14- Les Ordinatorii
Les choses ne se passaient pas du tout comme prévu.
Jawaad se gratta le menton, en apparence imperturbable, fixant son interlocuteur qui venait de se présenter. L’homme était reconnaissable entre tous. Soigné, le dos droit, l’allure hautaine et assurée, l’athémaïs au teint plutôt pâle, les cheveux courts et bouclés, presque à peine sorti de l’enfance, portait une longue chasuble noir bordée de blanc par-dessus une tunique unie, de la même couleur, descendant sous le genou, brocardée de reflets chamarrés. Il avait enfin les épaules ceintes d’une large étole, elle aussi noir au liseré or, marquée du cercle blanc, symbole du Concile. Et à son cou pendait, comme pour insister encore, le même cercle d’argent symbolisant l’Église redoutée dont il était prêtre.
À ses côtés, deux ordinatorii, affichaient les mêmes tons, le noir liseré de blanc, dans des atours martiaux. Engoncés dans une sombre cuirasse de cuir renforcée de couches de lin, le Linotorci, ils portaient une chemise à manches bouffantes d’un rouge écarlate, retombant en longs pans sur leurs larges pantalons noirs. Enfin, leur visage était dissimulé par un casque grec à panache au crin couleur de sang. Ils veillaient sur l’envoyé de l’Église, longues lances-impulseurs en main, glaive au coté ; imperturbables dans leur dévotion absolue à leur service sacré, ils paraissaient deux statues menaçantes.
Jawaad ne risquait pas de se tromper sur le rang et la nature de l’homme en face de lui, flanqué de ses gardes du corps. Il se doutait bien qu’autour de la place, en guettaient d’autres qui, en civil et dissimulés dans la foule et les ruelles entourant la place, attendaient un seul signe pour fondre comme une nuée défendre leur maitre.
Le maitre-marchand fronça un sourcil mécontent et dubitatif, jetant brièvement un regard sur Azur, qui, effrayée et à raison par l’Ordinatori et ses gardes, restait cachée derrière son épaule. Mais il ne chercha pas sa confirmation, il était déjà parfaitement sûr de lui.
Ce n’était pas Franello.
Les choses prenaient une tournure particulièrement inattendue…
***
« — Le message est passé Jawaad. J’ai bien cru que Narwin ferait une apoplexie avant qu’on en ait fini. »
Damas s’appuyait au chambranle de la porte, regardant Jawaad s’affairer à son bureau, au milieu de nombre de papiers. Les coursiers avaient livré quantité de missives et de lettres, dont une large partie finissait d’ailleurs froissée et jetée avec dédain par le maitre-marchand. On pouvait raisonnablement se demander s’il les avait même lues.
Celui-ci leva la tête, délaissant son tri pour fixer son maitre d’équipage :
« — Et ? »
« — Le Campo Annuciante. À la fin du jour. Ce n’est pas vraiment le meilleur des lieux de rendez-vous publics… »
Jawaad acquiesça, en se redressant, pour tourner la tête vers son balcon, fixant le ciel un instant, dans ses réflexions :
« — Pas le pire non plus. Tu as pris des dispositions ? »
« — Six hommes qui savent être discrets, deux avec des impulseurs, un troisième qui sait lancer le poignard. Mais il y aura foule à cette heure. Ça a tout du piège idéal, s’il veut en finir proprement et sans traces.
« — Abba veillera sur mon dos. Et je prends Azur. »
Damas hocha la tête à son tour, mais son regard sur le maitre-marchand ne cachait pas ses doutes :
« — Je ne suis pas Abba. Ces gens-là, je ne les crains pas, ni leurs dieux et leurs croyances. Ce ne sont que des hommes. Mais Abba a raison sur une chose : c’est vraiment un jeu dangereux, même à Armanth. Si jamais cela se passe mal, et qu’on touche à un Ordinatori, je ne donne pas très cher de nos peaux après cela… »
« — Nous allons discuter. » Jawaad posa son regard sombre sur le jemmaï : « Et ce qui est vrai dans leur sens est vrai dans le notre ; nul ne touche impunément à un maitre-marchand de la Guilde, et Franello sait très bien ce qu’il encourt à essayer. Nous serons sur un pied d’égalité. »
Jawaad rajouta un sourire esquissé à ses propos, pour les appuyer :
« — Et je ne fais pas venir Abba, ma psyké, et toi, pour rien. »
Damas soupira, et fixa Jawaad. Il n’était pas convaincu, et ne le dissimulait pas. Les Ordinatorii avaient un point commun avec son orgueilleux ami et patron. Ils se considéraient au-dessus des lois, et des codes, où qu’ils soient. À raison, puisque l’Eglise plaçait en dogme que la parole de tout Ordinatori supplante celle de toute autre autorité, qu’elle émane du plus insignifiant planton de caserne, ou d’un empereur. Et même dans l’enceinte de la cité de la Guilde des Marchands, qui depuis ces vingt dernières années, avait imposé à l’Église de reconnaître et se soumettre aux lois de l’Elegio et du Conseil des Pairs, chacun de ses prêtres pensait toujours avec ce dogme en tête, appuyée par l’influence de leur parole sur l’aristocratie et le peuple. Le poids de l’Église s’étendait à tout Loss, où que l’on aille. Son autorité faisait loi sur plus de la moitié des grandes cités-états des Mers de la Séparation, les légions à son service représentaient des dizaines de milliers d’hommes, voir plus. Et la seule organisation qui pouvait modestement se comparer à un tel pouvoir était celle de la Guilde des Marchands, parce qu’elle contrôlait les mers, le commerce et les îles de tout le Sud.
Mais le Concile et son étendard étaient la Loi, et la parole divine, que nul ne pouvait ignorer et qui inspiraient une crainte légitime même au plus athée des lossyans. Un Ordinatori était sans doute plus intouchable encore qu’un Maitre-marchand. Et autrement plus dangereux.
Jawaad n’était pas plus dupe de ce constat qu’il ne l’était du doute qui travaillait Damas. Il jeta sur le bureau sa dernière poignée de missives, pour poser un regard vers sa chambre, où était enfermée Lisa, allant en fermer silencieusement la porte :
« — Allons à ce rendez-vous. Je compte sur toi. »
Damas emboita le pas de son ami. Un bref instant plus tard, et quelques ordres donnés sans jamais hausser le ton, le maitre-marchand fit venir à lui Azur et Abba, pour prendre la route du Campo Annuciante. La place était située au pied des terrasses abritant le palais-forteresse du Conseil des Pairs, et ses dépendances, les archives de la cité, le palais de l’Elegio, et les temples. Personne dans le domaine n’avait été prévenu du détail de la rencontre à venir, encore moins bien entendu de sa dangerosité, le maitre-marchand ayant laissé simplement quelques consignes aux affaires courantes pour sa comptable, et l’ordre pour les siens de ne pas quitter l’enceinte de la villa tant qu’il ne serait pas de retour.
Cependant, tandis qu’il prenait la route pour son rendez-vous, accompagné de sa petite escorte, un silence d’angoisse pesait sur sa maisonnée…
***
Lisa avait cessé de pleurer. Vaincue par le chagrin, elle dormait, réfugiée dans un coin de la confortable cage qui avait été monté et installé dans la chambre de Jawaad, jouxtant son bureau. Reposant sur une couche faite de tapis et de coussins moelleux, emmitouflée dans des draps doux et légers, elle tremblait parfois, caressée par le léger vent, frais et humide, que charriait la pluie fine tombant sur la ville.
Son esprit, loin de là, nageait dans les eaux sombres de ses propres limbes ; hantée par les cris de sa sœur ainée venus se mêler à la lugubre farandole des fantômes de sa détresse, et de ses crimes coupables, elle souhaitait sombrer à son tour. Mais le même cri se répétait sans cesse: « Je t’aime, petite sœur ! Je reviendrais te chercher ! » L’abandon se refusait avec une vicieuse cruauté. À chaque fois qu’elle pouvait croire disparaitre dans sa folie, le même appel retentissait, jusqu’à tout couvrir…
Son sommeil ne la reposait nullement, et elle gémissait en tressaillant parfois.
Jawaad avait fait monter la cage dès son retour, supervisant son installation lui-même. Les coussins, et les draps provenaient directement de son lit, et il avait veillé au confort de sa nouvelle esclave, mais aussi à l’isoler. La seule personne de la maisonnée qui avait eu permission de s’occuper d’elle directement était Azur, qui avait fait sa toilette avec ordre de ne pas lui parler et ne jamais la brusquer. Du moment de l’arrivée de Lisa, au départ de Jawaad, celui-ci s’était arrangé pour être toujours présent non loin de la jeune femme. Sans étonnement, il avait constaté sa détresse résignée, et l’état de passivité catatonique dans laquelle elle avait plongé.
Il avait donné ses derniers ordres, avant son départ ; Airain, une de ses esclaves de confiance, avait charge de veiller au bien-être de sa nouvelle acquisition, et prévenir tout incident pendant son absence.
La jeune femme vint donc, silencieuse, voir comment se portait Lisa, sans cacher une curiosité mêlée de jalousie, et d’un certain dédain pour l’abattement de la captive. Elle s’étonnait de cet étrange achat, perplexe quant à la raison qui motivait la dernière lubie de son maître. Elle n’appréciait guère l’apparition d’une nouvelle fille dans le harem du marchand, qu’elle percevait comme une rivale, bien entendue. Mais elle ne voyait là qu’une esclave pitoyablement recroquevillée, dont elle entendait les légers geignements.
Mais qui, à un moment, murmura plaintivement, comme si elle appelait, dans une langue qui lui était inconnue. Elle s’approcha, sans bruits, pour en entendre plus, l’attention captivée par ces mots qu’elle ne comprenait pas.
***
Malgré la fine pluie qui balayait toujours la ville, le Campo Annuciante était noir de monde. Le Campo était une artère centrale d’Armanth, sur la terrasse du palais de l’Elegio, et c’était sans doute la seconde place la plus densément peuplée de la ville, avec le Marché aux Cages. Mais ici, point d’enchérisseurs et d’esclavagistes, mais des bureaucrates et aristocrates orbitant autour des administrations et des temples, dans une débauche de tenues voyantes et débordantes de richesses, suivis de leur cohorte d’indigents et de mendiants, de vendeurs à la sauvette, de voleurs à la tire, et de gardes privés.
Damas était invisible. Jawaad avait une très bonne idée de ce que manigançait son maitre d’équipage. Il supervisait les hommes dissimulés sur la place, et près des rues attenantes, et veillait sur son patron. Le port du fusil impulseur était interdit à tous, sauf aux gardes de l’Elegio et aux Ordinatorii, mais le jemmaï savait faire mouche à trente mètres avec un pistolet, et devait déjà avoir choisi un balcon ou un bord de toit idéalement situé.
Il était donc accompagné d’Abba, dont la simple présence créait une distance de sécurité minimale autour de lui et de son patron, n’importe quel quidam cédant à l’instinct de préférer se tenir à une portée respectueuse du colosse noir aux allures de brute ; et d’Azur, qui à la différence de son entrain confiant habituel, affichait une nervosité palpable à la rencontre à venir.
Le maitre-marchand choisit la terrasse d’une taverne faisant face à la place et aux entrées du palais du Conseil des Pairs. Les lieux auraient ailleurs mérité plutôt les lettres de noblesse d’une auberge de grand luxe, mais il dédaigna comme à son habitude de profiter des chaises confortables et des banquettes ornées d’épais coussins, pour s’appuyer simplement à un pilier des tonnelles, l’abritant de la pluie fine. Dans la foule, les ordinatorii étaient reconnaissables, et il s’en trouvait quelques-uns vaquant à leurs occupations empressées, ou discutant un peu, alors que le soleil descendait à l’horizon, avant de rejoindre leurs pénates.
Mais celui qui approcha, flanqué de deux gardes imposants, attira immédiatement son regard. Abba l’avait aperçu lui aussi, et en un instant la tension s’accentua, les puissantes veines courant sur les biceps du colosse s’épaississant soudainement. Jawaad savait que son second craignait avec un respect superstitieux le pouvoir spirituel de ces hommes.
Il y eut un instant de flottement. Il était si palpable que l’esclave qui venait rejoindre l’homme appuyé à l’entrée de la taverne en recula, oubliant de demander la commande, quand elle vit le prêtre du Concile et ses deux gardes, s’arrêter devant celui-ci. Les clients alentour, pour ceux qui en avaient l’occasion, se levèrent et saluèrent prestement et respectueusement vers l’Ordinatori, décidant d’aller voir ailleurs s’ils y étaient ; les autres se sentirent tous forcés de baisser la voix, et de ne s’intéresser qu’à ce qui les concernait.
Jawaad brisa le silence, et marcha au passage sur quelques conventions qui achevèrent d’effrayer les spectateurs alentours, les convainquant totalement de se mêler de ce qui les regardait :
« — Tu ne ressembles pas à l’homme qu’on m’a décrit comme étant Franello Anachorète. »
Abba manqua s’étouffer un coup et eut du mal à retenir le regard choqué qu’il riva sur son patron. Il se reprit difficilement, pour se dresser et toiser, bras croisés, les deux gardes du prêtre, dont l’impassibilité était rendue plus menaçante encore par les casques qui dissimulaient leurs traits.
Le jeune prêtre ne cacha pas non plus sa désagréable surprise à l’entrée en matière de son interlocuteur :
« — Mes respectueux hommages, Jawaad le Marchand. On m’avait précisé des choses à votre encontre que vous venez de confirmer en une phrase. Mais vous avec vu juste en effet, je ne suis pas Son Excellence Franello. Vous ne pensiez tout de même pas qu’il allait venir en personne ? »
Jawaad ne répondit que par un bref sourire accentué par son regard sombre qu’il posa sur l’Ordinatori :
« — J’imagine que si. C’est lui qui me doit des explications. »
« — Je suis ici pour cela. Je me présente, si vous permettez. Albinus Mercalor, secrétaire de son Excellence. Il m’a mis au courant de toute l’affaire qui vous concerne ; vous pourrez donc traiter avec moi, comme si j’étais sa voix et ses yeux. »
« — Et si je te dis que je ne le veux pas ? »
Le prêtre cette fois-ci ne montra aucune surprise à la réponse désarmante. Le portrait détaillé du marchand, dressé par les services de son maitre, correspondait bien à ce qu’il observait à l’instant.
« — D’autres accidents arriveront et il se passera quelque chose tôt ou tard. Son Excellence a tout son temps. »
Jawaad hocha à peine la tête, claquant des doigts vers la serveuse qui était restée prudemment en retrait de la scène. Il leva juste assez la voix pour se faire entendre de l’esclave apeurée :
« — Un thé, et une coupe de vin pour mon ami. » Il reprit, pour Albinus : »Si tu es ses yeux et ses oreilles, tu peux alors répondre à cette question : pourquoi Franello veut-il me tuer ? »
« — Comme vous y allez, messire. Il ne s’agit nullement de vous tuer, il n’y a eu jusqu’ici qu’un regrettable accident, non ? »
« — Très bien conçu, oui. Je pensais les Ordinatorii plus directes que cela. Depuis quand l’Église se targue de subtilité ? »
« — Hé bien, pour vous répondre, depuis qu’une cité ose prétendre ne pas être vassale de notre autorité. Nous savons nous adapter, et Son Excellence s’y emploie avec un art certain. »
Jawaad étira un sourire sinistre, toisant toujours le prêtre avec un détachement qui confinait à l’arrogance :
« — Ce qui signifie que ton Franello, et ton Eglise, en viennent à s’abaisser aux méthodes les plus viles pratiquées par les marchands pour régler leurs comptes. C’est intéressant de l’apprendre. Mais je ne connais pas cet homme, Albinus. Et en général, ceux qui veulent me tuer déploient ce genre d’efforts pour une bonne raison… »
Le jeune prêtre, toujours aussi fier et calme, afficha une sorte de sourire entendu :
« — Ho, il y a une très bonne raison. À vrai dire, Son Excellence n’a que l’embarras du choix parmi les raisons qui le porte à s’intéresser à vous. Mais, voyez-vous, vous vous trompez sur un point. Son Excellence ne comptait pas que vous décédiez. À vrai dire, il était sûr que ce ne serait pas le cas. »
Abba tiqua immédiatement et Azur attrapa la manche de son maitre, serrant ses doigts autour de son biceps, toujours réfugié derrière lui. Jawaad savait ce que le geste de son esclave signifiait. Elle commençait à lire de mieux en mieux sur le visage du prêtre, et en distinguait désormais les faux semblants et la réalité qu’il dissimulait. Ce qu’elle lisait l’alertait. Il ne montra rien, fixant toujours Albinus :
« — Donc, tu dis que ce n’était pas sensé me tuer. Intéressant. Et que voulait-il donc apprendre de cette expérience, puisqu’il semble qu’il avait déjà l’embarras du choix quant aux raisons de m’assassiner ? »
« — Vous le savez fort bien, Jawaad. Vous avez survécu, et votre garde du corps… » Il fixa Abba un instant, presque avec condescendance. Ce qui fit grimacer le colosse entre crainte soudaine, et une colère sourde: « … aussi fort soit-il devrait être mort écrasé par une tonne de bois. Je suis tenté de croire aux miracles, vous comprendrez que cela va avec ma position et mon rang. Mais ici, nous étions persuadés qu’il s’agissait de toute autre chose. Quelque chose qui semble en rapport avec votre passion hérétique pour les artefacts et écrits anciens, dont vous faites collection. »
Il y eut un second blanc. La pression de la main d’Azur sur la manche de Jawaad s’accentuait et elle s’était encore rapprochée de lui. Quelque chose menaçait et elle lisait sur le visage du prêtre que d’un instant à l’autre, un événement allait se produire. Abba connaissait les codes gestuels d’Azur lui aussi et sa main glissa à son cimeterre, fixant la place encombrée de monde. Il guettait un éventuel assassin, mais pour atteindre son patron, celui-ci devrait sortir une arme et viser. Un geste difficile à dissimuler. Il pouvait voir deux des hommes de confiance de Damas, à quelques mètres, parmi les badauds. Si le jemmaï avait pris toutes les précautions dont il était coutumier, une telle tentative finirait avec une balle bien placée ou un poignard enfoncé entre deux vertèbres.
Jawaad reprit, après un bref regard sur Azur :
« — Disons que je sais de quoi tu parles, et que je sais donc ce que ton maitre croit à mon sujet… Et alors ?… Si jamais il avait eu des preuves suffisantes, les hommes de l’Elegio eux-mêmes m’auraient déjà arrêté sur sa demande. Et à part tes deux chiens de garde, je ne vois personne pour venir me chercher… »
Le prêtre cacha son sourire de victoire, la seule à le lire clairement fut Azur, et il reprit :
« — C’est pour cela que je suis venu afin d’en discuter. L’Église n’a rien contre vous et quand bien même, votre poids politique vous protègerait de poursuites légitimes, même de notre part. Il s’avère que pour accomplir notre tâche, dans cette cité dépravée, il nous faut nous armer de patience et nous abaisser à certaines méthodes qui ne sont que le reflet de cette décadence ambiante. Mais son Excellence avait prévu ce moment, et s’attendait à ce que tôt ou tard, vous décidiez de dévoiler vos cartes. »
L’esclave de service revenait en portant la commande de Jawaad. La terrasse s’était relativement vidée de ses occupants, maintenant. Il y eut un autre moment de flottement, et Jawaad sentit un frisson sur sa poitrine. Son pendentif commençait à vibrer, de plus en plus. Et il savait ce que cela signifiait. Il lâcha un cri bref :
« — Abba ! »
Le prêtre ne cachait plus son sourire de victoire, faisant un preste pas de coté, ses gardes s’écartant vivement à leur tour, dévoilant derrière eux une jeune femme aux cheveux teints de noir, un brou de noix malpropre pour cacher leur véritable couleur. Presque hagarde, comme si elle était droguée, elle portait une simple tunique d’esclave, élimée et crasseuse. Nul ne s’en serait jamais méfié. Écartant légèrement les bras et fermant les yeux, elle se mit à Chanter.
Il n’existe qu’une seule méthode efficace, et connue pour dévoiler un Chanteur de Loss : le mettre en danger mortel pour le forcer à user de son pouvoir. Aucune autre n’est officiellement connue. Même ceux d’entre eux qui ignorent qu’ils sont accordés au loss, chantent alors d’instinct, pour rester en vie. Jawaad avait pris ses précautions et Damas avait pensé à tout ; sauf à l’insignifiante survenue d’une esclave dans la foule. Encore moins qu’elle soit Chanteuse et déchaine son pouvoir sur son patron.
La seule différence, qui sauva la vie du maître-marchand, est que lui possédait ce qu’il supposait assez justement être l’unique autre moyen de détecter un Chanteur de Loss. Il gagna ainsi la seconde qui lui permit de réagir.
La voix de l’esclave remplit l’air, le faisant vibrer, dans une tonalité de cristal suraigu. La foule environnante se figea. Pendant une fraction de seconde, le monde sembla se geler.
La réalité eut un hoquet.
Abba allait attraper Jawaad mais ce dernier propulsa Azur dans ses bras en les repoussant de toutes ses forces, s’abritant derrière la poutre contre laquelle il s’était appuyé. Sur toute la largeur de la terrasse et sur dix mètres de profondeur, ce qui n’était pas solidement arrimé au sol se mit à léviter, clients et serveuse compris. Un battement de paupière plus tard, une ondulation brutale, presque lumineuse tant elle était palpable, propulsa chaises, tables, jardinières, vaisselle et êtres humains comme autant de poussières balayées par un vent de tornade, vers le mur de la taverne.
L’onde de gravité emporta deux clients et la serveuse. Les deux plus chanceux moururent sur le coup déchiquetés par l’impact du mobilier, dans des gerbes de sang. La dernière percuta le mur en hurlant son agonie, broyée par la force de la vague.
Damas visait déjà la chanteuse de son pistolet, quand il vit un de ses hommes se dresser derrière elle. Le geste fut net et rapide, un poignard s’enfonça sous les côtes de l’esclave pour lui percer le cœur. Elle s’effondra tuée sur le coup, et l’assassin disparaissait déjà dans la foule prise de panique, se mêlant aux gens courant de toute part pour fuir le carnage. Damas sauta de son perchoir pour foncer vers la terrasse.
Jawaad était toujours en vie et contre toute attente, à peine égratigné. Sa voix de baryton s’éteignit un bref instant après celle, cruellement interrompue, de la Chanteuse. Comme si le temps vivait un ralenti, les éclats de bois, de pierre, de céramique et de verre, éjectés par la vague, retombaient mollement au sol, presque dénués de force de rebond. Autour de lui et dans son dos, sur un sillage dont la frontière était dessinée par les débris jonchant le sol, toute une portion du décor avait partiellement échappé à la vague de destruction. Non loin, Abba, jeté au sol par l’onde de gravité, jurait de douleur. Azur, à moitié sonné, était affalé contre lui, toujours dans son étreinte, et tentait de réaliser ce qui venait de se passer.
Des gens hurlaient, d’autres fuyaient les ravages, croisant ceux qui accouraient pour essayer de comprendre ce qui s’était produit. Des gardes arrivaient de toute part, alors qu’une partie de la tonnelle menaçait de s’effondrer dans des craquements sinistres. Dans la cohue, Damas se précipita à l’aide de son patron, son impulseur tourné vers les Ordinatorii.
« — Ca va ? »
Jawaad était lui aussi sonné par l’impact, les oreilles bourdonnantes encore du violent appel d’air dont il n’avait pu que compenser par son propre Chant l’effet de gravité. Derrière lui, l’esclave qui aurait dû lui apporter son thé venait de cesser de hurler, en rendant son dernier souffle.
« — En un morceau. » Il se releva, difficilement, s’écartant de la tonnelle prête à rompre pour s’avancer vers le prêtre, immédiatement protégé par ses deux gardes en voyant le mouvement menaçant du maitre marchand.
Albinus, malgré sa propre surprise à voir les dégâts provoqués par la Chanteuse, n’en semblait pas moins fier, et parfaitement satisfait. Il leva le ton pour se faire entendre au milieu des cris et du brouhaha de la foule qui se massait et que la garde de l’Elegio tentait de traverser péniblement pour venir voir la cause de cette panique :
« — Je pense, Jawaad, que la preuve est fait, n’est-ce pas ? Qui survivrait à la tentative d’assassinat, absolument démente et suicidaire, d’une Chanteuse de Loss, à part un autre Chanteur ? Regardez-vous, elle vous ciblait directement et vous n’avez pas une égratignure ! Enfin… presque. »
Joignant le geste à la parole, il désigna le maitre-marchands aux gardes qui étaient enfin parvenus à percer la foule que le prêtre avait prise à témoin sciemment. Ceux-ci eurent de prime abord la même réaction que les spectateurs amassés autour de la scène de désastre. Un ébahissement incrédule devant le carnage qui s’offrait à leurs yeux. Mais mues par le réflexe de l’autorité et de l’uniforme, ils se dirigèrent directement vers l’homme qu’on leur désignait, le pointant de leurs fusils impulseurs.
Abba tentait de se relever, jurant encore, mais même avec l’aide d’Azur, qui bien que secouée était indemne, il ne parvint pas à tenir debout, son genou se dérobant. Damas, quant à lui, couvrait Jawaad, mais entre les ordinatorii et les gardes de la ville, le jemmaï trouvait que la posture se présentait fâcheusement. Il suivait du regard les déplacements malaisés de ses hommes dans la foule, cependant toujours prêts, sur son ordre, à tuer les cibles qu’il leur désignerait.
Jawaad arrêta la montée en tension d’un geste vers Damas, avant de se tourner vers le prêtre, parlant plus fort pour s’assurer d’être entendu :
« — Je viens surtout d’échapper à un autre attentat. Ce qui ne vous surprend guère. Et je compte bien que les gardes de l’Elegio enquêtent sur le propriétaire de l’esclave qui vient de tenter de me tuer. » Du bras, il désignait le corps de la Chanteuse gisant à quelques mètres, se tournant sur les gardes : « Si vous voulez m’arrêter, je vous suis. Mais j’espère que vous avez de bonnes raisons. »
Abba beugla vers les gardes, la voix rendue encore plus intimidante par la douleur qui le mettait en rogne :
« — C’est Jawaad, le Maitre-Marchand appelé à siéger au Conseil des Pairs, que vous menacez là ! »
Les brouhahas de la foule s’intensifiaient, certains confirmant, d’autres questionnant en entendant le nom fort célèbre. Les gardes se retrouvaient dans une position désagréable, à se demander qui était coupable des dégâts et des morts et finalement pris entre l’autorité d’un maitre-marchand, et non des moindres, et celle d’un ordinatori.
Ce dernier leur facilita étonnamment la tâche, faisant se lever un sourcil surpris à Jawaad lui-même :
« — Il est évident que messire Jawaad vient d’échapper à ce qui aurait dû être une mort certaine. Un idiot aura oublié les Principes édictés par la très Sainte Église sur l’application du Haut Art aux Chanteurs de Loss, et voici le résultat dramatique. »
Mais plus bas, pour Jawaad, tout en sachant pertinemment qu’il était entendu par les oreilles proches et affichant un sourire victorieux, au regard cette fois clairement menaçant :
« — Mais ici, dans une ville qui professe le progrès de la science et de l’homme, personne ne croira à un miracle, et qui sait combien de personnes vous ont vu survivre, et comment, à ce qui aurait du vous déchiqueter comme ces pauvres hères derrière vous. Je vous souhaite le meilleur, messire Jawaad et vous transmets les salutations et toute l’attention de son Excellence. »
Alors qu’Albinus tournait les talons, la foule pressée autour de lui s’ouvrant avec une crainte respectueuse pour le laisser passer, lui et ses gardes, Jawaad le héla :
« — Dis à ton maitre que désormais, j’en ai autant pour lui ! »
Deux chapitres dans la soirée, tu nous gâtes, Axelle ! Et Jawaad vient encore d’échapper à un sacré complot ! Je continue à me régaler ; bises !
Pas sur qu’il y échappe, il a juste échappé à un assassinat…^^
Oh, je suis bien sûr que tu as encore plus d’un mauvais tour à lui réserver, et que tu as plus d’une astuce à mettre entre ses mains pour lui permettre de les déjouer ! ^^
Surprise !