9- le Labyrinthe
Abba se pencha lentement sur la rouquine, lui montrant qu’il tenait la chaine de sa laisse, comme une piqure de rappel qu’elle ne pouvait aller nulle part. Elle gardait le regard rivé à ses moindres gestes, attentive et méfiante ; elle avait bien fini par baisser sa garde, à force de bons soins et d’autorité mêlées, mais elle restait encore sauvage. L’esclavagiste commençait à croire que rien ne changerait cette facette de sa nature, en surface en tout cas. Il songeait d’ailleurs à exploiter ce trait pour en faire son charme, tant qu’il pouvait s’assurer qu’elle resta docile et conditionnée à son statut d’esclave.
Abba s’arrêta face à face avec la terrienne, qui baissa instinctivement ses yeux verts devant le regard bestial du colosse, qui faisait aisément trois fois son poids. Le géant gronda :
— Tu seras sage ?
La fille hocha lentement la tête, sans relever les yeux. Elle commençait à bien comprendre l’Athémaïs, en ce qui concernait les mots et les phrases simples, grâce aux efforts conjoint de Joran et Airain. Mais la réponse ne satisfaisait pas Abba. Il aboya :
— Parle !
Jaspe, la voix maladroite et boudeuse répondit après une hésitation :
— Je sage, oui maitre.
— Bien… alors, prouve-le-moi.
Les mains de l’esclavagiste allèrent au bout de la laisse, pour la détacher du collier. Il la laissa ensuite tomber au sol et se releva. La terrienne était à genoux à ses pieds et, si elle avait compris ce qu’Abba attendait d’elle, elle resterait ainsi sans bouger tant qu’il ne lui donnerait pas la permission de se relever.
Alterma assistait à la scène, non loin, installée dans un des fauteuils de la vaste terrasse donnant sur les jardins du domaine de Jawaad. Penchée sur une écritoire posée sur la table basse, flanquée d’un boulier et d’une règle à calcul, elle faisait les comptes des affaires du maitre-marchand, une tâche répétée constamment tant l’étendue des avoirs à gérer était vaste. Abba avait trouvé l’idée saugrenue, comme à son habitude. La comptable avait le plus confortable bureau privé du domaine et il était convenablement chauffé. Depuis quelques jours, la température se dégradait à Armanth, plus vite que de coutume en cette saison d’automne ; d’aucuns disaient que cela avait un rapport avec les nuages rouge feu à l’aube et au crépuscule, apparus depuis peu et que les plus savants attribuaient à une nouvelle colère du Rift. Mais restée enfermée aurait privé Alterma de pouvoir assister aux progrès de la jeune terrienne sauvage, qu’elle n’avait plus revue depuis que l’esclavagiste l’avait racheté. Le géant aurait pu tenter tous les arguments pour la convaincre qu’il valait mieux rester au chaud, il savait que cela aurait été vain : la comptable s’était prise d’affection pour Jaspe et il ne le lui aurait pas reproché. Lui-même n’aurait pas pu cacher que la jeune femme l’avait autant ému qu’impressionné, par sa combativité et sa volonté. Mais il était du métier ; elle était une marchandise et il comptait bien l’exploiter comme tel.
Abba posa sa large main sur la tignasse couleur de feu de la jeune femme. Il avait fallu lui couper les cheveux, ceux-ci trop abimés pour avoir une chance de les remettre en état. Sa nouvelle coiffure mi-longue encadrait son visage en l’adoucissant, accentuant aussi bien ses traits candides que son allure rebelle. Désormais, Jaspe était vêtue, soignée et parfumée et Abba constatait qu’Airain et les esclaves était parvenues à la convaincre de se laisser maquiller ; ses paupières étaient colorées de brun rose et ses yeux soulignés d’un peu de khôl. Sans surprise, il avait entendu que la jeune femme avait pleuré d’émotion quand elle avait pu se laver dans un vrai bain et enfin pouvoir s’habiller. Elle n’avait même pas protesté au côté diaphane et échancré de la courte tunique de lin qui mettait sensuellement en valeur les courbes de ses seins.
Le géant héla Joran, qui jouait avec les chiens de la maisonnée, accompagnée de quelques esclaves autorisées à quitter leur enclos. Son esclave personnelle cavala à ses pieds, tout sourire, pour s’agenouiller et attendre son ordre.
— Accompagne-là, mienne, et qu’elle participe aux corvées avec les autres filles. Si elle se rebiffe, ne fait rien pour l’arrêter, mais vient m’en rendre compte de suite, compris ?
Joran regarda en coin sa nouvelle sœur de chaîne, qui attendait toujours à genoux, la tête basse. Il y avait chez elle quelque chose qui donnait toujours à craindre qu’elle n’éclate à tout instant et se rebelle, même alors qu’elle semblait patienter docilement. Mais la jeune femme, rousse elle aussi, hocha la tête joyeusement, confiante :
— Oui, mon maitre. Je vais l’emmener aider à soigner les animaux ! Tout le monde aime ça, les animaux.
Abba dérida un sourire attendri envers son esclave amoureuse, ce qui donnait un effet assez perturbant sur son faciès bestial, en général plutôt patibulaire :
— Bonne idée, mienne.
Il fixa Jaspe :
— Debout.
La fille obtempéra, hésitante, se demandant de toute évidence ce qui allait lui tomber dessus. Abba lui souleva le visage par le menton :
— Arrête d’avoir peur. Soit sage et suit Joran. Fais ce qu’elle te dit.
Jaspe fronça les sourcils et montra la chaine au sol :
— Pas laisse ?
— Non, pas de laisse. Si tu es sage, plus de laisse dans le domaine, tu pourras te promener librement. Tu as compris ?
La terrienne fronça les sourcils, essayant de comprendre le sens des mots du géant, baissant encore le regard pour éviter d’affronter son allure de de prédateur. Elle voulut hocher la tête, mais Abba lui tenait toujours le menton. Elle finit par répondre enfin :
— Je sage, suivre Joran, pas laisse. Oui, maitre.
L’esclavagiste acquiesça et lâcha un autre sourire en guise d’approbation. Il lâcha un « allez, va » à la terrienne, avant de rejoindre Alterma, qui avait délaissé son travail pour observer ce moment tout à loisir.
— Je suis impressionnée, fit la comptable quand Abba vint s’installer sur un fauteuil voisin en claudiquant, ses blessures encore sensibles.
— Par quoi donc, demanda le colosse, en plongeant sa grosse main dans un bol de noix salées ?
— Je ne m’attendais pas à… hé bien, à ses progrès, en si peu de temps ? Elle semblait encore prête à mordre et déchiqueter n’importe qui il y a une semaine.
— Le dressage des femmes et un art subtil… heu… je veux dire des esclaves, Alterma. Tu n’es pas concernée. Ce que je voulais dire est qu’il n’est pas donné à tout le monde de savoir comment adapter le Haut-Art et ses finesses à un sujet donné pour en tirer toute la valeur marchande et le rendre docile et exploitable. Encore moins ensuite d’en tirer le meilleur usage pour le meilleur prix.
La comptable tira un sourire en secouant la tête, poussant son écritoire de côté, pour attraper sa tasse de thé :
— Nulle offense, je vous pardonne bien la maladresse. Ce sont des esclaves. Elles sont barbares et animales, dénuées de vertus ; je suis une lossyanne libre et responsable de mes vertus. Je ne me compare pas à elles, nous n’avons rien de commun même si nous nous ressemblons et que je ne vois aucune honte à cacher que je les affectionne. J’avoue, je ne ressens pas de réel mépris pour ces filles, pas plus que de pitié. Mais Jaspe m’a émue, c’est vrai.
Abba lâcha un rire :
— Airain dit de cette petite sauvage qu’elle donne l’impression d’avoir fait la guerre et de ne pas en être encore sortie ! Et c’est vrai qu’elle est toujours prête à se défendre. Quand les esclaves ont voulu lui couper les cheveux, il a fallu que je la secoue et que je l’attache ; elle aurait déchiqueté les filles à mains nues, sans cela, je crois. Mais ça va mieux. Elle comprend sa place, mais elle comprend aussi qu’elle est en sécurité, maintenant.
— Vous pensez qu’elle sera prête à en faire un présent pour Franello ? Elle a encore l’air fragile et elle est très loin de commencer même à ressembler à une esclave des plaisirs.
— Je la veux docile, c’est tout ce qui importe. Je dois la secouer encore un peu pour cela, mais d’ici une semaine, elle le sera assez pour faire illusion.
— Hé bien, c’est mal parti !
Raego s’avança sur la terrasse, après sa remarque, affichant son sourire débonnaire et moqueur coutumier. Vêtu avec une élégance certaine, il avait même fait l’effort de raser sa barbe pour retrouver un bouc bien taillé, ce qui était aussi surprenant que le voir cheveux lavés et presque coiffés. Abba avait remarqué que l’espion profitait sans gêne des largesses du domaine, à commencer par les esclaves de la maisonnée, qui devaient être en grande partie responsables de son allure soignée. Mais vu l’utilité de ce nouvel et étonnant allié, il laissait faire, non sans lui avoir rappelé qu’il n’était pas un invité, mais un employé.
L’esclavagiste se leva pour l’accueillir, fronçant les sourcils à sa remarque :
— Tu as des nouvelles fraiches ?
Raego serra la main du colosse, fit une courbette élégante pour saluer Alterma et s’affala dans un fauteuil, lâchant le soupire soulagé de celui qui a passé un bon moment à marcher :
— Ouais, et il a pris la tangente, le prévôt. J’ai claqué tous les andris que tu m’avais confiés pour arriver à savoir où il avait disparu et comment. Ça n’a pas été simple ; il a fallu chercher loin pour savoir où il était parti. Il est en mer, en route pour Mélisaren ; là-bas, c’est en train de devenir l’œil de la tempête, une sorte de chaos en pleine ébullition où se précipite tout ce qu’on peut compter de mercenaires et de sabres à louer pour tenter de profiter du bordel. Et Franello y est allé avec un navire de l’Eglise, le meilleur de ses Ordinatorii et toute une escorte armée triée sur le volet !
Alterma jeta un regard vers Abba dont le faciès se rembrunissait à vue d’œil. Elle fronça les sourcils, réfléchissant à voix haute :
— Et c’est à Mélisaren qu’est coincé Jawaad et peut-être même en danger… S’il venait à mourir, les Hauts-Seigneurs l’en préservent, son pendentif serait sans doute perdu. Je serai à la place du prévôt, je mettrais en œuvre tous mes moyens diplomatiques pour extraire Jawaad du conflit… et qui est mieux placé que Franello pour cela ?
Raego haussa les épaules :
— Ben, de ce que je sais, y’a des légions de l’Église de Nashera dans les forces qui attaquent Mélisaren. Un fidèle de l’Espicien n’est pas censé soutenir tous les Ordinatorii ?
— Ça ne fonctionne pas ainsi, répondit Alterma. Si les Prophètes avaient déclaré une croisade, Franello serait forcé de faire corps, mais c’est une guerre entre Cités-États. L’Église de Nashera agit pour elle, sans doute y-a-t-elle son intérêt, mais l’Église de Mélisaren verra son intérêt à protéger sa ville, y compris contre d’autres Ordinatorii et Franello peut très bien décider d’agir contre un adversaire qui menace la cible qu’il convoite. Ce ne serait pas étonnant qu’il soit parti là-bas dans l’optique de sauver Jawaad et, ce faisant, loin d’Armanth et du pouvoir des Maitres-marchands, mettre la main sur son pendentif !
Abba gronda sombrement :
— Et Jawaad qui ignore tout de cela. Autant jeter mon plan aux latrines, j’aurais acheté Jaspe pour rien. Il faut aller à Mélisaren !
Raego souleva un sourcil dubitatif :
— Heu, bon, je n’ignore pas que vous êtes pété d’andris, mais l’argent ça n’arrête pas les balles. C’est la guerre, là-bas ! Tu comptes t’y prendre comment ?
Abba posa un regard complice sur Alterma, avant de répondre :
— Ho, crois-moi, ça ne sera pas un problème…
La cour était vaste et, si le temps n’avait pas été à l’orage, elle aurait été éclairée sans mal par l’éclat d’Ortentia. Mais ce soir, cette dernière jouait à se cacher derrière de lourds nuages et ne laissait poindre que quelques fragments fantomatiques, nimbés de filaments vaporeux d’un carmin sinistre et de mauvais augure. Même les bourgeons bioluminescents des plantes rampantes, s’agrippant aux moindres interstices entre les pavés dans une irrépressible invasion du lieu délaissée, ne luisaient que faiblement, comme affectés eux aussi par le poids de l’obscurité.
Elena observait les lieux, toujours décontenancée par ce trait si surprenant de la flore lossyane à émettre des luminescences chamarrées que finalement personne, sauf elle, ne semblait admirer. Les individus présents pour cette réunion nocturne étaient nés ici, rien n’était plus commun à leurs yeux que ce spectacle. Et d’ailleurs, ils avaient clairement autre chose à faire que s’attarder sur le décor ; le ton ne montait pas encore, mais la tension entre les factions présentes de membres de la Cour des Ombres était palpable, presque électrique. Le fait que tout le monde y apparaissait armé, même pour ceux qui tentaient d’être discrets, n’arrangeait en rien l’ambiance.
— C’était mon territoire, Ezio ! Tu as laissé des hommes sous ton contrôle faire chanter le marchand Ahrimad sur mes plates-bandes et tu pensais que je n’en saurais rien ? Ils ont foutu le bordel dans mes affaires, n’ont pas daigné présenter leurs hommages et demander ma permission et ne m’ont pas versé un andri en tribu. Je réclame ma part et mon dédommagement !
Ezio se tenait en avant de ses hommes de confiance, encadré par deux brutes solides, portant plastron de linotorci et baudriers à pistolets-impulseurs. À ses côtés, qu’il gardait à genoux en tenant court la laisse à son cou, se trouvait Cénis, un des enjeux de la confrontation de ce soir, qui n’en menait pas large à réaliser que son sort allait encore se jouer sans qu’elle puisse rien à contrôler. Le Prince de la Cour des Ombres ne semblait pourtant pas outre mesure inquiet, et il eut fallu être Psyké pour parvenir à cerner à cet instant ses émotions. Il lissa son bouc après avoir fourragé un instant dedans pour se gratter le menton, presque dédaigneusement, devant la colère de son Baron.
— Rappelle-moi, Omar, il se peut que ma mémoire défaille, mais tu as été prévenu qu’un coup allait avoir lieu sur mon ordre, n’est-ce pas ? Et tu as bien reçu ma proposition de toucher ta part puisque ce coup avait lieu sur le quartier dont je t’ai confié la responsabilité, non ? Dis-moi, car si je me fie à tes mots, je commence sérieusement à me demander si je ne deviens pas sénile ?
— Mais rien n’a été dit sur le chantage, tu t’es bien gardé de m’en avertir. Et eux, ajouta-t-il en désignant Elena et Janus, ont mis en péril un trafic juteux ! Je me retrouve avec des gars qui ne me servent plus à rien et des clients mécontents. Et l’esclave à tes pieds, elle vaut une belle somme et je n’en ai pas vu ma part !
Le Prince leva un sourcil, fixant son baron à quelques pas de lui. Ce dernier était aussi bien plus vieux, en apparence, que plus massif que lui. Et à la différence d’Ezio, il tenait à montrer sa richesse, non dans ses atours, mais dans la quantité de breloques d’argent et d’or qu’il affichait à son cou, ses mains et ses doigts, et jusqu’aux ornements de sa boucle de ceinture. La moindre de ses épingles aurait pu lui payer une soirée de luxe dans une bonne auberge. Mais ce qui agaçait le Prince, même s’il ne le montrait pas, est que son vassal était venu armé, alors qu’il n’avait pas lésiné quant à son escorte, composée de coupe-jarrets en nombre présents pour jouer le rôle de gros bras menaçant et appuyer la puissance de leur patron. Omar venait montrer sa force et tester celle de son interlocuteur, histoire de confirmer ce que tout le monde savait : il voulait reprendre le titre de Prince et ne plus avoir à endosser le rôle de vassal et, ce soir, il ne s’en cachait pas. Ezio inspira, tout en tirant sur la corde pour forcer Cénis à devoir coller sa joue contre sa jambe, sans se soucier de ce que pouvait bien ressentir l’esclave ; il se tourna vers Janus, qui se tenait de côté avec Elena, toujours cachée derrière son effrayant masque d’argent en forme de crâne :
— Dis-moi… Quel serait donc ce trafic juteux que Thin et toi auriez mis à mal, selon toi ? Tu dois être le premier au courant, non ?
Janus grimaça sérieusement et regarda Omar du coin de l’œil un moment, avant de souffler un coup et répondre :
— Hé, bien, je n’ai pas la moindre idée de qui trempe dedans et je me garderais bien d’accuser qui que ce soit, mais… Ahrimad est salement mouillé dans un trafic d’enfants. On l’a fait chanter comme un pinson quand on lui a mis ça sous le nez et on a eu ce qu’on voulait en échange de ne pas divulguer son secret. Après ça, il aura eu, je pense, la bonne idée de mettre sa famille à l’abri et de quitter Armanth.
— Thin, tu confirmes ses dires ? Tu étais avec lui, que je sache, et Janus a beau être malin, je sais qu’il ne serait pas tombé là-dessus sans ton aide.
Elena eut le même réflexe que Janus, avant d’acquiescer et de répondre de la voix rauque et sinistre qu’elle travestissait quand elle jouait son rôle masqué :
— C’est exact. En échange de notre mansuétude, nous lui avons extorqué une esclave. Mais il me semble que le Baron oublie de mentionner que je l’ai achetée. Je vous ai même montré le contrat signé, Ezio. Elle m’appartient légalement et ne devrait pas faire partie de cette négociation.
— On va régler cela, Thin.
Ezio afficha un sourire faussement triste devant Omar, secouant la tête comme s’il voulait faire croire être déçu :
— Omar, Omar, Omar… Dis-moi que ce n’est pas de ce trafic-là que tu parles et dont tu aurais perdu le fruit ?
Le Baron se dressa dans un mouvement de dédain :
— Et si c’était le cas, qu’aurais-tu à y redire si tu y touches ta part, hein ?
Le sourire d’Ezio se fit sinistre en réponse :
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé, je crois, non ? Cela fait deux fois que tu esquives mes questions alors que tu m’as convoqué pour régler un problème. J’en conclus deux choses : tu ne veux aucun arrangement autre que ce qui t’intéresse et tu savais pour ce trafic d’enfants sans que cela te pose le moindre scrupule ! Tu me prends pour quoi ? Un mora qui se délecte de sa bauge sans se soucier de se laver ?!
— Je n’ai rien à voir avec ce trafic, c’est une histoire qui se fait en dehors de la ville avec des hommes puissants. Je prends ma part quand on aide à faire passer des livraisons en douce et tu reçois ton dû ! Depuis quand on cause de scrupules dans la Cour des Ombres ?! Toi qui n’en as jamais aucun quand il faut égorger, enlever ou piller ! Nous sommes des voleurs, c’est notre honneur et on l’assume fièrement !
Il y eut des réactions houleuses de part et d’autre de chaque groupe des malfaiteurs réunis dans la cour. Si certains auraient vendu pères, mères et enfants sans broncher si cela pouvait rapporter gros, beaucoup d’entre eux, la plupart en fait, ne pouvaient pas considérer le trafic d’enfants comme autre chose qu’une abomination inacceptable. Elena observait ces réactions, dont Janus lui avait expliqué la nature et une évidence lui sautait aux yeux : les hommes du Baron, sans surprise, étaient moins nombreux à s’offusquer de cette histoire que ceux du Prince. L’homme s’était entouré, comme attendu, de comparses qui partageaient ses vues. Elena se demanda, sans se faire d’illusion quant à un éventuel épilogue heureux, comment cette affaire allait tourner. Un regard de Janus l’informa qu’il se préparait à ce que cela dégénère.
Ezio lança un bref regard, en apparence anodin, sur sa troupe, mais Thin vit quelque chose qu’elle interpréta immédiatement comme un signe de connivence adressé à Janus et sans doute à ses sbires armés. Puis il toisa Omar, dans un échange de défi qui, pour qui savait voir, ne laissait aucun doute que chacun était ici pour régler définitivement ses vieux comptes en suspens :
— Ne parle pas d’honneur quand tu craches sur une de nos règles sacrées ! On ne touche pas aux enfants, tu le sais, c’est dans nos codes, c’est dans l’esprit même des vertus ! Ton honneur aurait dû te dicter d’arrêter cette ignominie et ne me dit pas que tu n’en avais pas les moyens ou que ça t’aurait couté trop cher ! Tu règnes sur le trafic des épices, la prostitution et la contrebande sur tout le nord-est et les quartiers huppés. Tu n’aurais même pas vu la différence ! Et tu viens me demander des comptes et me réclamer un dédommagement pour ça ?! En plus de ton honneur, tu as donc jeté toute sagesse aux chiottes, Omar ?!
Ezio ne laissa pas son interlocuteur répondre. Il s’avança droit devant lui, ses gardes lui emboitant le pas, faisant signe à Janus d’approcher à son tour avec sa comparse. Il tendit vers Elena la laisse de Cénis, qui soufflait maintenant d’angoisse à en trembler, et se dressa devant Omar, entouré de ses hommes de main :
— Tu veux régler tes comptes ? Tu veux être dédommagé d’un affront à ta prérogative de Baron de la Cour des Ombres ? Alors voici ceux à qui tu dois le réclamer, puisque c’est leur esclave que tu veux reprendre, non ?
Pendant un instant, Elena se demanda si Omar avait conscience du piège. Il était évident, trop gros pour être ignoré. Janus s’approcha du Baron, comme pour venir répondre lui-même aux exigences de ce dernier, qui affichait un faciès méprisant et hostile. Puis tout s’enchaina très vite ; Ezio tira brutalement à lui Elena, comme s’il anticipait qu’elle ait pu faire une évidente bêtise à cette seconde. Janus sembla vouloir enlacer Omar en signe de réconciliation, dans un geste presque affectueux. Il lui enfonça sans hésiter une longueur d’acier sous les côtes en lui perçant le cœur.
La réaction fut immédiate ; le corps du Baron n’avait pas touché le sol que les gardes du corps d’Ezio avaient déjà sorti leurs pistolets et abattaient les plus proches lieutenants d’Omar. Elena cria de surprise, alors qu’Ezio ne lâchait pas sa prise et fut entrainée au sol par Cénis qui lui sauta dessus en hurlant de peur, tentant aussi bien de se protéger que de mettre à l’abri la terrienne de son mieux. Des deux groupes, des armes furent sorties et pointées dans un échange de tirs qui ne dura pas plus d’une poignée de secondes avant de cesser, laissant au sol une dizaine de morts et de blessés.
Elena fixait le spectacle abasourdi voyant Janus, qui s’était jeté au sol dès le premier coup de feu, se redresser prudemment, apparemment indemne. Elle réalisa qu’Ezio, en l’entrainant, l’avait délibérément empêché d’user du Chant de Loss, ce qu’elle aurait fait, elle n’avait même pas besoin de se poser la question ; ça aurait été instinctif. Elle se dégagea de l’étreinte du prince brutalement, gardant contre elle Cénis, qui ne pouvait plus retenir des sanglots de peur, et gronda rageusement :
— Ne refaites jamais ça !
Ezio ne cacha pas sa surprise, avant de croiser le regard vert à demi caché par l’ombre du masque d’argent de la terrienne. Il y avait dans ses yeux autant de peur que de hargne ; il comprit assez vite et, en d’autres circonstances, s’en serait sans doute amusé :
— Je t’ai sauvé la vie, mais je compte bien ne pas avoir à recommencer.
Le Prince s’avança au milieu des hommes encore debout pour leur faire face, enjambant quelques corps. La tension était vive et il y avait, parmi les voleurs présents, un bon nombre qui était prêt à filer prestement et disparaitre avant l’arrivée des Elegiatorii :
— Nettoyez-moi ça et emmenez les blessés. Personne d’autre ne paiera pour le crime d’Omar, ainsi en ai-je décidé ; aussi le premier qui veut faire vengeance en répondra de son sang devant moi. Janus ! Viens ici…
Le roublard ne se fit pas attendre, approchant de son Prince, non sans un regard vers Elena. Après tout, elle était devenue sa complice d’une manière presque officielle. Peu de gens savaient que derrière le masque d’argent de Thin se trouvait une femme et c’était tout aussi bien comme cela. Par contre, tout le monde commençait à savoir que, là où il y avait Janus, on ne tarderait pas à y apercevoir aussi l’homme au sinistre masque de crâne argenté. Il avait remis son long poignard dans sa cachette, sous le kilt qu’il portait par-dessus son pantalon bouffant. Il commenta, en tentant un bon mot pour alléger la lourdeur de l’ambiance :
— Si c’est pour tuer un autre Baron, Prince, je passe mon tour.
— Cela pourrait bien t’arriver, s’amuser à répondre Ezio. Je te nomme Baron, ce soir ; tu devais t’en douter, non ?
— Ho, putrechiasse ! Prince, tu plaisantes ?! Je veux dire, comment je peux, heu… c’est un honneur, mais est-ce que je mérite de… enfin, je veux dire, merci, mais, whaw ?
Ezio aboya pour faire taire son volubile vassal :
— Tu as fini ? Je reprends le territoire d’Omar sur l’Ile aux Églises et je te laisse le Delatio jusqu’au Pont des Soies. Mais je te garde à l’œil ; tu as un an pour faire tes preuves, après quoi tu seras adoubé officiellement. Évite de me décevoir et, surtout, réfléchis bien aux trafics que tu laisseras faire. Tu vois ce que je veux dire ?
Janus acquiesça prestement :
— Personne ne va oublier la leçon que tu as donnée ce soir, Prince. Moi le premier.
— Tout avait été prévu par avance et tu ne m’as rien dit ?!
Elena fulminait. Elle donna un coup de pied rageur contre le premier fauteuil d’osier venu qui décorait le salon confortable de ce qui était la veille encore la confortable demeure d’Omar. Son personnel, surtout composé de quelques sbires, avait préféré prendre la fuite pour la plupart, et seuls deux ou trois d’entre eux avaient osés se présenter devant le nouveau Baron pour faire allégeance. Quant aux esclaves de l’ancien maitre des lieux, ils avaient déjà tous été refourgués à bas prix à quelques négociants peu regardants du Marché aux Cages. Désormais, la maison appartenait à Janus, qui avait encore du mal à s’y faire. Il s’affala dans le plus confortable des fauteuils, sans égard pour le risque de salir le tapis de ses bottes boueuses :
— Mais non, Thin. C’était seulement une option, à laquelle Ezio m’avait dit de me préparer si cet enfoiré d’Omar avouait qu’il avait fermé les yeux sur le trafic d’enfants. Le Prince ne pouvait pas laisser passer ça, c’était impossible. Et le reste tu l’as vu, tu y étais.
— Mais tu savais que tu allais le poignarder et prendre sa place !
— Alors, le suriner, ouais. C’était mon boulot si Ezio me faisait signe. Mais je ne savais pas pourquoi il voulait que ce soit moi ; ça permet de légitimer sa décision de me coller comme Baron. Moi, je pensais qu’il allait désigner un de ses proches, tu vois. Ou plus logiquement qu’il reprenne pour lui tout le territoire et nomme quelques Chevaliers comme administrateurs des combines des rues en son nom. En fait, il a repris le territoire le plus riche d’Omar et nous laisse l’autre moitié.
Elena souffla d’agacement, avant de jeter son masque sur la table basse et venir à son tour s’installer dans le fauteuil qu’elle avait bousculé :
— Nous ?
— Ouais, nous. Ezio a compris qu’on forme un duo efficace. Il ne te nommera jamais Chevalier, tu n’es qu’une nouvelle et tous ses proches savent qui et ce que tu es. Mais… moi j’ai le droit d’adouber ! Et il a juste besoin de confirmer ma décision. Ce qu’il ne fera que dans un an quand je serai officiellement adoubé à mon tour. Tu vois ce que cela veut dire ?
— Que tu m’entraines dans ta combine, oui.
— Dis-moi que ça t’emmerde, aussi ?! Dès maintenant, tu es Chevalier de la Cour des Ombres et tu es officiellement mon bras droit. Une plus grosse part sur les coups que nous faisons et une part sur toutes les activités qui ont lieu sur notre territoire. Qui veut faire ses petites affaires doit passer à la caisse comme tout le monde, s’il veut être tranquille.
Janus afficha un grand sourire et se pencha en avant, vers la terrienne, qui gardait des traits endurcis par la colère et la méfiance qui jamais ne s’estompaient. Il aurait pu prétendre le contraire, dire qu’elle était commune et qu’il s’en foutait royalement, que seul son talent à l’activité criminelle l’intéressait, il aurait menti effrontément. Par les Etoiles, elle était sacrément belle, même avec l’épais noir qui entourait ses yeux pour en cacher la féminité quand elle portait son affreux masque. Il lâcha enfin, comme un aveu, la voix plus tendre :
— Sans toi, je n’aurais pas eu cette chance avant des années, tu vois ? Mes comparses ont toujours été des gars dont l’esprit ne flottait pas beaucoup plus haut que l’eau croupie des canaux de la ville. J’avais pas la meilleure des réputations et pas de moyens de prouver que je valais mieux que ça. Et voilà que t’arrives, qu’on fait équipe et que tout se met à aller bien pour moi ! Foutrepute, regarde cette baraque, quoi ! T’y as ta place, si tu veux. Pour moi, c’est réglé… à toi de voir, Thin.
Elena tourna la tête pour échapper au regard de Janus, sourcils froncés. Il n’y eut même pas une esquisse de sourire pour laisser espérer croire au voleur qu’il avait pu l’émouvoir :
— Tu as bien conscience, Janus, que, pour moi, tu es un allié et un collègue de travail et rien d’autre ? Et que tu ne seras jamais rien d’autre ?
L’intéressé eut un sourire entendu en réponse ; il n’allait pas cacher sa déception, mais il s’y attendait :
— Je ne me fais guère d’illusions, Thin. Mais un jour, tu devras avoir confiance et, ce jour-là, tu me trouveras toujours près de toi, comme un ami.
Dhuran retint Asclépios tandis que ce dernier posait le pied sur la passerelle qui permettait d’accéder d’un pont à l’autre des deux navires bord à bord. L’Agalhan, hissant les couleurs de l’Église d’Armanth, était un galion notoirement plus petit que l’Octoman, taillé pour la course et en rien pour la guerre. Mais la grande majorité de son équipage était composé d’Ordinatorii, dont une imposante escorte de légionnaires vétérans qui auraient fait regretter au plus sanglant pirate l’idée de l’aborder. Le reste du navire était tout à fait à l’avenant ; il était surarmé malgré sa relative modestie.
Le lieutenant, en tenue d’apparat s’arrêta à la main de son amant sur son épaule et se tourna sur lui, curieux :
— Tu doutes encore ?
Dhuran avait le même grade que lui, mais sauf devant témoin, leur relation dépassait toutes les normes de la hiérarchie et du rang et la seule différence entre eux tenait à l’âge. Ce dernier fixait Asclépios avec un regard doux, presque paternel, mais inquiet :
— Une convocation par le prévôt d’un Espicien ne se refuse pas sans d’excellente raison, mais il est d’Armanth. Étrange visite, alors même que nous devons participer à une guerre contre une Cité-État qui ne cache en rien son alliance avec cette ville de dépravés. Je crains ce qui peut t’attendre…
— As-tu une excellente raison sous la main ? Je n’en vois aucune qui justifierait de pouvoir nous défiler. Encore ton instinct ?…
— Ho que oui, mon doux ami… Et tu sais combien je tiens à m’y fier ; il m’a sauvé la vie bien des fois et à toi aussi. Soit prudent, car il m’alerte avec insistance…
Asclépios hocha la tête, posant sa main sur celle de son amant en une caresse furtive, avant d’enjamber la passerelle, jetant quelques regards vers les occupants du pont sur lequel il déboucha, suivi par Dhuran. Les marins du bord avaient clairement été triés sur le volet et étaient autrement plus disciplinés, jusqu’au soin de leur apparence et de leur hygiène, que son propre équipage, si on excluait ses légionnaires. Rien ne l’aurait moins surpris que ces hommes fassent soudain montre de redoutables talents martiaux autant que d’érudition. L’Espicien qui avait affrété ce navire n’avait pas lésiné sur les moyens ; Asclépios s’attendit à être confronté à d’autres singuliers spectacles et regretta même ne pas pouvoir parier avec son compagnon. En d’autres occasions moins formelles, il ne se serait pas gêné.
Accueilli par un légionnaire en tenue, le couple fut invité dans la plus grande cabine du château arrière. Asclépios nota mentalement qu’il aurait perdu alors un des paris qu’il aurait bien lancés ; malgré un confort indéniable et un gout savant dans l’ameublement de la pièce, qui faisait office à la fois de bureau, de salle de réunion et de salle à manger, elle ne jetait au regard aucun luxe ostensible. Debout derrière son bureau se tenait un homme sec et âgé, portant le blanc, le noir et l’argent de la tenue épiscopale de l’Église. Son visage parcheminé avait un teint cireux, presque mort, qui contrastait fortement avec un regard puissant de vie, au bleu glacial typique des hommes du nord de l’Hégémonie. À ses côtés, quelques pas en arrière, contre les vitres à carreaux de la cabine, se tenait un légionnaire aux galons de lieutenant, dont la stature était de celles qui imposent le respect au premier aperçu. Portant son casque sous le bras, il fixait les deux officiers qui venaient d’entrer dans la pièce d’un unique œil noir, l’autre crevé par une cicatrice qui barrait un visage austère et barbare.
Asclépios s’inclina avec respect, imité par Dhuran. Ni l’un ni l’autre n’allait poser genou au sol, il eut fallu que leur interlocuteur soit au moins Primarque et encore : que le contexte eut exigé pareille marque de déférence. Les Lossyans détestent poser genou à terre en signe de respect ou de dévotion, c’est une posture d’esclave. Le plus souvent, le signe de déférence se fait en effectuant une révérence et en s’inclinant, main sur le cœur. Et ceci, plus encore pour les Ordinatorii que partout ailleurs, qui placent l’honneur au-dessus de toutes les vertus.
— Mes respects, votre seigneurie. Vous avez demandé à rencontrer les délégués militaires de l’Hégémonie d’Anqimenès pour une affaire de la plus haute importance, nous voici. Je suis le lieutenant Asclépios, conseiller stratégique naval et voici mon aide de camp, le lieutenant Dhuran.
— Mes respects, lieutenant. Je suis le prévôt Franello, au service de son excellence l’Espicien Paratus, de la cité d’Armanth, et voici Phillipus, le chef de mon escorte et mon bras droit. Prenez place, je vous en prie.
Le vieux prévôt appuya sa proposition d’un geste, tandis qu’il s’installait lui-même sur un fauteuil garni de cuir, au confort relatif. Asclépios le remercia d’un hochement de tête en se posant sur le rembourrage sommaire. Un coussin n’aurait pas été du luxe, songea-t-il, mais il vint directement au fait ; autant vérifier rapidement si l’intuition de Dhuran se justifiait ou non :
— Je ne vous l’apprends pas, nous sommes en guerre. Votre arrivée en battant le pavillon de l’Église d’Armanth a été pour le moins surprenante, votre demande de convocation au nom de votre Espicien encore plus étonnante et j’ai failli la refuser eu égard aux circonstances. Donc, sauf votre respect, votre seigneurie, je suis très curieux d’en apprendre le contenu et comprendre la nature de son urgence ?
— C’est cette guerre qui constitue l’urgence de ma venue, lieutenant Asclépios ; ainsi que la nouvelle que vous avez décidé de rester en arrière avec vos navires tandis que toutes les forces de Nashera prennent la ville d’assaut, depuis ce matin même, c’est bien cela ?
— Vous êtes bien renseigné, votre seigneurie. Mais vous n’avez pas répondu à ma question.
— Et je suis au regret de vous avouer que je ne vais pas y répondre de suite, mais patience, si vous permettez ; je vais y venir.
Franello posa sur le bureau une boite marquetée, de bois précieux et de ferrures dorés. Il l’ouvrit, avant d’en saisir le contenu de sa main parcheminée et le poser dans son écran de velours, devant le duo qui lui faisait face. Enfin, avec des gestes délicats de qui dévoile un trésor, il ôta l’écrin pour laisser tomber dans sa main un disque d’argent à l’éclat brillant, gravé d’un très complexe et savant motif. Aucun Ordinatori, même le plus rustre, ne pouvait ignorer ce qu’il signifiait.
Asclépios écarquilla les yeux et se demanda si sa mâchoire n’allait pas venir heurter bruyamment le sol en tombant. Dhuran n’en menait pas plus large :
— Un… sceau Prophétial ?! Quelle espèce d’affaires exige un tel sceau sacré ?!
Asclépios resta coi un instant, tandis que le vieil homme posait le disque sur le bureau. Il jeta un œil vers le garde balafré qui observait la scène, debout, sans un seul mouvement. Il n’était pas surpris de ce qu’il voyait et était clairement dans la confidence. L’officier finit par demander, sourcils froncés, une fois l’étonnement passé :
— Il y a trois Prophètes et leurs sceaux sont toujours nominatifs. Duquel émane celui-ci ?
Franello retourna l’objet, tout en répondant :
— Sa Sainteté Namerius. Son sigle et sa signature l’attestent.
— Un prévôt porteur d’un sceau sacré qui lui ouvre toutes les portes de tous les temples et même les plus secrètes archives… qui me dit que ce n’est pas un faux, sauf votre respect ?
Le vieil homme répondit de suite, sans sembler en prendre ombrage. Ne pas mettre en doute un tel objet à cet instant eut, au contraire, été pour lui un signe de bêtise :
— Vous savez comment le vérifier, j’en suis certain ; il vous suffit d’une barre de loss-métal, ou même d’une amorce.
— J’en ai une, fit Dhuran, en tendant à son amant une petite amorce de pistolet.
Asclépios remercia d’un signe de tête et posa la fine barrette de fer dans laquelle était sertie une minuscule quantité de loss-métal. Le test était simple et connu de tout officiel de l’Église ; après tout, les sceaux Prophétiaux étaient trop rares pour ne pas exiger une prudence minimum quand on en voyait un. Il suffisait d’approcher un peu de loss-métal du sceau. Ce dernier était composé lui aussi de loss-métal avec un cœur de loss-cristal. Deux pôles du précieux minerai se repoussent, et d’autant plus vivement qu’on insiste au mouvement de les rapprocher, mais le loss-cristal a cette particularité supplémentaire de vibrer en émettant un son cristallin quand il est soumis à cet exercice. Le lieutenant poussa l’amorce vers le disque ; il eut le bon réflexe de la retenir, car immédiatement la répulsion voulut prendre le dessus. Insistant un peu, c’est le sceau qui commença à glisser sur la table tandis qu’un faible bruit cristallin, comme la note d’un verre qu’on eut fait savamment tinter, se faisait entendre. Il n’y avait guère de doute sur la nature de l’objet, dès cet instant ; Asclépios en fronça d’autant plus les sourcils, intrigué :
— Il est authentique ; autrement dit, vous pouvez exiger de nous tout ce que vous pourrez considérer utile à l’œuvre des Prophètes… alors, de quoi s’agit-il donc ?!
Franello observa les deux hommes qui lui faisaient face avant de répondre. Leur méfiance, autant que leur perplexité, était évidente. Il se serait bien passé de devoir en arriver à une telle extrémité, qui le forçait à sortir de la confidentialité maniaque à laquelle il s’astreignait depuis le début de sa mission, mais en l’occurrence, il n’avait guère d’autre alternative s’il voulait la mener à bien :
— J’ai ordre de m’assurer qu’un homme, qui se trouve actuellement dans Mélisaren, en soit exfiltré au plus vite et par tous les moyens. Avant de vous expliquer ce que j’attends de vous, sachez que ce Sceau me permet d’exiger de vous la plus haute discrétion. Ainsi, tout ce que je vais vous expliquer, ainsi que la nature de la tâche que je vous demande d’accomplir pour les Prophètes, doit être traité dans le plus grand secret, sur votre serment fait aux Hauts-Seigneurs du Concile.
— J’entends bien, votre seigneurie. Et toi, mon ami ?
— Les souhaits des saints Prophètes sont nos ordres, répondit Dhuran. J’espère cependant que ce n’en soit pas un qui nous fasse rejoindre les Étoiles trop tôt. Maintenant, dites-nous ?
— Vous devez permettre à Phillipus et ses hommes de débarquer sans éveiller le moindre soupçon, pour aller sauver un maitre-marchand d’Armanth qui se trouve à Mélisaren. Il doit être évacué indemne et surtout, il doit l’être avec le médaillon qu’il porte au cou. Il est aisé à reconnaitre, c’est un petit bijou en forme d’astrolabe, constitué de loss-cristal. La survie de cet homme dans le meilleur état de santé possible est le souhait des Prophètes. Si jamais Phillipus venait à échouer, lui et ses légionnaires, vous devez poursuivre leur mission par tous les moyens possibles. Il doit survivre et il doit être sauvegardé avec son médaillon !
Asclépios fronça encore les sourcils, croisant le regard de son amant qui sans aucun doute se posait les mêmes questions que lui. Il posa la première qui lui vint, elles lui arrivaient dans le désordre :
— Pardonnez ma curiosité, mais cet homme sait-il qu’il doit être sauvé, a-t-il conscience de son importance ?
Franello répondit avec toute l’apparence d’une franchise assumée :
— Jawaad est connu pour avoir une très haute opinion de lui-même et de son importance. Mais c’est un impie, un hérétique, qui ignore les Dogmes et méprise ouvertement les traditions de l’Église ; il ne sait pas que les Prophètes ont besoin de sa personne et exigent qu’il reste en vie et il ne le croira pas, d’autant qu’il a été la cible de plusieurs tentatives d’assassinat malheureusement organisées par l’un de nous.
— Donc, que ce soit votre bras droit ou nous si nous devions nous en mêler, ajouta Dhuran, il ne nous suivra pas de son plein gré ?
— Non, il résistera, même, et il est réellement dangereux. Il est toujours entouré d’hommes talentueux dont un certain Damas, connu pour être un tueur redoutable. Mais, même seul, il ne doit jamais être sous-estimé, car il pourrait fort bien massacrer qui n’aura pas agi avec la plus grande prudence.
— Dangereux comment ?
— Dangereux comme le démon Chanteur de Loss qu’il est.
— Ça va, Cénis ?
— Eh bien, je suis sous terre, dans des tunnels jamais creusés de la main d’un lossyan, il y fait aussi noir que l’abîme et nous nous enfonçons dans le repaire des démons d’où nul ne revient jamais. Je ne peux pas dire être rassurée, maitresse.
— C’est toi qui as voulu venu venir et cesse de m’appeler maitresse !
Elena se tourna sur l’étéoclienne, pour éclairer de sa lampe au mellia le visage de la jeune femme. Cénis avait clairement peur, mais elle n’avait pourtant pas hésité à la proposition de s’enfoncer au cœur du labyrinthe quand elle le lui avait proposé. Elle avançait en suivant la terrienne et Janus, qui lui non plus n’en menait pas large. Mais pour ce dernier, s’enfoncer au cœur du Labyrinthe, ce réseau d’égouts, de tunnels et de boyaux sans âge parcourant tout le sous-sol d’Armanth, était presque coutumier. Tous les malandrins de la Cour des Ombres et tout ce que la Cité-État comptait de crapules en connaissaient les accès les plus pratiques pour aller et venir par les souterrains en toute discrétion et éviter les postes de garde. Pourtant, même Janus ne jouait plus les fiers-à-bras, alors que le trio descendait toujours plus bas, suivant la carte de Franello, bien au-delà de tout ce qui était connu et exploré de ces galeries plus vieilles que la ville elle-même.
Cénis trébucha contre une margelle humide et se rattrapa à Elena de son mieux, en hoquetant, lâchant un instinctif « pardon, maitresse », avant de se redresser, réajustant son sac à dos. Elena grogna, à se faire encore appeler d’un terme qu’elle détestait et Cénis détourna les yeux, en répondant la moue coupable :
— Mais tu es ma maitresse, que je le veuille ou non n’importe pas ! Je… tu sais bien, tu étais là. Je suis paralysée par la peur d’être punie si je te nomme autrement ; je n’ai pas le droit ! je n’arrive même pas à penser faire autrement… et… maitresse, si je fais autrement en public, même toi, tu pourrais avoir de terribles ennuis.
Janus rajouta, ajustant son lourd sac, en profitant de la pause pour soulager son épaule endolorie :
— Écoute-là, Thin. Elle a été dressée et agit comme une bonne esclave. Que ça n’ait pas marché avec toi, c’est autre chose, mais le Haut-Art n’échoue presque jamais. Elle fait ce qu’on attend d’elle et elle a intérêt à le faire bien, parce qu’il y va de ton honneur.
Elena aida Cénis à se redresser et ajuster son sac plus confortablement, avant de se retourner sur Janus :
— Je sais cela… on me l’a fait répéter jusqu’au vertige. Mais je n’aime pas cela.
— Que tu aimes est sans importance. Tu veux être une lossyanne ? Comporte-toi comme telle, même si cela t’arrache la gueule. Bon, on reprend ou on se trouve un coin sec pour souffler un peu ?
Elena afficha une moue brève, mais bien visible de dégout, avant de poser un regard plus tendre sur Cénis :
— Quand ce sera le moment, je trouverai comment t’affranchir, si tu peux le supporter. Appelle-moi comme tu dois le faire, en attendant. On continue, Janus ! Je veux voir où ces hommes se sont arrêtés et pourquoi ils n’ont pas pu aller plus loin.
Cénis se glissa dans le bureau d’Elena, pour s’arrêter près de la cheminée, où ne brulait aucun feu. La terrienne, guère amatrice d’obscurité avait recouvert le linteau de bougies qui jetaient des feux dans toutes la pièce. Il y avait encore un grand candélabre posé sur une table basse, des chandeliers sur le rebord de la fenêtre et, sur le tablier du bureau, une lampe à mellia jaune. L’étéoclienne avait rarement vu quelqu’un exiger autant de lumière.
Elena leva la tête vivement. Cénis, pieds nus, ne faisait aucun bruit et il avait fallu qu’une latte du plancher grince pour alerter la terrienne, qui était immédiatement passé sur le qui-vive. Mais elle esquissa un sourire bref, avant de faire signe à l’esclave d’approcher et s’arrêter face à elle :
— Hm, c’est mieux. Mais les sandales ne t’allaient pas ?
Cénis était plus vêtue qu’elle ne l’avait jamais été depuis qu’elle avait été capturée dans les Plaines de l’Etéocle, il y avait presque une année en arrière. Elle portait un sarouel chamarré de couleurs chaudes à la coupe confortable, retenu par une ceinture de soie, avec une tunique courte assortie et un boléro brodé de rouge et jaune. Elle avait noué ses cheveux aux reflets d’or en tresse et elle souriait, pouvant enfin se détendre un peu, pour la première fois depuis longtemps, à vrai dire.
— J’ai perdu l’habitude, maitresse. Les sandales me vont bien, mais il y a trop longtemps que je marche pieds nus.
Elena lâcha un autre sourire ; ils étaient rares, sauf avec l’étéoclienne, qu’elle affectionnait. Après tout, elle était la seule à pouvoir témoigner directement de l’enfer qu’elles avaient partagé toutes deux :
— Tu t’y feras, comme de cesser de m’appeler maitresse. Tu trouves tes marques ? J’ai bien précisé à Janus que tu m’appartiens et que tu dois être traitée avec égard. Sans toi, je ne serai pas là…
— N’en parlons plus, maitresse. C’est une autre vie ; je suis heureuse de voir que tu as survécu et que tu as trouvé un moyen de devenir libre.
Cénis se pencha sur le bureau, où étaient étalées la carte du Labyrinthe et les notes volées chez Franello :
— Qu’est-ce que c’est, maitresse ?
— Une énigme. Je comprends assez bien la carte, mais elle est complexe et il y a des sortes de notes, qui doivent se référer à ces carnets, sur comment s’y retrouver sans se perdre ou indiquer des dangers. Mais je n’y comprends rien, je ne sais pas lire ces signes-là. Et ce ne sont pas Janus et ses camarades qui vont m’aider ; ils sont tous illettrés.
— Ho ? Mais c’est de l’Hellensa ancien. La langue écrite des érudits et des princes de l’Etéocle.
Elena ouvrit des yeux ronds :
— Tu sais le lire ?!
Cénis eut un sourire entendu, où brilla furtivement toute sa fierté d’ancienne aristocrate étéoclienne :
— Oui, mais même en sachant le déchiffrer, tu n’y comprendrais rien, maitresse. C’est le code d’Allegias, je pense.
— Expliques-moi ?
— Dans toute l’Etéocle, les grandes familles aristocratiques emploient des codes pour crypter leurs écrits, pour qu’il soit ardu de déchiffrer une lettre qu’on aurait volée ou interceptée. Écrire en vieil Hellensa ne suffit pas toujours ; après tout, n’importe qui peut l’apprendre dans une bonne école. Il y a donc tout un tas de codes créés pour faire un cryptage assez aisé à employer ; sans doute un par grande famille. On nous apprend dès notre plus jeune âge à connaitre notre code familial, mais aussi celui des autres grandes familles, pour que nous soyons en mesure de déchiffrer les messages de nos adversaires. Je connais six codes et celui-ci en fait partie. Il est assez classique, à vrai dire.
Elena lâcha un rire ; il sonnait quelque peu comme empreint de cynisme ; pourtant, quand elle fixa Cénis, son regard vert était franc et reconnaissant :
— Alors, va chercher le tabouret, installe-toi et déchiffre tout cela avec moi. Si tu y parviens, ce que nous allons trouver, si tant est que tout ce que j’ai compris et ce que Janus me raconte sur le Labyrinthe soient vrais, va assurer notre richesse.
La terrienne se leva, en s’étirant longuement. Elle n’avait pas précisé à Cénis qu’elle ne visait pas que la richesse, mais cherchait la clef qui reliait ces plans, les esquisses des astrolabes que Franello appelait des Artefacts Anciens et l’homme qui en portait un en médaillon et qui avait acheté et emmené sa sœur. Et elle ne lui en parlerait pas ; Cénis était peut-être de confiance, ou tout du moins la personne dont Elena aurait le moins à se méfier, mais elle restait une lossyanne et pour la terrienne, cela restait synonyme d’ennemie. Elle commenta juste, se dirigeant vers la sortie du bureau :
— Je vais nous faire du thé. La nuit va être longue.
Plus le trio, guidé désormais par Elena depuis que Janus avait avoué être totalement perdu, loin de tout ce qu’il connaissait du réseau des tunnels, s’enfonçait dans les profondeurs, plus le silence devenait oppressant. Avant tout, le Labyrinthe constituait, pour ses trois ou quatre premiers niveaux, un enchevêtrement de caves, de celliers, de carrières souterraines, de déversoirs d’égouts et de canaux d’évacuation bâtis sur les bases de cavités artificielles plus anciennes encore. Qui savait s’y retrouver dans ce labyrinthe dont les niveaux inférieurs étaient tous partiellement inondés pouvait déboucher n’importe où dans Armanth, exception faite, selon Janus, de la majeure partie des quartiers riches de l’Alba Rupes. On y avait condamné le plus grand nombre possible d’accès. Mais au sud, les tunnels s’étendaient si loin que le voleur assurait qu’il avait même pu y trouver une sortie qui débouchait dans les marais de l’Argas, à près de dix milles du centre-ville d’Armanth.
Elena avait beau savoir que sa ville natale sur Terre, Paris, avait un réseau souterrain similaire dont le plan n’avait jamais pu être entièrement dessiné tant il était complexe, elle avait du mal à imaginer l’étendue de celui de la cité des Maitres-marchands. Ce dernier avait le trait presque prodigieux de traverser un delta, à l’origine marécageux, sur lequel était bâti la ville. Elle savait qu’une partie de ce delta était sis sur un socle de pierre dure, là où s’élevait la colline et les palais de l’Elegio et du Conseil des Pairs. Mais tout le reste n’était que terrains meubles et à demi noyés, rendus constructibles à force de remblais et d’efforts. Et comme elle l’avait appris, et Janus n’en démordait pas, le Labyrinthe était là bien avant la ville. Plus on s’enfonçait dans ses profondeurs, plus on remontait le temps, jusqu’à ces Anciens dont même Cénis ne savait pas grand-chose, à part qu’ils auraient vécu avant l’ère du Long-Hiver et même l’arrivée des lossyans depuis les Etoiles.
— Comment se fait-il avec toute l’eau qui se déverse dans ce truc que le Labyrinthe ne soit pas noyé ?
Janus haussa les épaules, tenant sa lampe vers ses pieds, pour s’assurer d’où il les posait. La corniche sur laquelle s’avançait le trio avait beau être large, elle était encombrée de pierres vives, certaines couvertes de concrétions calcaires amassées avec toute la lenteur des temps géologiques. Et du côté du précipice, il ne semblait y avoir que le trou noir d’un vide tombant dans les profondeurs de Loss. Même la bioluminescence présente partout dans le Labyrinthe s’était éteinte ici, comme si les mousses et les champignons avaient déserté un abime trop profond pour eux.
— Pas la moindre idée, Thin, répondit Janus. Mais je peux te dire qu’on est vraiment très bas en dessous du fleuve. Mon père extrayait de l’argile et me disait que c’est sous le niveau de l’Argas que se trouve les gisements les plus riches et épais. Peut-être qu’une grande partie de l’eau ne se déverse pas et retourne à la mer ?
Elena fronça les sourcils, peu convaincue, mais n’ajouta rien. Sous la terre, pas de boussole et de toute façon, elle avait appris que personne n’en usait vraiment. Loss n’avait pas de pôle Nord comme sur Terre. Les seules choses qui permettaient au trio d’assurer qu’ils n’étaient pas irrémédiablement perdus était la copie de la carte, sur laquelle ils reportaient leur parcours à la craie rouge et les marques que Janus avait eu la bonne idée de tracer en s’armant d’un pot de peinture et d’un pinceau. Mais il commençait à devenir nerveux : le pot arrivait à sa fin et la carte n’était clairement pas à l’échelle. Impossible de dire au bout de combien de temps le trio arriverait à leur objectif.
— Reprenons, lança Elena. Ça fait des heures qu’on est là-dedans. Si on n’arrive pas au bout de ces galeries, on pourra revenir en suivant tes marques, Janus.
— Je suis pour ! Parce que, crois-moi, je n’irais nulle part dans les tréfonds de ce truc si mon pot de peinture est à sec.
Cénis ajouta, la voix nouée d’angoisse :
— Je sais que je dois obéir, maitresse… mais je partage le même avis que le maitre Janus.
Elena acquiesça sans commenter, mais reprit la route ; la corniche descendait encore en pente dans les profondeurs et tandis que le trio progressait lentement sur le sol glissant et inégal, les derniers bruits, écoulements d’eau et tintement des gouttes frappant le calcaire, finirent par mourir eux aussi.
La lampe d’Elena accrocha les bords ravagés par le temps et les tremblements de terre d’une structure dont le matériau était pour elle évident à reconnaitre. Elle en lâcha le mot en français, ce qui eut pour effet de laisser perplexe ses deux camarades :
— Tu as dit quoi, demanda Janus ?
— Ça, là, répondit Elena en montrant la roche dense, au gris bleuté. C’est de la pierre artificielle. Cela devait être une sorte de couloir qui se prolongeait encore, il s’est effondré dans le précipice qu’on vient de longer.
— Tu as raison… on dirait du ciment. Mais je n’en ai jamais vu comme cela.
— Du ciment ?
Cénis expliqua :
— Tu as parlé de pierre artificielle, ma maitresse. C’est du ciment, on s’en sert depuis longtemps, on le fabrique avec un mortier calcaire, de la chaux et de la poudre de cendres volcaniques. Pour le rendre plus solide, on le coule avec des galets et on peut ainsi remplacer de gros blocs de pierre.
Elena se pencha vers l’entrée de la cavité et éclaira de près ce qui l’avait intrigué et lui avait fait lâcher le mot « béton » en français :
— Mais cela, ce sont des tiges de fer, tout un treillis coulé dans le ciment. C’est ainsi que nous fabriquons nos bâtiments les plus solides, sur mon monde. Vous connaissez cette pratique ?
Janus se pencha, éberlué :
— Tu veux rire ?! Tu imagines la quantité de fer qu’il faudrait, la somme d’artisans pour fabriquer ces barres, les attacher ensemble et les emboiter comme ça ? Même les hauts-fourneaux de l’Hégémonie et leur armée d’esclaves et d’ingénieurs ne pourraient pas produire cela !
— Mais qui alors ?
Cénis inspira, soudainement saisie d’une crainte respectueuse :
— Les Anciens. Nous sommes arrivées à leurs ruines, comme le disait la carte, maitresse !
— Oui, souffla Elena. Nous y sommes presque. Je veux savoir ce qu’il y a au bout !
Dans la lueur blafarde des lampes, le couloir aux murs nus et rongés par le temps semblait sans fin. Pourtant, la terrienne s’y élança sans hésiter, suscitant aussi bien l’admiration que l’effroi de Janus dont la nuque se hérissait de peur à l’idée d’approche de si près des fantômes et des monstres tapis dans toutes les Ruines Anciennes. Mais il se décida à avancer lui aussi ; il n’allait pas rester figé par la trouille quand une femme osait s’y aventurer ! Cénis le rattrapa et se retint à son bras, dévorée par la même peur que le voleur. Pour les deux lossyans, approcher de ces ruines, c’était défier les ordres du Concile Divin et les malédictions des dieux anciens ; tôt ou tard, en étaient-ils convaincus, spectres et démons leur tomberaient dessus pour les entrainer dans les abimes. La seule chose qui les poussait à avancer malgré tel péril était la curiosité. Car, Janus l’aurait avoué sans peine, il ne s’agissait même plus de fierté, pour sa part. À cet instant, il aurait détalé comme un tosh au premier bruit et tant pis pour son orgueil masculin.
Elena se tenait à l’extrémité du couloir, ouvert sur une vaste salle partiellement creusée dans un granit sans âge. Le sol était bétonné, comme une partie de la paroi lui faisant face. Cette dernière était striée de rigoles creusées par l’action lente de l’eau et du temps. On pouvait distinctement voir les traces laissées par des explosifs et par des outils qui n’avaient pu entamer l’épaisseur du béton, malgré des efforts soutenus pour y parvenir. Encastré dans cette masse grise, il y avait un gigantesque seuil d’un métal si sombre qu’il semblait manger la lumière et une énorme porte noire et ronde, de la même matière, gravée de motifs sinistres où l’esprit se perdait à essayer de reconnaitre quelque forme qu’il eut pu identifier. Rien ne semblait humain, rien n’apparaissait avoir été créé par une main lossyanne et, dans l’obscurité, les reflets métalliques de la porte jetaient de sinistres feux rouges-orangés, comme les derniers éclats terre de Sienne d’un soleil avalé par un horizon d’orage.
Janus lâcha un juron sonore, avant de se signer et adresser une prière muette aux Hauts-Seigneurs. Cénis n’osait pas plus que lui approcher devant cette chose si noire, ornée de motifs si improbables et inhumains qu’ils semblaient avoir été gravés là pour prendre vie et dévorer le premier intrus qui passerait.
— Mais qu’est-ce que c’est ?! s’écria Janus.
Elena posa la main sur le métal de la structure massive, le visage songeur, inspiré. Elle ferma les yeux un instant, comme si elle écoutait quelque chose :
— C’est la porte. Là où leur exploration a cessé. Ils ont essayé d’attaquer le mur, en vain.
— Alors, c’est la fin ? Si l’Église n’a pas réussi se frayer un passage, on a aucune chance.
Elena pencha la tête, fermant à nouveau les yeux, sa main caressant le métal noir et sinistre :
— Ho si, Janus, croit-moi. Car je sais comment l’ouvrir.