Chapitres 5-8

5- Le Premier nom

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La plus âgée des deux rousses tatouées avait été traînée, la tête couverte d’un sac et muselée par un bâillon qui ne faisait qu’assourdir un peu ses tentatives entêtées à pester, par Priscius lui-même, dans ses jardins personnels. L’esclavagiste avait fait délier ses chevilles et avait pris la corde du lacet qui enserrait le cou de la barbare. Mais elle persistait tellement à se débattre, cabrer et ruer qu’il avait fini par la tirer, moitié par le lacet, moitié par les cheveux, sans ménagement, histoire que la rudesse du voyage la calme un peu. Le résultat était peu probant, mais au moins la fille était-elle trop occupée à reprendre son souffle et tousser pour résister efficacement.

Là, Sonia attendait, à l’ombre douce des tonnelles fleuries du petit parc isolé qui jouxtait le Jardin des Esclaves de la Maison Marchande de Priscius. Non loin derrière elle, une large fontaine coulait paisiblement en cascades, son bassin orné de nus sensuels taillés dans des marbres blancs.

Immobile, Sonia paraissait une autre œuvre d’art ajoutée à la beauté des lieux. Elle était quasi-nue, vêtue seulement d’un long pagne, dont les pans de soie noire ne cachaient, et au strict minimum, que son intimité ; le corps rehaussé de bijoux de bronze poli et d’argent, rehaussé de pierreries scintillantes.

Sans esquisser un mouvement, elle observait les deux autres esclaves aux mains noués dans le dos qui, à genoux, patientaient depuis quelques minutes sur les dalles du parc. Leurs colliers étaient eux-mêmes rattachés à des anneaux scellés au sol, prévu à cet usage.

La jeune rousse tatouée à qui nul n’avait demandé son nom n’avait ni levé la tête ni regardé autre chose que le sol depuis qu’elle avait été amenée sur la place. Sonia l’avait observé de longs moments pendant ses trois jours d’isolement ; et elle confirmait l’avis de Priscius : la jeune femme était brisée, et ne réagissait qu’à la peur ; elle semblait avoir perdu toute volonté à vivre.

Sonia ne jugeait jamais les hommes et les femmes libres. Elle était esclave ; et plus que fière de l’être, elle tirait arrogance de sa condition, se considérant comme une idéale et magnifique représentation de toute la sensualité de la féminité ; plus parfaite que tous les rêves des hommes et les désespoirs des femmes. Mais à son avis, la chose était entendue : on avait torturé et volontairement abimé cette jeune femme, pour offrir à Priscius un cadeau empoisonné. Il était possible qu’elle ne s’en remette jamais, et Sonia trouvait dommage qu’elle risquât d’être achevée. Elle était jolie, et dotée d’une apparence rare et unique.

Mais Sonia ne se préoccupait pas plus de son sort, qu’elle en eut à regretter que soit jeté un bel objet. C’était une esclave sans nom, une marchandise sans encore aucune valeur. Quand une marchandise est cassée, on s’en débarrasse. Et l’éducatrice n’aurait jamais pensé autrement.

L’autre jeune femme à genoux à côté de la petite rousse avait environ le même âge. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Les cheveux couleur d’or pur, la beauté envoutante des femmes des Plaines d’Eteocle, la silhouette somptueuse, même âgée de seulement seize printemps, elle était née fille de grande famille noble, héritière de grand nom. Elle portait sa fatalité sans lâcher une once de sa fierté, malgré la posture à genoux, cuisses ouvertes, qu’on avait imposées aux deux jeunes femmes. Elle était bien entendu totalement nue elle aussi, mis à part son collier. Une règle essentielle du Haut-Art, une première humiliation que les captives devraient endurer jusqu’à ce que la nudité leur soit naturelle.

Cette jeune femme blonde était née sur ce monde, et elle en connaissait les cruautés. Elle avait été capturée des semaines auparavant lors d’un raid. Personne dans sa cité n’avait pu payer sa rançon ; si ses ravisseurs en avaient encore demandé une, bien sûr. Les hommes avaient dû fuir, abandonnant leur ville et leurs trésors, femmes captives comprises. Elle avait fait parties des sacrifiées qu’ils n’avaient pu sauver. C’était cruel et courant entre les cités-états étéocliennes.

La jeune femme payait la faiblesse des siens et leur défaite ; il n’y avait même pas eu besoin de le lui dire. Une fois capturée, dans les régions d’où elle venait, une belle femme de son âge échappait rarement à ce destin. Cinq semaines durant, elle avait été bringuebalée en cage, d’échanges en négociations, jusqu’à n’être plus qu’une captive comme d’autres dans un lot de marchandises de qualités revendues comme du bétail. Elle était étéoclienne, venant sans doute d’au-delà de Nashera ; la fidélité de ces cités aux préceptes de l’Eglise Concile l’imprégnait elle-même jusqu’à l’âme. Ses dogmes aussi injustes soient-ils guidaient leur moralité et leur mode de vie ; et elle portait la honte de la défaite des hommes qui auraient dû la protéger, et l’endosserait pour le reste de ses jours. Pour elle, c’était tout simplement ainsi.

Son regard bleu tremblait. Sourcils froncés, mâchoire scellée de rage, elle bouillait de colère. Mais Sonia n’était pas dupe. La jeune aristocrate mourait de peur, son honneur brisé à jamais par la marque du Linci apposé quelques jours plus tôt sur sa cuisse, déjà en train de croitre et entrer en symbiose avec son organisme.

Sonia l’observait étudier d’un œil méprisant sa voisine, qui paraissait une loque humaine déjà vaincue. Elle n’avait qu’à peine deviné les marques du fouet à son dos et bien sûr ignorait tout de ce qu’elle avait pu subir. Elle affichait juste un dédain à sa résignation.

Cénis – c’était le nom d’esclave de la jeune captive aristocrate – leva alors les yeux à la nouvelle arrivante tirée par Priscius. Elle avait, elle le nota juste après la couleur rare de ses cheveux, la même fleur d’orchidée tatouée avec art sur le sein. Sa démarche titubante avait quelque chose de pitoyable, rendue aveugle par son masque, les bras noués dans le dos. La captive rebelle résistait férocement à Priscius qui la trainait dans le jardin. Même entravée, la jeune femme gardait une combativité rageuse. Un vrai serpent, qui tentait vainement coups de pieds et de tête.

L’esclavagiste régla le souci d’un direct dans l’estomac, après quelques essais infructueux pour la faire mettre à genoux. Elle s’affala enfin, souffle coupé. Il lui retira alors sa capuche pour la laisser respirer.

Priscius n’était pas un bourreau. Il fallait y aller avec force, soit. Il savait y faire. Mais pas question de commencer à abîmer des filles dont il comptait tirer bien plus qu’un grand prix.

L’esclave se débattit encore de son mieux, fusillant son oppresseur de son regard châtain aux reflets verts, ce qui lui passait amplement à mille lieues. Elle n’aurait pas été bâillonnée, il aurait sans doute reçu une volée d’injures, qu’il n’aurait de toute manière pas comprises. Il attacha la laisse qui retenait le cou de la captive à un anneau libre, et lui rendit un regard qui affichait clairement qu’il n’aurait aucuns remords à la cogner encore sans relâche. Elle sembla comprendre ce qui l’attendait à essayer de se redresser. Et surtout, il se passa quelque chose…

Lisa avait 17 ans, et son esprit n’était plus que brumes sans fin ; les sons qu’échos ; le jour une pénombre sans couleurs. Si elle pouvait se souvenir, elle s’entendrait hurler sans cesse, dans l’agonie solitaire de son sevrage de force, au fond de cages puantes où elle fut isolée. Elle se rappellerait de ses premiers instants de conscience après des jours de souffrance épuisante où son corps en manque la dévorait. De ses suppliques face à Batsu, cet homme dont elle ne connaitra jamais le nom et qui ne la comprenait pas. Elle réalisa vite, au fond de ces caves sombres où elle entendait d’autres cris, tant de plaintes et de pleurs, qu’elle n’était ni chez elle ni en enfer. L’enfer eut été plus honnête et franc, dans son hypothétique réalité, à la torturer dans le seul but de lui faire payer le péché d’avoir cédé au plaisir de si furtifs et futiles paradis.

Elle ne pouvait plus penser et c’était heureux ; ses pensées ne seraient que la réminiscence des viols et des coups de fouet vécus, non pour la nécessité ou la volonté de mater et dresser une captive, mais pour détruire son esprit à force de souffrances, terreurs et privations. Un supplice pour la changer en un présent inutile, pour le paiement de mauvais gré d’une dette dont elle ne saura jamais rien et la sinistre farce de Batsu où elle n’était qu’un objet.

À genoux dans ce jardin qu’elle ne percevait qu’à peine, les brumes s’assombrissaient encore. Que les ténèbres sont douces quand on peut ne peut que souhaiter y être englouti. Qu’elle aurait aimé que se réalise son dernier vœu : mourir et être oubliée.

Mais les ténèbres se dissipèrent. À ce moment-là, sa première pensée fut de maudire sa propre vie, quand elle se remit à prendre conscience, être forcée de percevoir ce que ses yeux regardaient.

Le regard de la rousse fixait de ses immenses yeux de jade la captive bâillonnée, comme si elle avait reconnu quelque chose. Et ce regard, paré d’un éclat brillant, vivait. Véritablement.

Là où Priscius n’avait jamais observé qu’un comportement brisé et apathique, des yeux vides et terrorisés, cette fille se mettait soudainement à réagir ; et si c’était toujours de la peur, elle exprimait de la peur pour autrui ; on lisait des pensées construites dans son grand regard vert.

Il n’y eut pas que lui pour le remarquer, fronçant avec satisfaction ses énormes sourcils de nordique. Sonia, qui toisait silencieuse les trois esclaves, vit elle aussi le changement immédiat.

Il y avait bien quelque chose à sauver, à priori.

Priscius fut rassuré pour son investissement et ses projets. Quant à Sonia, elle redevint soudainement curieuse.

L’esclavagiste économisa des mots inutiles après un signe de tête satisfait vers son éducatrice, avant de rejoindre son bureau, de l’autre côté des jardins, et laisser le champ libre à Sonia et son travail. Elle savait ce qu’elle avait à faire et ce qu’elle risquait si elle ne le faisait pas comme il l’entendait.

L’éducatrice approcha des trois femmes. Sa démarche aurait hypnotisé une salle entière au déhanché de son bassin, fait rêver mille hommes à la courbe de son dos et donné, à la chaleur de son souffle, des frissons au plus glacial des hommes.

Et elle le savait et elle en jouait.

***

Sonia jeta un bref regard à la rebelle bâillonnée, jaugeant l’animal, qui de toute façon serait à mater avant toute chose, et s’arrêta à Cénis qui la toisait avec hargne, désireuse de lui incendier la peau du regard. Elle lui rendit un regard joueur, qui aurait pu passer pour attendri si ça n’avait pas été si incongru sur son visage nimbé de la plus sensuelle cruauté. Elle s’attarda sur la rousse apathique, qui venait enfin de réagir. Et mis à l’œuvre son test.

Briser la noblesse d’une Eteoclienne était un exercice difficile. Une lossyanne de ce peuple fier et traditionnaliste savait ce qui l’attendait, une fois captive. Si elle cédait, si elle se soumettait, il n’y aurait plus d’échappatoire possible. Même les siens qui pourraient encore hypothétiquement venir payer rançon, lui tourneraient alors le dos. Beaucoup de femmes préféraient se donner la mort qu’être capturées, surtout dans l’aristocratie des grandes lignées. Et même si Cénis savait depuis plusieurs semaines qu’il n’y avait plus d’espoir, que son sort était scellé, qu’elle portait un Linci à sa cuisse et un collier d’esclave à son cou à plus de mille milles de sa ville, elle résisterait à être asservie par orgueil de sa noblesse.

La fierté était dans le sang de ces aristocrates ; même les plus durs traitements parfois ne faisaient que nourrir leur entêtement. Il fallait faire entrer dans la tête de la captive que tout étant perdu, c’était se soumettre ou mourir. C’était simple à expliquer. Nettement plus difficile à faire prendre conscience, rapidement, et efficacement. Et sans l’abimer.

Pour Sonia, c’était le moyen de vérifier si elle pourrait faire réagir la plus résignée des trois, mais aussi de confirmer le lien qu’elle devinait entre les deux femmes tatouées.

Sonia était une experte du Haut-Art, et dans la cruauté de cette étape. Elle maniait l’aiguillon électrique, et ses décharges terriblement douloureuses, avec autant de grâce que de désinvolture. Elle se mit à deviser, presque avec légèreté, expliquant de manière simple, presque pédagogique, l’étendue du sort sans retour qui attendait les trois captives. Dans sa bouche sonnait l’évidence que rien ne pourrait être remis en question.

La leçon pouvait se résumer simplement: ses trois élèves avaient été femmes, des barbares, des femmes libres et citadines, mais elles n’étaient plus qu’esclaves. Quelle que fût leur histoire, ou leur vie passée, celle-ci n’avait plus aucune importance, et elle l’ignorerait avec dédain, comme le ferait tout le personnel du Jardin des Esclaves. Si elles étaient ici, c’est que le destin et les dieux leur avaient imposé ce sort qu’ils estimaient juste.

Pour les deux rousses, c’était inéluctable depuis les temps anciens : le Dogme du Concile avait condamné toutes les femmes rousses à l’esclavagisme depuis les jours du Long-Hiver, afin qu’elles servent les lossyans, et ne les asservissent plus jamais. Il n’y avait pour les roux de Loss que le choix de mourir, ou être esclave. Les laisser en liberté était impensable, et personne ne plaindrait les deux jeunes femmes de leur sort.

Pour Cénis, c’était tout aussi simple : sa cité, ses proches avaient failli à la protéger, et elle était le fruit de cette défaite, et la récompense des vainqueurs. Elle avait survécu, quand elle aurait pu mourir, mais elle vivait, et son devenir était scellé.

Désormais leur vie à toutes trois appartenait à leur propriétaire ; il était libre d’en disposer à sa convenance. Elles n’avaient donc que deux choix : accepter leur destin, et apprendre tout ce qui leur serait enseigné de force dans ces lieux, ou mourir en tentant d’y résister. Nul ici ne leur accorderait compassion ou pitié, et leurs seuls moments de repos ne leur seraient donnés qu’en récompense de leur assiduité et de leur plus complète soumission au dressage. Elles étaient faibles, et sans valeur, et personne ne les épargnerait.

C’était une logique implacable qui, dans la bouche de Sonia, ne se discutait pas plus que l’évidence de respirer. Elle l’égrainait point par point, d’une voix suave et serpentine, en phrases courtes, le répétant encore et encore, se moquant bien des protestations et de la morgue colérique de Cénis, la seule des trois qui pouvait comprendre. Que les deux autres ne saisissent pas ses propos lui importait peu.

Et en même temps, elle frappait.

Nul besoin de geste violent. L’aiguillon électrique était un instrument de torture ; une de ces machineries fonctionnant grâce à de petites dynamos au loss-métal, une technologie que les lossyans déclinaient à de nombreuses échelles. Pour activer l’appareil, il suffisait de presser et pousser la fine molette à la poignée, et de frôler ou appuyer un peu contre la peau.

Et des décharges électriques venaient faire leur travail de sape en vagues, paralysant corps et muscles dans un chaos de souffrance monstrueuse.

Trop poussé, un aiguillon peut tuer en une minute. Une mort rapide comparée à certains autres supplices. Sonia s’en servait en s’acharnant avec une parfaite maitrise. Sa proie était la plus jeune des deux esclaves rousses ; celle des trois la plus passive et abattue.

Et bien sûr, ainsi semait-elle les premières graines de l’horreur, de la peur, et du doute dans l’esprit de Cénis qui assistait horrifiée à la torture. Sa victime impuissante hurlait de douleur, se tordant au sol sous les décharges cruelles, sans pourtant jamais demander pitié, ni essayer de se révolter.

Jusqu’à ce que Sonia, choisissant son moment, vint faire subir la même torture à l’autre tatouée toujours bâillonnée, qui poussait des hurlements et imprécations de rage étouffés contre l’éducatrice, et fit mine de se lever pour tenter une vaine bravade. Malgré son courage obstiné, qui aurait ailleurs suscité admiration, la jeune femme ne faisait pas le poids. Elle s’effondra en hurlant aux caresses de l’aiguillon, se tordant de douleur, prise de hoquets et de nausées.

C’est alors que la jeune rousse qui s’était laissé torturer sans jamais supplier, se mit à murmurer, d’abord de manière inaudible. Ce n’était qu’un souffle ; une musique fredonnée, à peine audible.

Sonia sentit l’aiguillon vibrer. Le tremblement subtil avait quelque chose du rythme d’une harmonique. Posant son regard sur son instrument, elle put voir que de manière bien visible, le duvet léger qui recouvrait le dos de sa main se levait, comme affecté par de l’électricité statique. Elle fronça les sourcils, avant de poser son regard sur la petite rousse qui murmurait toujours. Pour qui eut le temps de voir l’expression qui passa alors sur le visage de Sonia, il aurait été persuadé apercevoir une soudaine angoisse aiguë. Mais cela ne dura pas plus que la vibration de l’aiguillon, qui s’estompa. Prudemment, elle l’éteignit. Même si cela ne changerait rien ; elle identifiait parfaitement ce qu’elle venait de ressentir.

C’était un signe avant-coureur, une des prémices de l’Éveil ; la plupart des gens ne les percevaient jamais, et pour cause : rares étaient les lossyans à avoir croisé un Chanteur de Loss. Et encore moins avant qu’il n’a appris à chanter. Les chances qu’une femme rousse soit Chanteuse de Loss étaient infimes ; les Chanteurs étaient rarissimes. Mais Sonia était presque sûr qu’elle en fixait une, et que devant elle cette fille si frêle et si pitoyable était potentiellement une des créatures les plus rares et redoutables que pouvait connaître Loss.

La jeune rousse se mit enfin à parler ; et de manière surprenante, en athémaïs. Elle implora :

« — Pi… pitié… Arrêtez cela. »

« — Ainsi tu parles, animal. Alors, dis-moi, pourquoi je devrais arrêter? »

L’éducatrice se pencha lentement sur la jeune femme qui à son approche baissa la tête en se tassant, détournant un regard paniqué.

***

L’échange qui suivit fut laborieux.

Cénis, dont l’angoisse n’avait cessé d’augmenter et qu’elle tentait de plus en plus misérablement de dissimuler sous son orgueil, fixait la petite rousse comme un animal étrange. En quelques mots entre la captive, et l’éducatrice, elle venait elle aussi de comprendre.

Elle n’avait jamais vu de barbare de près. Elle avait un certain mépris, bien entendu, pour ces sortes de sauvages vivant loin de la civilisation, et ne connaissant rien à la foi de l’Église du Concile.

Quand elle réalisa que sa voisine d’apparence si vaincue n’était pas juste née au-delà des cités civilisées, mais venait de la Terre, elle en fut bouche bée. Elle savait que cela arrivait ; que de temps en temps, tous prétendaient que c’était un cadeau des dieux et un présage positif, des femmes venant de cet autre monde étaient offertes aux lossyans méritants. Qu’on les retrouvait nues et inconscientes, près d’une cité ou d’un village. Mais elle n’en avait jamais vu et, pour un bref instant, elle oublia où elle était pour céder à la curiosité.

Une autre, qui semblait réagir de manière fort différente, mais avec un même étonnement, était la seconde barbare, la plus grande, qui fixait la plus petite des yeux. Son expression hésitait entre stupeur, incrédulité et rage. Même bâillonnée, on pouvait deviner qu’elle jurait avec véhémence.

Sonia s’était doutée que les deux rousses étaient terriennes. Elle en avait fréquenté dans sa longue vie, et avait pu apprendre un peu de leur culture si étrangère et inaccessible. Les rousses sont rares sur Loss. C’était encore plus rare de l’être avec leur métissage. Et le tatouage qu’elles portaient toutes deux sur le sein était trop parfait dans ce domaine pour être lossyan. Mais elle en avait désormais confirmation.

Le vocabulaire de la jeune femme était limité, et maladroit. Son accent sonnait épouvantablement. Et elle cherchait ses mots en bredouillant. Mais il y avait un exploit à noter ici, que Sonia remarqua immédiatement : elle avait appris à parler quelques mots et parvenir à être compréhensible, en une poignée de jours, seule et dans un contexte où rien ne pouvait l’aider. Il fallait une vivacité d’esprit exceptionnelle pour réussir une telle prouesse.

Sonia ne montra rien de son soudain regain d’intérêt. Mais elle estimait déjà la réelle valeur d’une Chanteuse de Loss nanti d’une telle intelligence ; et son intérêt qui pouvait se résumer par : immense. Une idée émergea doucement dans les insondables recoins de son esprit aiguisé et presque dément, qui commença à prendre forme. Mais elle avait pour le moment des questions dont elle voulait les réponses.

Elle fixa la jeune rousse :

« — Alors, dis-moi ? Pourquoi devrais-je cesser de traiter cette fille rebelle et stupide de la manière dont je l’entends pour la mater ?

Sonia étira un sourire entendu quand la petite rousse trouva les mots pour répondre à sa question :

« — Elle… elle est… ma sœur. »

L’éducatrice regarda les deux barbares. Elle avait donc confirmation du second point dont se doutait depuis un moment, et qui lui avait paru évident, nettement plus qu’à Priscius, d’ailleurs. Elle reprit :

« — Tu sais parler notre langue, donc tu as compris ce que j’ai dit. Votre passé n’importe plus. Elle était ta sœur ? Elle n’est qu’une marchandise, qui appartient à notre maître, Priscius, et il peut en disposer comme bon lui chante. Et moi, j’ai le droit de faire ce que je veux pour vous dresser et vous éduquer ; de la manière qui me plait, tant que cela fonctionne, et que notre maître en est satisfait. Ta sœur n’est rien. Et votre lien ne vaut rien ; il est mort quand vous avez été asservies. Tu n’es plus qu’un animal possédé ; comme elle. »

La jeune femme s’évertua à répondre comme elle pouvait. Elle tentait des mots d’anglais, ou de sa langue natale, le français, dans sa laborieuse explication, quand elle atteignait les limites de ses faibles connaissances de l’athemaïs. Sonia comprenait assez correctement ces deux langues, mais elle n’en montra rien. Parmi la somme de ses savoirs, elle avait appris plusieurs langues de la Terre, y compris le latin. Simplement, elle n’affichait ces compétences que si elle le jugeait nécessaire.

Quant au tatouage, bien que la petite rousse ai fini par renoncer à l’expliquer en athemaïs, Sonia comprit immédiatement : c’était un cadeau mutuel entre les deux sœurs.

Cela confirmait donc les craintes de Priscius. Rien à voir donc avec les espoirs de l’esclavagiste, et plus à voir avec une arnaque de ses confrères qui avaient clairement décidé de se payer sa tête grâce au fruit du hasard. Sonia évacua sans une once de doute l’éventuelle crainte de devoir l’annoncer à son propriétaire ; le doute comme la peur ne faisaient plus depuis longtemps partie des sentiments qu’elle pouvait connaître. Mais elle ne parlerait pas du Chant de Loss. C’était par trop important, et utile à ses propres fins, pour confier un tel détail à son propriétaire. Il y avait encore une petite chance qu’elle ai pu se tromper, et elle savait comment pouvoir le vérifier assurément, dans les jours qui viendraient.

***

La première leçon prit moins d’une heure. Sonia poursuivit ses questions, et étudia les réactions des trois captives, notant qu’il y avait de toute évidence un contentieux entre les deux sœurs. Malgré l’intervention de la plus jeune qui avait arrêté son supplice, l’ainée des deux, toujours bâillonnée, semblait vouloir la brûler d’un regard de rage et d’invectives assourdies. Sonia avait cependant cessé l’usage de l’aiguillon électrique pour ne pas risquer l’Éveil brutal de la petite rousse. La première manifestation du Chant de Loss ne se nommait pas le Chant de Rage pour rien. La jeune fille pouvait bien dévaster le jardin, et ses occupants, sans même le réaliser.

L’éducatrice prit temps de jauger de chacune des trois captives.

La jeune rousse était celle qui la fascinait le plus, bien évidemment. Elle avait été brisée, cruellement, mais elle était toujours vive d’esprit, et elle pouvait non seulement être sauvée, mais bien plus encore, vu le don qu’elle semblait manifester. Cependant, pour lui faire assimiler la rude et cruelle éducation du Haut-Art, Sonia serait forcée de la pousser à ses plus extrêmes limites, afin de réveiller sa volonté. La plus âgée des deux sœurs était quant à elle sauvage, et dotée d’un caractère flamboyant et combatif. Particulièrement rebelle, mais aussi terriblement féminine, alerte, et superbe, elle pourrait être de grand prix. Elle était cependant loin de mériter un nom, et de toute façon, resterait sans intérêt tant qu’elle ne saurait pas au moins comprendre l’athémaïs. Enfin, Cénis, la plus jeune ; vierge, presque enfant, elle ne garderait pas longtemps son arrogance et sa fierté de jeune aristocrate ; en moins d’une heure, elle avait déjà commencé à goûter à la terreur. Elle serait sans doute la plus aisée à éduquer.

Sonia quitta le jardin pour rejoindre Priscius, et faire son rapport. Elle avait laissé les trois esclaves sous la surveillance d’une autre fille de la Maison ; elles tentaient tant bien que mal de se remettre de leurs mauvais traitements. La remplaçante de Sonia s’était armée de l’aiguillon et en quelques décharges, avait intimé le silence aux trois captives. Mais Sonia l’avait prévenue de ne surtout pas abuser de l’instrument.

Quand elle eu finit son rapport à Priscius, il se passa ce que Sonia anticipait. La voix de stentor de l’esclavagiste tonna dans tout le jardin :

« — Je vais tous les pendre par leurs tripes ! »

Le reste de ses imprécations colériques se perdit en grommellements inintelligibles, mais il fulminait. Toutes les esclaves du domaine, des plus novices aux plus éduquées de la Maison du marchand qui se trouvaient à portée d’ouïe durent retenir des frémissements de peur. Sonia fut la seule exception, impassible devant son maitre, le regard simplement baissé.

Il fallut cinq bonnes minutes avant que Priscius ne retrouve son calme.

L’affaire était donc entendue : l’esclavagiste avait été bel et bien roulé. Et même s’il le savait, se le faire confirmer par son éducatrice était un camouflet qui lui donnait des envies de meurtre. Il n’avait d’autres choix que de tenter de duper les dupeurs, en transformant deux terriennes en œuvres d’art assez accomplies pour qu’il puisse prétendre les mettre en enchères sur la plus luxueuse des estrades du Marché aux Cages. Après tout, les terriennes étaient très recherchées, elles aussi, et certains de ses clients les collectionnaient. L’idée du défi soulagea un peu son humeur massacrante. Il était Priscius Praxtor d’Armanth, de la Guilde des Marchands, haut-esclavagiste renommée pour l’éducation de ses esclaves de plaisirs ; et il allait encore le prouver.

Sonia, imperturbable, attendit que son maitre se calme, demanda la permission de parler, et donna son avis sur les deux premières captives. Elle gardait pour la fin celle qui l’avait le plus intriguée, la gamine rousse. Son avis fut simple, autant que pour les deux autres. Tout tenait en quelques mots choisis. Elle voulait garder pour elle le plus important :

« — Elle est docile et intelligente ; elle a été certes brisée, mais son esprit est toujours là. C’est une femme douce, et sensible, qui apprendra vite et bien. Je trouve qu’elle devrait avoir un nom de fleur. »

Priscius écouta et acquiesça, non sans laisser poindre un certain sourire à la bonne nouvelle, puis garda le silence un moment avec ce sourire, comme inspiré, avant de répondre :

« — Selyenda, La fleur des amoureuses. Elle se nommera ainsi ! »

Ce fut ainsi que Lisa, la terrienne, reçut son premier nom.

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2 réflexions sur “5- Le Premier nom

  • Le sort des esclaves est vraiment terrifiant dans ce monde… Mais j’ai d’autant plus hâte de voir ce qu’elles vont devenir ! C’est superbe, Axelle, toujours ! Bises !

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    • Je dois être honnête, le sort de Lisa et sa sœur ne va pas s’arranger avant un moment, et le coté terrible sera bien pire par la suite.
      Merci! Prochain chapitre d’ici… j’espère Samedi ou Dimanche, peut-être.

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