pierres, les gardes et les miliciens de Mélisaren se battaient avec rage face aux légionnaires de Nashera. Dans le port, les canonnades succédaient aux hurlements, aux chocs des armes et aux rafales de mitraille et de fusils.

Jawaad commença à Chanter, d’une voix grave de baryton, dans une longue note dont la fréquence se muait en sonorités sinistres. Lisa le suivit, à ses côtés, d’une voix cristalline qui s’harmonisa aux mêmes tons. Aux premières secondes, il ne se passa rien. Lisa pouvait sentir les barres de loss-métal vibrer dans la main de son maitre, puis pulser comme animées d’une vie propre, au diapason du loss-métal caché dans ses bijoux et même à celui, bien plus lointain, des amorces des armes de tous les combattants présents. Elle n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux ; elle distinguait clairement l’enchevêtrement des lignes de forces magnétiques que traçaient les ondes de forces du loss. Toutes se mettaient à vibrer en des lignes de fréquences aux formes fantasmagoriques et mouvantes, épousant les arpèges du Chant du duo.

Imperceptiblement, puis de manière toujours plus visible, tandis que les lignes de force invisible reliant les Chanteurs et le loss-métal s’harmonisaient en prenant de plus en plus de puissance, les petits éclats de pierre parsemant le quai commencèrent à vibrer, puis glisser et enfin s’élever paresseusement dans les airs, pareils à des feuilles mortes dansant dans la brise.

Lentement, les voix mêlées de Jawaad et Lisa s’accordèrent en une chorale aux sonorités inhumaines, dont l’intensité venait, seconde après seconde, couvrir le vacarme mortel qui faisait rage autour d’eux. Les eaux sales au pied du quai furent saisies d’un frémissement vif, avant qu’une onde de force ne déferle vers le port, semblant fuir en déformant toute la réalité environnante. Tandis que la voix des Chanteurs s’amplifiait, un souffle balayait la pierre dans un grand arc de cercle, où tout ce qui était métallique, sur des dizaines de mètres à la ronde, se mettant à vibrer comme sous l’effet d’un tremblement de terre. C’était maintenant des blocs de pierre et des décombres de plusieurs dizaines de kilos qui rejoignaient les gravats et les poussières en suspension dans l’air, au mépris total des lois de la gravité et de la logique.

Le Chant couvrait maintenant tout autre son, pareil à un crescendo démentiel, poussant Jawaad et Lisa à leurs limites physiques. L’énergie qu’il générait crépitait dans l’air, au point de donner naissance à des halos fugaces d’un bleu électrique courant en flashs d’un objet à l’autre. C’était si fort que les combattants à l’arrière du front, qui se battaient pour leur vie furent figés, saisis par un mélange de crainte respectueuse et de véritable terreur superstitieuse, sans être sûr de comprendre ce à quoi ils assistaient. Certains fuirent immédiatement, d’autres ne purent bouger, fascinés par le spectacle, tétanisés par le son inhumain qui leur parvenant, semblable à un orchestre dément perdu en pleine cacophonie.

Jawaad retint Lisa tant qu’il le pouvait, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus retenir son poignet. Dès qu’il la lâcha, elle fut irrépressiblement soulevée dans les airs par l’impulsion du Chant. Le maitre-marchand fut effrayé un bref instant par la concentration de force qui convergeait vers le corps frêle de son esclave, par l’intensité de cette puissance qui donnait l’impression qu’il allait la déchirer d’un instant à l’autre. Flottant dans un souffle chaotique d’air aspiré avec elle, à près de deux mètres de hauteur, elle écarta les bras, laissant tout le pouvoir réuni par le duo l’envahir et la guider. Elle devint pour une seconde aussi éclatante qu’un phare de lumière bleue. Elle inspira alors et lança la dernière note du Chant.

Une bulle de lumière aveuglante, qui semblait dessiner un horizon d’où le réel se serait échappé pour laisser place à un abime de noirceur, jaillit entre les coques des galions de la flotte de Nashera à l’extrémité de la digue. Immédiatement, un vortex se déchaina avec comme œil de l’irrésistible tempête la sphère de vide brillant d’un éclat de soleil. Elle sembla aspirer l’air, se mit à déchiqueter les voilures, disloquer les ponts, avalant les canons et les hommes, projetés dans les airs comme des brindilles dans la tourmente. Puis c’est l’eau elle-même qui sembla aspirée par le vortex, créant une trombe hurlante s’attaquant aux cieux sur la hauteur de douze étages, qui engloutit et réduisit en miettes les galions pris dans son irrésistible aspiration.

Personne ne sut jamais dire combien de temps cela avait pu durer. Devant un prodige aussi effrayant, les secondes se changeaient en siècle de spectacle effarant, que l’esprit ne parvenait pas à concevoir. Pour les vaisseaux qui n’étaient pas pris dans le rayon de ravage du vortex, les destructions engendrées par les rafales de vent et les débris étaient presque aussi catastrophiques. Aucun mât ne pouvait supporter une telle puissance, les voiles furent emportés avec leurs gréements, des vergues défoncèrent les ponts en bousculant comme des fétus de paille les équipages qui se battaient pour leur vie. En quelques instants, deux galions de Nashera avaient littéralement disparu, disloqués par le Chant du Gouffre et avalés par les eaux et trois autres sombraient sans aucune chance de salut. Pour les assaillants autour du bastion et sur les quais, le spectacle de la dévastation presque biblique de leur propre flotte eut un tel effet que la panique disloqua leur assaut en une retraite désordonnée et vaine qui se changera rapidement en un massacre dans leurs rangs.

 


 

Andesphos était totalement dépassé. Ce furent, heureusement, ses officiers et principalement les commandants de légion de l’Eglise qui réagirent à temps pour parvenir à éviter le désastre, réorganisant les ordinatorii en colonnes chargées de couvrir la retraite de l’artillerie et des machines de guerre. Dans l’affaire deux compagnies d’auxiliaires et de cavalerie légère étaient en train de se faire massacrer par le gros des troupes de Mélisaren après s’être jetés sur les tortues d’acier pour les arrêter.

Eïm avait vite compris, lui aussi, le talon d’achille de ces machines. Zaherd devait en être conscient depuis longtemps car avant que les casses ne deviennent un massacre en règle, il avait rapidement envoyé des estafettes pour qu’elles ordonnent aux pilotes des tortues de laisser le champ libre à l’infanterie et retournent à l’abri des murs. Aussi caparaçonnées et redoutables que pouvaient être ces machines, elles ne pouvaient être totalement blindés ; leurs roues et leur ventre étaient leur point faible, là où les essieux et l’arbre de transmission moteurs étaient exposés. Quelques braves des lignes de Nashera l’avaient vite compris et s’étaient empressés de s’armer de solides couleuvrines, de s’aider de chevaux, des cordes et de grappins et d’attendre que le terrain inégal dévoile les parties les plus fragiles des tortues pour frapper fort et neutraliser les machines. Quelques pots à feu bien placés achevaient de tuer la bête blessée, réservant un sort atroce aux équipages brulés vifs dans la carapace d’acier. Huit tortues gisaient sur le champ de bataille et, des autres machines, trois n’arriveraient pas au bout du chemin à faire pour retourner derrière les lignes de Mélisaren.

Désormais, le bataille était une mêlée sanglante à l’issue incertaine. L’effet de surprise et le choc initial étaient passés. Si la réussite était au crédit de Méliseran et que les légionnaires de Nashera, sans doutes pour la première fois de leur vie, venaient d’expérimenter la débâcle et la panique, ils se repliaient en ordre, tentant de retrouver leur cohésion et assurer leur retraite vers les tranchées et les fortifications de leur camp retranché. Quoi qu’ordonne Zaherd, Eïm décida que c’était assez pour ses hommes. Taillant dans les corps comme un paysan fauche les blés murs, il se fraya un chemin vers ses camarades tout en leur ordonnant de reculer, les aidant à ramasser les blessés du mieux possible.

Alors qu’il hissait un jeune homme sur son épaule pour l’emporter vers l’arrière, il entendit, bien avant de voir quoi que ce soit, un fracas hurlant, presque assez puissant pour couvrir le tumulte dément de la bataille. Le son était effrayant, pareil au gémissement d’un vent fou qui se muait en un hurlement monstrueux de quelque dragon de légende.

La mêlée s’arrêta, littéralement. Pour un instant, des milliers d’hommes oublièrent de se battre et certains payèrent leur fascination de leur vie. A l’horizon, au-delà des murs de Mélisaren, une énorme trombe d’eau hurlante dévorait le ciel, surmontée de l’éclat presque aveuglant d’un second soleil bleu.

 


 

Pour Lisa, le ravage du Chant des Abimes lui apparaissait avec une clarté singulière et atroce. Elle avait été avertie par Orchys et Jawaad l’avait prévenue, mais aucun mot ne pouvait décrire avec assez de force la violence de ce qu’elle ressentait. C’était comme assister de loin à la mort simultanée de chacun des milliers de marins et de soldats emportés dans la tourmente ; elle ne pouvait les voir ni avoir la moindre idée de leur agonie ; elle en avait seulement une conscience aussi aiguë que sa perception des lignes de force magnétique du loss-métal. Chaque vie s’éteignait dans ses dernières affres d’agonie, sous ses yeux. Cela durait moins qu’un battement de cils, l’impact ne pesait pas plus que la caresse d’une brise légère, mais c’était multiplié par autant de victimes du pouvoir qu’elle venait de déchainer. La somme de tant de souffrances et de morts cumulées, ressenties en même temps, lui revint de plein fouet dans un chaos émotionnel pareil à l’effet qu’eut percuter un mur de plein fouet.

Lisa glissa dans les airs pour retomber lentement, inconsciente. Jawaad eut juste le temps la rattraper, faisant fi du mal de crâne qui lui vrillait les tempes et avait déclenché un sévère saignement de nez. Les barres de loss-métal gisaient au sol, fumantes, comme si elles avaient été soumises à une chaleur intense et le maitre-marchand se doutait bien que l’explosion de puissance du Chant des Abimes avait dû en consumer une bonne quantité. Il avait pris de plein fouet l’impact physique, avec beaucoup plus de violence que Lisa ; mais le contrecoup psychologique avait été pour son esclave. Elle était bien plus forte que lui ; il y avait longtemps qu’il n’en doutait plus. Mais à vrai dire, elle était immensément plus forte que tout ce qu’il avait pu connaitre, bien plus que les plus puissants Chanteurs qu’il avait pu croiser, ou dont il avait même jamais entendu parler, à une exception près.

Serrant Lisa dans ses bras, le temps de reprendre brièvement son souffle, car il était imprudent de s’attarder sur les quais, il murmura, pour lui-même :

— Désormais, il y a une nouvelle Orchys sous le ciel.

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